Pour une réorganisation de l’architecture de la finance mondiale (Heinrich Wohlmeyer/Horizons et Débats)
Les négociations sur un accord de libre-échange entre L’UE et les Etats-Unis ont été lancées par la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne. Apparemment l’Autriche les soutient, car les décisions ont été prises à l’unanimité, il n’y a pas eu de réserves émises ou de conditions posées par ses représentants. Pour justifier le lancement des négociations sans conditions préalables, on invoque des analyses financées par la fondation Bertelsmann promettant quelques centaines de milliers de postes dont la logique et l’importance sont difficiles à comprendre.
Cette situation doit mener à des réflexions approfondies. Avant de conclure un accord, il faut soigneusement analyser à qui l’on a à faire – notamment en ce qui concerne sa situation et ses intérêts. Puis, on fait le deuxième pas en évaluant les avantages et inconvénients d’une interdépendance institutionnalisée plus étroite.
La situation actuelle des Etats-Unis: les Etats-Unis sont simultanément au sommet de leur puissance militaire et d’une crise de la dette qu’il est quasiment impossible de financer. La dette fédérale s’élève à 17 billions de dollars américains (des trillions américains, c’est-à- dire 17 millions de millions!). Pour chaque dollar que l’Etat dépense, il doit emprunter 49 cents. La dette totale s’élève à 60 billions. Etant donné que le monde entier a pu prendre conscience de la situation, suite aux débats concernant le plafond de la dette, il réagit massivement. Un grand nombre de banques et de fonds se sont débarrassés des fonds du Trésor à court terme et les Etats asiatiques et sud-américains sont en train de fonder des banques fédératives et des fonds monétaires régionaux.
Cela veut dire que la garantie du dollar en tant que monnaie de référence mondiale, assurée jusqu’à présent par le Fond monétaire international (FMI) et le groupe de la Banque mondiale (BM), où les Etats-Unis disposent d’une minorité de blocage, est en train de s’effriter. En outre, il y a d’importantes économies nationales, notamment la Chine et le Japon, qui ont convenu de ne plus commercer en dollars, mais dans leurs monnaies nationales respectives. Lors de la réunion d’automne du FMI et de la Banque mondiale, le secrétaire du Trésor américain Jack Lew a mis en garde: «Nous ne pouvons pas partir de l’idée que notre réputation de refuge pour le monde de la finance est assurée.» Le conseiller en placement, Wealth Daily s’exprime de façon plus radicale: «Par la perte de la position de monnaie de référence mondiale, les Etats-Unis perdent la possibilité de créer de l’argent à leur gré afin de financer leurs déficits aux dépens du reste du monde.» En d’autres termes: à l’avenir, la prédominance des Etats-Unis n’est financièrement plus réalisable. C’est pourquoi il faut s’attendre à des réactions de panique et à des perceptions financières indirectes.
Cela signifie l’assèchement des centres financiers par le chantage encouragé par les médias – comme le montre l’exemple de la Suisse; le démantèlement de la concurrence offshore en Chypre qui, pour tout initié, n’aurait pas pu se faire sans les données collectées par la CIA dont nous connaissons à présent les activités; la stigmatisation de tous les autres refuges offshore, à l’exception des américains (par exemple Delaware) et de ceux des «Juniorpartners» (colonies de la Couronne anglaise); les contraintes importantes, établies par le comité de Bâle pour la surveillance bancaire de la Banque des règlements internationaux, qui ne sont pas respectées par les Etats-Unis et qui créent des frais avant tout pour les petites banques européennes, ce qui rend leurs affaires non rentables (destruction à grande échelle des banques régionales au profit des grandes banques mieux maîtrisables); la publication des données financières en Europe sans réciprocité etc. Tout cela cible le reflux d’actifs financiers (rapatriement) par lequel on veut redonner une vie financière au dollar. Cependant cela n’aura du succès qu’à court terme. Car la balance commerciale est structurellement déficitaire depuis 1980 et le déficit de la balance des paiements courants depuis les années 90. Toutefois, la position de monnaie de référence permet à la plus grande économie nationale toujours et encore de vivre à crédit. C’est pourtant «une partie périlleuse». Le commentaire de l’agence de presse chinoise Xinhua: «C’est peut-être le bon moment de réfléchir à la construction d’un monde dé-américanisé.»
