Le ministère de l'ignorance (Marc Hersant)
Les précédentes réformes des concours de recrutement des enseignants avaient pu choquer par leur « timide » prise en compte de la « réalité du métier ». Le symbole le plus fort de cette « professionnalisation » du recrutement était l'épreuve du dossier du CAPES qui avait vu des générations de futurs professeurs du secondaire se mettre à la « didactique » et apprendre à analyser, non des textes de philosophes ou d'écrivains, mais des pages de manuels ou des extraits de cahiers de textes. Mais à l'époque, il n'avait pas été question de réduire la part d'évaluation des connaissances disciplinaires : la « didactique » et sa langue de bois (j'en sais quelque chose : j'ai assuré la préparation à cette épreuve pendant dix ans) s'étaient simplement ajoutées aux concours existants, et formateurs et évaluateurs essayaient tant bien que mal, pour la plupart, de rattacher l'épreuve « maudite », méprisée par beaucoup de collègues, à une culture digne de ce nom. Au CAPES de Lettres, la dissertation continuait à être l'exercice roi des épreuves d'admissibilité et l'explication de texte (qui s'apprête à disparaître) restait incontournable, à l'oral, pour prétendre devenir professeur de français. Il était bien temps de gémir, mais voici que se présente une réforme qui ne prend plus de gants, à l'image d'un « président » de la République dédaignant ostentatoirement la Princesse de Clèves et les études de Lettres Classiques. Elle se propose tout à la fois de réduire le niveau de savoir des enseignants, de saper les fondements de toute culture digne de ce nom chez les élèves, c'est-à-dire les futurs citoyens, et de démolir, dans le sinistre sillage de ce raz-de-marée déculturant, ce qui reste de prestige à une Université obscurément accusée de vouloir encore être un lieu de « savoir », de ne pas assez multiplier les liens avec le veau d'or de l'entreprise, de ne pas avoir assez de « prestige international » et de ne pas assez courtiser Shanghai. Du coup, les universitaires, pourtant habitués à avaler les couleuvres les plus épaisses, à regarder comme des vaches voient passer le train leurs étudiants lutter vainement l'an dernier contre la loi LRU, à « se mettre » docilement au LMD sans broncher, semblent vouloir enfin secouer leurs carcasses épuisées par leurs éventuelles ardeurs carriéristes : tant qu'il y avait un gâteau à se partager, le combat faisait rage. Mais s'il n'y avait plus rien à se déchirer – et la perspective devient tout à coup singulièrement proche – il faudrait peut-être enfin faire un petit quelque chose ? Il en serait temps, car le ministère de l'Education Nationale – ce n'est pas sa vocation, à ce que je sache - vient de déclarer une guerre à mort à la culture, et notamment à ce qu'il convient d'appeler la culture littéraire ou humaniste, et d'apporter une contribution majeure à l'édification du monde rêvé par les libéraux en général et par Nicolas Sarkozy en particulier : un monde d'ignorants humiliés regardant les absurdités « télévisuelles » jusqu'à la mort en pleurnichant sur leur « pouvoir d'achat » qui dégringole comme les flocons de neige, haïssant pour se consoler les « boucs émissaires » de Sarkozy, fonctionnaires en général, enseignants en particulier, réduits à rêver de « gagner des millions » dans des jeux absurdes pour faire partie des « élus » de la société de la bêtise triomphante, gavés de « forfaits illimités » vers le néant.
Mais revenons à notre « réforme », puisque c'est ainsi que, sur tous les fronts, le rouleau compresseur de la politique de droite intitule son travail de destruction des traditions (forcément mauvaises), des habitudes (qu'il faut toujours « secouer »), et de ce qui reste de comportements humains « normaux » (qu'il faut «moderniser » coûte que coûte) pour parvenir à l'idéal convoité, précédemment décrit. Cette fois, les choses sont claires, et le pouvoir politique ne prend presque plus de précautions tant il est habitué à ne rencontrer que peu de résistance ou à considérer comme de vagues agitations impuissantes les « manifs » et les « pétitions ». Portés par une de ces puissantes vagues de boferie haineuse que la France connaît quelquefois, Xavier Darcos (agrégé de Lettres Classiques devenu destructeur des Lettres pour complaire à son maître) et l'élégante, souriante et très ambitieuse Valérie Pécresse essaient conjointement de porter l'ultime estocade à une Education nationale vouée à une rapide dissolution dans les lois du « marché » et à une Université avilie, humiliée, affublée d'une parodie d' « autonomie » alors qu'on ne l'a jamais traitée avec plus d'autoritarisme méprisant et de centralisme bureaucratique, mais qui semble toujours porter en son sein suffisamment d'ambitieux pour faire le « sale boulot ». Les informations n'arrivent qu'au compte-gouttes, mais le texte récemment publié sur le site du