L'animal règne sur l'espace, l'arbre sur le temps (Francis Hallé)
A l’occasion de la sortie de «Il était une forêt», rencontre avec le botaniste Francis Hallé, spécialiste de la forêt tropicale
Francis Hallé a défriché un continent inconnu, la canopée. A bord du «Radeau des cimes», une nacelle gonflable, il a exploré le dernier étage de la forêt, un écosystème vierge abritant une biodiversité phénoménale. Le botaniste et biologiste a changé notre regard sur les plantes en révélant leur «radicale altérité» dans des livres passionnants (Architecture des plantes, Plaidoyer pour l’arbre…) et alerté sans répit l’opinion sur la disparition accélérée des forêts tropicales. Son combat se poursuit avec Il était une forêt.
Le rendez-vous a lieu devant le jardin intérieur d’un grand hôtel lausannois, trois palmiers et bambous frileux. Une jungle? «Plutôt l’exemple de notre volonté de domestiquer la nature, rectifie doucement Francis Hallé. Un mélange de plantes d’Asie et d’Amérique. Mais c’est mieux que rien, non?»
La Temps: Au premier plan d’«Il était une forêt», vous dessinez tranquillement dans la jungle. Sans crainte des insectes et des reptiles?
Francis Hallé : C’est un des buts du film: débarrasser les forêts de l’étiquette «enfer vert». Pour la plupart des Européens, la forêt tropicale est moche, inutile, dangereuse, inintéressante.
Alors, si on peut sortir du fric en la détruisant, pourquoi se priverait-on? Faire un dessin prend une bonne heure. C’est une façon de se rapprocher du temps de l’arbre – un être terriblement mobile mais sur une échelle qui n’est pas celle de l’être humain. Je ne cours aucun danger. Quand on s’habitue à ce milieu, on éprouve un sentiment de plénitude étonnant. J’ai besoin des forêts comme antidote aux contraintes de la vie contemporaine: le bruit, la vitesse, le béton, le bitume, la bagnole, le fric…
– D’où vient la mauvaise réputation des forêts tropicales?
– Ce sont des séquelles de l’époque coloniale. L’explorateur se faisait d’autant plus mousser qu’il disait revenir de régions dangereuses. Toute une littérature coloniale s’ingénie à noircir le tableau. Dans les films d’aventures exotiques, on entre dans la forêt avec une arme à la main. Chaque mètre se gagne à coups de machette. On a grandi dans l’idée du défrichage considéré comme un progrès. Dans les années 50 et 60, les coupeurs de bois en Afrique étaient les champions du développement. On les félicitait.
– La première leçon de la forêt, c’est de l’accepter…
– Oui. Apprécier l’altérité. Un arbre, c’est une forme de vie irréductible à ce qu’on peut apprendre de l’animal ou de l’être humain. Une autre forme de vie, sans queue ni tête, qui peut passer mille ans sans bouger.
– L’arbre a-t-il conscience d’être?
– Bonne question. Certains éléments vont dans ce sens. Par exemple, les arbres timides qui s’arrêtent de pousser à un mètre de leur voisin. Ils ne sont pas démunis de conscience, du moins de sensibilité. On sait à présent que les arbres sont sensibles à la marée, à l’arrivée des tremblements de terre. Ils se défendent contre leurs agresseurs: peut-on se défendre sans avoir conscience d’être? Conscience, je ne sais pas, mais sensibilité, sans aucun doute.
– Dans «Le Seigneur des Anneaux», Tolkien prête conscience aux arbres…
– Oui. Mais, comme pour Avatar, j’éprouve des sentiments partagés à l’égard d’une biodiversité qui n’est pas la nôtre, comme si la nôtre avait démérité, était moins belle que celle de Cameron ou Tolkien. Or notre biodiversité est supérieure aux biodiversités imaginaires. Cameron fait voler des animaux marins. Ce n’est pas faire preuve de tellement d’imagination… J’ai pourtant beaucoup aimé le film.