Dans le domaine social, les tensions augmentent. L’écart entre les riches et les pauvres s’agrandit. Actuellement, un dixième de la population a besoin de bons de nourriture (food stamps) pour survivre.
La haute finance américaine qui, depuis 1913 est pourvue des privilèges d’une banque centrale et qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a créé selon ses besoins une architecture financière internationale, domine toujours et encore les activités politiques et économiques en laissant derrière elle la trace d’un redéploiement intenable des revenus nationaux vers les revenus du capital au dépens du bien commun.
Une évaluation réaliste de la situation des Etats-Unis ne montre que trois voies de sortie de cette situation difficile: une (troisième) guerre mondiale, qui – comme dans le passé – légitimerait de continuer l’exploitation du monde; une «fraude mondiale» à l’aide d’une dévaluation massive du dollar («frauder» par un facteur 10?); ou un nouvel accord sur le statut de devise mondiale, ce qui impliquerait avant tout que la haute finance américaine renonce de manière coordonnée à recouvrer les dettes. Dans mon livre intitulé «Empörung in Europa – Wege aus der Krise» [Indignation en Europe – comment sortir de la crise] (cf. conclusion II), j’ai montré comment et pourquoi cela est faisable.
Conclusion I: L’offre des Etats-Unis de créer un accord de libre-échange avec l’UE est comparable à l’étreinte d’un homme qui se noie. Cela est très souvent mortel pour les deux parties, si celui qui est menacé par l’étreinte (le sauveur) ne dispose pas de stratégie de sauvetage et si celui qui doit être sauvé n’accepte pas de coopérer à cette stratégie. Je reviendrai à ces conditions préalables à la fin.
D’abord une brève présentation des intérêts:
Etant donné que le reste du monde se dérobe de plus en plus à la domination financière américaine (cf. ci-dessus), l’Europe, toujours aisée et soumise, reste la seule région que les insatiables peuvent encore exploiter. L’introduction de satrapes de la haute finance dans les gouvernements et dans l’économie ainsi que l’établissement progressif d’une dictature financière de fait par ces intrus (cf. management de la BCE, MES et projet d’union bancaire) mettent en œuvre ces intérêts. Si tout cela continue, c’est la fin du modèle social européen (contrat social). La dernière analyse de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) montre où nous nous trouvons sur cette voie. Dans 52 des pays européens examinés, 43 millions de personnes ne peuvent plus se payer leur nourriture et 120 millions sont menacés de pauvreté.
Les Etats-Unis (ou plutôt la haute finance américaine) ont, depuis la Grande Guerre, massivement investi dans le complexe militaire. Précédant les Russes, les Etats-Unis sont le premier exportateur d’armes du monde et ils ont besoin de clients. C’est pourquoi l’encouragement à participer aux «règlements de conflits» par les armes et l’obligation des Européens de participer à la course à l’armement et à l’aide militaire sous leur commando (OTAN) font partie de la politique étrangère des Etats-Unis. Pourtant, un partenaire ayant besoin de guerres pour des raisons structurelles, représente plutôt un fardeau et un risque qu’un profit.
Un autre secteur important est l’agriculture. L’avant-dernier secrétaire d’Etat américain à l’agriculture l’a résumé de la façon suivante: «L’agriculture est le plus grand fournisseur de devises. L’Europe est notre marché d’avenir. Nous pouvons tout produire meilleur marché qu’eux. Si les riches Européens veulent absolument continuer à se payer leur agriculture non-rentable, qu’ils engagent des jardiniers-paysagistes bien payés. Mais nous, nous leur fournissons les produits alimentaires.» Dans une zone de libre-échange, cette stratégie sera gagnante. Nous devrions sacrifier la souveraineté alimentaire européenne, l’approvisionnement en cas de difficultés d’importation et notre agriculture développée à longue échéance.
