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Le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Un acte de l'imagination (J.-F. Billeter)

26 Janvier 2014 , Rédigé par Béthune

Ceux qui veulent plier l’homme dans un certain sens, en imprimant dans son esprit une idée de lui-même conforme, non pas à sa nature, mais à leurs intérêts, disposent de moyens de plus en plus dangereux. Les grandes entreprises de domestication de la pensée qui se sont succédé à l’époque contemporaine ont produit des résultats de plus en plus catastrophiques. La dernière en date, celle du néolibéralisme, n’en aura pas de meilleurs. Or, pour la combattre, il est nécessaire d’en comprendre la nature.

Comme les précédentes, elle s’impose en répandant une idée de l’homme conforme à l’intérêt de ses promoteurs. Le néolibéralisme veut que cette idée devienne notre seconde nature et que nous perdions de vue la première.[…]

Comment se défendre contre cette tentative de redéfinition générale de nous-mêmes, de nos rapports avec les autres et de nos institutions ? On ne saurait se contenter de lui opposer le relevé des dégâts qu’elle cause ou le rappel nostalgique de ce qu’elle achève de détruire. […] Il faut lui opposer la question philosophique et politique. C’est la seule façon d’être à sa hauteur et de relever le défi.

Cependant tout se passe comme si la question ne pouvait plus être posée. Les moyens manqueraient-ils ? L’a-t-on perdue de vue ? […] Non, l’impuissance a une cause centrale. Elle tient à la méconnaissance du fait fondamental suivant: concevoir la nature humaine, et par voie de conséquence la forme de la société susceptible de lui convenir, est nécessairement un acte de l’imagination.

La plupart de nos idées actuelles font obstacle à la reconnaissance de ce fait. Les sciences humaines nous font croire que nous trouverons des réponses à la question en accumulant des connaissances positives. Dans ses formes classiques, la philosophie nous a habitué à penser que ces réponses sont du ressort du seul intellect. Les religions proposent des réponses provenant de révélations. Dans leur ensemble, ni les formes de pensée dont nous avons hérité, ni celles que nous avons développées ne nous préparent à saisir le rôle premier de l’imagination. Je veux dire par là: de l’imagination dans le sens que j’ai donné à ce mot plus haut […].

Le lecteur se souvient que, dans cette acception, "l’imagination" désigne notre faculté de produire – ou plutôt : de laisser se produire en nous – une synthèse signifiante susceptible de donner son sens à un mot.

De ce basculement est résultée une forme de domination qui ne s’exerce plus directement sur les personnes, d’homme à homme pour ainsi dire, mais indirectement par le contrôle et l’exploitation des relations marchandes qu’elle impose. Cette domination est plus difficile à saisir que d’autres formes plus anciennes à cause du caractère infailliblement rationnel, en apparence, de la science qu’elle invoque  pour se justifier – la science économique. Elle est aussi plus difficile à critiquer parce que ceux qui l’exercent n’en assument plus la responsabilité à titre personnel. En même temps que ses défenseurs, ils sont eux-mêmes les laquais d’un système qui les dépasse.

Mais la logique à laquelle obéit son évolution me semble claire. Dans une première étape, elle a contraint la plupart des membres de la société à vendre leur travail, à devenir des salariés, à dépendre de leur salaire pour subsister et à subsister en achetant les marchandises qu’il produisent. Lorsque tous les profits réalisables à ce stade ont été réalisés, elle a entrepris de susciter de nouveaux besoins.

Jean François Billeter, Notes sur Tchouang-Tseu et la philosophie, Paris: Allia, 2010.

 

Merci à Amer Castor qui amis en ligne ce  texte de J.-F. Billeter ainsi que l'illustration ci-dessous sur son site: http://lamercastor.wordpress.com/page/2/

 

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