– «Il était une forêt» réussit à harmoniser le temps de l’homme et le temps de l’arbre à travers des animations…
– Comme on n’avait pas le budget pour rester un siècle dans la forêt, il fallait ces animations pour montrer que les plantes sont mobiles. C’est une question d’échelle. L’animal règne sur l’espace, l’arbre sur le temps. Il en résulte que celui qui domine le temps est aussi le maître de celui qui ne domine que l’espace. Ces êtres vivants qui n’ont pas d’œil et pas de cerveau sont les maîtres. Cela bouleverse notre philosophie. Les animaux sont comme le laquais qui sert le thé à une vieille dame immobile. Les animaux sont manipulés. Ils sont actifs dans la pollinisation, dans la dispersion des fruits, mais vous conviendrez que la sexualité de la plante n’est pas leur problème…
– Si on prolonge votre métaphore, le laquais est en train d’assassiner la vieille dame…
– Oui. C’est trop facile d’assassiner une vieille dame qui ne bouge pas. C’est une question de civilisation. Ces forêts que j’ai vu disparaître au cours de ma vie démontrent à l’évidence que nous manquons de la civilisation nécessaire pour les préserver. C’est terrifiant. Je suis horrifié par le manque de conscience collective. C’est un bien commun, cette Terre – les forêts, mais aussi les récifs coralliens, les fonds sous-marins…
– En supposant qu’on arrive à vivre sur une planète où la biodiversité s’est effondrée, on perdra une dimension symbolique…
– Oui. Il n’est pas certain que l’homme disparaisse réellement, mais des sources d’imagination, de spiritualité, de poésie, d’esthétique, d’activité artistique tariront effectivement. Nous vivrons dans une poubelle, c’est terrifiant, terrifiant…
– Comment se fait-il qu’on ne connaisse pas mieux la biodiversité, ce grouillement de vie, cette imbrication incessante des formes animales et végétales…
– J’ai beaucoup réfléchi à cette question. Lorsqu’on est enfant, on s’intéresse aux bestioles, on s’y projette. Un enfant est passionné par les animaux. Et ses parents lui disent: «Touche pas ça, c’est dangereux, c’est laid, c’est sale.» Alors l’enfant arrête. Ce n’est pas une tendance intrinsèque à l’être humain de trouver la biodiversité répugnante. C’est une mauvaise influence.
– Le film peut-il susciter une prise de conscience?
– C’est certainement un de nos objectifs. Je le compare souvent avec Le Monde du silence du commandant Cousteau. Quand j’étais gamin, il a ouvert mes yeux sur les beautés des fonds sous-marins. Mes collègues océanographes me disent que ce film a lancé leur métier. Je crains malheureusement que ce soit un peu tard pour les forêts primaires.
– Peut-on encore freiner le massacre?
– Les gens qui s’occupent d’exploitation des bois ne nous écoutent pas. Nous sommes sur deux planètes différentes, nous sur la planète Terre, eux sur la planète fric. Rien d’autre ne les intéresse. Je constate que la vitesse des coupes de bois s’accélère. Parce qu’il n’en reste presque plus et que la conscience de la population penche du côté de l’écologie. Alors ils mettent les bouchées doubles. Au Gabon, le viol de la forêt est monstrueux, monstrueux! Pendant le tournage, toutes les cinq minutes nous entendions rugir les tronçonneuses et tomber les arbres…
– Y a-t-il une solution?
– La solution tient en un mot: agroforesterie. Et, pour une fois, les modèles agricoles n’iraient pas des pays riches vers les pays pauvres. Nous sommes les héritiers de l’Empire romain. Les Romains nous ont mis en tête qu’il y a la forêt et l’agriculture, et aucune compatibilité entre les deux. Dans une école de foresterie, vous n’aurez pas un mot sur l’agriculture, dans un lycée agricole, pas un mot sur les forêts. Par le biais de la colonisation, on a introduit ce clivage dans les pays tropicaux. Fort heureusement, certains ont résisté. J’ai été frappé par la côte ouest de Sumatra. C’est un spectacle incroyable. De grandes forêts primaires, où tout est utile. Le seul travail consiste à récolter. De temps en temps, pour cultiver une plante qui nécessite la pleine lumière, vous faites tomber un arbre et vous avez de la lumière pendant quatre ans, ensuite ça se rebouche. Dans la mosaïque, il y aura toujours un site favorable aux plantes de lumière. Ces agroforêts sont admirables et assurent un niveau de vie enviable. C’est notre espoir, et je suis très heureux de voir que la législation européenne s’est modifiée en faveur de l’agroforesterie.
Source de cet article: http://www.letemps.ch/Page/Uuid/49c54426-4bce-11e3-b94d-6f22d06ff129/Lanimal_r%C3%A8gne_sur_lespace_larbre_sur_le_tempsemos
Une remarque: si, comme dit Francis Hallé, l'arbre (métaphore du végétal) est le maître du temps et de ceux qui vivent dans l'espace (les animaux), comment peut-on l'assassiner ? Comment des forêts primaires entières, avec toute la biodiversité, peuvent être détruites par l'homme ? Il y a là une contradiction. L'homme n'est qu'un détail dans l'histoire de la nature. Les plantes ont vécu des millions d'annés sans lui et lui survivront. Mieux vaut sans doute écrire comme Ernst Jünger:
"Je vois maintenant que nous assistons à une révolution de la terre elle-même. Et ce qu'on peut voir partout, ce sont les manifestations de cette révolution; les armes atomiques, la dévastation de la flore et de la faune. Peut-être que la terre n'a plus besoin de l'homme et qu'il ne lui est peut-être plus nécessaire."(Journal) - P.O.C.
Site du Radeau des Cimes où vous pourrez prendre connaissance de la nouvelle mission au Laos: http://blog.radeau-des-cimes.org/