Edward W. Saïd, intellectuel palestinien - L’outsider (Mona Chollet)
14 Août 2014 , Rédigé par Béthune
Né en 1936 à Jérusalem, exilé adolescent en Égypte puis aux États-Unis, Edward W. Saïd est professeur à la Columbia University de New York. Dans L’Orientalisme, publié en 1978, il analysait le système de représentation dans lequel l’Occident a enfermé l’Orient - et même, l’a créé. Le livre, récemment réédité, est plus que jamais d’actualité, parce qu’il retrace l’histoire des préjugés populaires anti-arabes et anti-islamiques, et révèle plus généralement la manière dont l’Occident, au cours de l’histoire, a appréhendé « l’autre ». Aujourd’hui, Edward Saïd se bat contre la diabolisation de l’islam et pour la dignité de son peuple. Ancien membre du Conseil national palestinien, il fut un négociateur de l’ombre. Il est opposé aux accords d’Oslo et au pouvoir de Yasser Arafat, qui a fait interdire ses livres dans les territoires autonomes. Il défend une conception exigeante et courageuse du rôle de l’intellectuel, auquel il redonne une vraie noblesse. Sa marginalité l’a placé à la croisée des grands enjeux de notre temps : il perçoit avec acuité la réalité du brassage des cultures, affirme que les oppositions entre les civilisations sont des constructions humaines, et l’identité, le fruit d’une volonté. Voyage dans une œuvre cohérente, engagée, véhémente et attachante.
L’orientalisme, un savoir né de la force
Si l’usage fait de l’Orient par les savants et par les poètes est différent, la rencontre véritable n’a lieu ni pour les uns ni pour les autres. « L’orientalisme repose sur l’extériorité, c’est-à-dire sur ce que l’orientaliste, poète ou érudit, fait parler l’Orient, le décrit, éclaire ses mystères pour l’Occident. » Les habitants des contrées étudiées sont réduits à des « ombres muettes », à des « types ». Jamais la parole ne leur est donnée. En exergue, Edward Saïd a placé ces mots de Karl Marx : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ; ils doivent être représentés. » Sans oublier la non-réciprocité de l’orientalisme : personne n’imagine qu’il puisse y avoir en Orient une école « occidentaliste »...
Pour Saïd, « l’orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l’Orient qu’en tant que discours véridique sur celui-ci ». Car c’est bien de pouvoir qu’il s’agit : « Les représentations ont des fins. » L’orientalisme, note-t-il, est à la fois un aspect du colonialisme et de l’impérialisme. Il est un « discours », une manière d’agir sur l’Orient, et même de le créer : « Le savoir sur l’Orient, parce qu’il est né de la force, crée en un sens l’Orient, l’Oriental et son monde. » Ce qu’Edward Saïd étudie, c’est « un nœud de savoir et de pouvoir qui crée “l’Oriental” et en un sens l’oblitère comme être humain ».
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Au moment de l’expédition d’Égypte, Bonaparte embarque avec lui une cohorte d’orientalistes. Ils constituent « l’aile savante de l’armée », au service d’un projet encyclopédique. « Il n’y a pas de parallèle plus éclatant, dans l’histoire moderne de la philologie, entre la connaissance et le pouvoir que dans le cas de l’orientalisme. » Dès ce moment, les orientalistes mettront leur savoir au service de l’Occident conquérant. Aucun ne choisira jamais l’autre camp. Saïd décrit d’ailleurs la répugnance et le mépris singuliers qui habitent ces savants pour l’objet de leurs études, attitude qui perdure parfois jusqu’à nos jours : en 1967, Morroe Berger, professeur à Princeton, président de la Middle East Studies Association, affirmait noir sur blanc dans un article que son champ d’études « n’était pas le foyer de grandes réalisations culturelles » et ne le serait sans doute pas dans un proche avenir. Il le jugeait parfaitement ingrat « pour un savant qui s’intéresserait au monde moderne »...
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C’est également l’orientalisme, affirme-t-il, qui gouverne la politique d’Israël à l’égard des Arabes aujourd’hui : « Il y a de bons Arabes (ceux qui font ce qu’on leur dit) et de mauvais Arabes (qui ne le font pas, et sont donc des terroristes). » Après les derniers attentats-suicides à Jérusalem, l’année dernière, suivis du bouclage des territoires palestiniens, il a signé dans Le Monde une mise au point traversée par le souffle d’une indignation et d’une colère douloureuses, impressionnantes. Il s’y insurge contre les « définitions pathologiques de la sécurité et du dialogue » imposées par le gouvernement israélien à ses partenaires, et contre les punitions collectives « sadiques, hors de proportion et de raison », infligées aux Palestiniens à la suite d’actes que, selon lui, la quasi totalité de la population désapprouve, et qui ne sont peut-être même pas le fait d’habitants des territoires. « Pour qui M. Netanyahu se prend-il, interroge-t-il, quand il parle aux Palestiniens comme à des domestiques soumis ?... »
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Mais que veut Edward Saïd, que propose-t-il ? « Je pense que l’identité est le fruit d’une volonté, disait-il en janvier 1997 au Nouvel Observateur. Qu’est-ce qui nous empêche, dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? Moi, je le fais. Être arabe, libanais, palestinien, juif, c’est possible. Quand j’étais jeune, c’était mon monde. On voyageait sans frontières entre l’Egypte, la Palestine, le Liban. Il y avait avec moi à l’école des Italiens, des juifs espagnols ou égyptiens, des Arméniens. C’était naturel. Je suis de toutes mes forces opposé à cette idée de séparation, d’homogénéité nationale. Pourquoi ne pas ouvrir nos esprits aux autres ? Voilà un vrai projet. » Et pas plus irréaliste, après tout, qu’une paix équitable à la suite d’une poignée de main devant la Maison Blanche.
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En prenant la défense des Palestiniens, Edward Saïd ne fait que mettre en pratique sa conception du rôle de l’intellectuel, chargé de « déterrer les vérités oubliées, d’établir les connexions que l’on s’acharne à gommer et d’évoquer des alternatives ». En 1993, sur les ondes de la BBC, il a consacré à ce rôle une série de conférences, rassemblées dans un livre sous le titre Des intellectuels et du pouvoir. « Le choix majeur auquel l’intellectuel est confronté, écrit-il, est le suivant : soit s’allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit - et c’est le chemin le plus difficile - considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction. » Une sorte de Robin des Bois, en somme, mais très loin d’un « idéalisme romantique » léger ou désinvolte : « L’intellectuel, au sens où je l’entends, est quelqu’un qui engage et risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique. » Il cite avec admiration C. Wright Mills, qui écrivait en 1944 ces mots étonnants :
« L’artiste et l’intellectuel indépendants comptent parmi les rares personnalités équipées pour résister et combattre l’expansion du stéréotype et son effet - la mort de ce qui est authentique, vivant. Toute perception originale implique désormais la constante aptitude à démasquer et à mettre en échec les clichés intellectuels dont les systèmes de communication moderne nous submergent. Ces mondes de l’art de la pensée de masse sont de plus en plus subordonnés aux exigences de la politique. Voilà pourquoi c’est sur la politique que doivent se concentrer la solidarité et l’effort intellectuels. Si le penseur n’est pas personnellement attaché au prix de la vérité dans la lutte politique, il ne peut faire face avec responsabilité à la totalité de l’expérience vécue. »
Article complet: http://www.peripheries.net/article204.html
Œuvres d’Edward W. Saïd traduites en français : L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, 1994 (1980), Seuil ; Des intellectuels et du pouvoir, 1996, Seuil ; Entre guerre et paix, 1997, Arléa.
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