En outre, dans une zone de libre-échange, il faudrait pour des raisons de compétitivité adapter les différentes normes sociales, écologiques et juridiques (p. ex. règles de la comptabilité, manière d’exposer les preuves, principe de précaution lors de l’application d’organismes génétiquement modifiés) à celles des Etats-Unis.
Les inconvénients d’un accord sans conditions préalables sont donc plus importants que les avantages.
Que faudrait-il donc entreprendre pour que l’Europe puisse commencer à négocier avec bonne conscience et de bonnes perspectives d’avenir pour les deux parties?
La première mesure, et la plus importante, est que les Etats-Unis se libèrent «des griffes du monde de la finance»1 et acceptent un renouvellement de l’architecture de la finance mondiale. Cela est possible par la transformation de la FED en une banque nationale orientée vers le bien commun, l’abandon des créances, au moins partiellement, par les grands investisseurs, le retour à l’Etat du privilège de la création de monnaie ainsi qu’un accord monétaire mondial selon le modèle de la proposition d’une Union monétaire internationale (ICU) de l’année 1944, refusée à l’époque par les Etats-Unis.
Etant donné que les créances des gros investisseurs (oligarques financiers) ont été créées ex nihilo («fiat money»), on peut – dans le cadre d’un effacement de la dette mondiale – les réduire sans perte du niveau de vie de la société (implosion de la bulle). Le sénateur américain, Ron Paul, a fait le calcul devant ses concitoyens, que l’Etat serait sans dettes et qu’aucun citoyen n’aurait dû payer d’impôts sur le revenu si, depuis 1913 (établissement de la FED comme cartel des grandes banques avec les privilèges d’une banque centrale), l’élargissement de la masse monétaire correspondant à la croissance économique avait profité à la collectivité et non pas aux banques.
En outre, il faut exiger le consentement à un impôt international sur le chiffre d’affaires des capitaux pour financer les dépenses dans l’intérêt du bien commun et pour harmoniser l’imposition des gros capitaux.
Les Etats-Unis pourraient ainsi se réorganiser et redevenir un partenaire respecté de la politique et de l’économie mondiales sans devoir piller le monde et favoriser les guerres. Les propositions ci-dessus sont donc dans l’intérêt des deux parties.
Dans le commerce international, il faudrait avant tout appliquer les règles de la parité économique et du principe du pays de destination. Le libre accès au marché ne doit être accepté que si les standards écologiques et sociaux du pays destinataire sont respectés et si les taux de change reflètent la parité économique. Ce n’est qu’à ces conditions-là qu’un échange de marchandises et de services apportera une augmentation du niveau de vie.
Conclusion II: Si les Etats-Unis veulent changer de façon ordonnée leur rôle de policier et financier mondial autoproclamé – qu’ils ne peuvent plus maintenir – pour devenir un modèle de puissance mondiale internationalement respecté, fort et démocratique, ils auront besoin du soutien de l’Europe. Entre amis, il faudrait traiter et parler de tout cela ouvertement. Le temps est mûr et la situation est favorable. Ce nouvel ordre, qui pourrait à ce moment-là mener à une zone de libre-échange euro-américaine, doit se faire sous forme de partenariat coopératif et non pas selon la déclaration cynique chinoise précitée qui signifierait la démission pur et simple des Etats-Unis. Le futur gouvernement fédéral autrichien est appelé à faire sien ce modèle, à chercher des partenaires européens et à présenter ces propositions à la table de négociation, le cas échéant à l’aide de la menace d’un veto. •
(Traduction Horizons et débats)
1 J’utilise ici les termes de J. G. Speth tirés de son livre «Der Wandel ist machbar. Manifest für ein neues Amerika», Editions Oekom, Munich 2013