ministère (http://media.education.gouv.fr/file/10_octobre/15/1/nouveaux-concours-recrutements-des-professeurs_36151.pdf) donne suffisamment de « matière » à rogner pour qu'on s'en contente (pour l'instant). On aura rarement vu autant de cynisme et de rhétorique creuse pour faire passer l'insoutenable. La société des agrégés s'indigne et juge le projet « scandaleux ». Les sociétés d'historiens protestent et demandent « le report d'un an de la réforme ». Des universités s'affolent, dénoncent les contenus et demandent des délais. Des « littéraires » de renom prennent la plume pour annoncer dans le Monde la « mort des humanités ». Six présidents d'universités parisiennes adressent à Valérie Pécresse une lettre de protestation en parlant de « farce ». Mais le gouvernement Sarkozy en a vu d'autres, et toutes ces gesticulations ne valent même pas dix secondes au journal de TF1. Zéro seconde, pour être précis. Il y a toujours quelques pédophiles à l'horizon, quelques bébés perdus, quelques sportifs au torse luisant, pour parler d'autre chose que de la « destruction massive » des valeurs de culture et, à vrai dire, des dernières valeurs « humaines » tout court : sujets qui, de toute façon, la cause est entendue, n'intéresseraient personne. Mais venons-en à ce fameux texte que je voudrais, comme on me l'a appris au temps de mes études, mais sur des supports plus « nobles », « expliquer ». Presque chaque mot est piégé et porte des menaces pires que ce qui est dit explicitement. Et pourtant, ce qui est dit explicitement suffit déjà à en finir avec tout ce que les dinosaures de la pensée continuent bravement à «défendre », quel que soit leur « bord », ou presque. Le seul argument global est que la réforme vise à « mieux répondre aux besoins du ministère de l'Education Nationale », qui semblent être, à vrai dire, quand on lit la suite, d'étranges, d'extraordinaires « besoins » pour un ministère ainsi nommé ! (...)
Marc Hersant, maître de conférences en littérature française du XVIII° siècle, Université Bordeaux III
Source et suite du texte: http://www.fabula.org/actualites/le-ministere-de-l-ignorance-nationale-par-marc-hersant_26915.php
Sur le même sujet et sur ce blog, le philosophe Michel Serres: http://pocombelles.over-blog.com/2014/10/michel-serres-la-societe-prefere-son-argent-a-ses-enfants.html
et Jean-Claude Michéa: L'enseignement de l'ignorance (extrait):
Pourquoi la même politique éducative catastrophique, poursuivie sans trève depuis quarante ans par la droite et la gauche, ne trouve-t-elle jamais fin ? Pourquoi l’alternance politique en essuie-glace n’a-t-elle strictement aucun effet sur l’école, sinon la relance éperdue des mêmes principes qui détruisent le savoir et la culture ? Parce que droite et gauche s’entendent ici comme larrons en foire, à partir de leur complicité de fond quant à la nécessité de la systématisation du « libéralisme ». L’incompréhension profonde dont fait preuve notre temps à l’égard de la liberté le conduit à engager une lutte à mort avec un ennemi absolu du « libre-arbitre » : la culture.
On constate de façon évidente le progrès de l’ignorance, à la fois comme défaut de savoir structuré, de capacité théorique élémentaire, et comme manque de sens critique, de jugement moral autonome.
Or l’ignorance des élèves ne constitue pas un dysfonctionnement, mais est un élément nécessaire et une condition du développement de nos sociétés modernes.
Pour comprendre ceci, il faut réaliser que notre modernité se définit par la systématisation du capitalisme. L’Économie politique veut ordonner la vie humaine de façon purement « rationnelle », sur le modèle de la mécanique newtonienne, à partir de l’hypothèse du Marché autorégulateur.
C’est le dogme capital de la doctrine libérale : laissé à lui-même, le Marché nous conduirait au Bonheur. Les réformes veulent donc supprimer tout ce qui lui fait obstacle, dans les lois, et aussi dans les mœurs.
Il faut donc (re)faire de l’homme ce qu’il est : un individu parfaitement « libre », c’est-à-dire parfaitement égoïste et ignorant. Aucune valeur absolue (affective ou morale, l’attachant à une terre et des hommes ou à des principes) ne doit venir entraver le calcul des valeurs d’échange.
Si le capitalisme a pu se développer jusqu’à présent, être viable voire émancipateur, c’est en conservant une sphère d’action limitée, et en sachant s’appuyer sur les réserves de sociabilité des communautés traditionnelles. Mais vouloir rendre son règne absolu, vouloir supprimer tout ce pour quoi l’homme est capable de sacrifier son intérêt, c’est vouloir en finir avec la culture, avec l’homme. L’histoire de cette volonté est pourtant celle des trente dernières années.
Pour créer l’homo œconomicus que veut la théorie, il faut donc que l’École cesse de transmettre des principes théoriques et moraux « archaïques », qu’elle en finisse avec la culture classique et les humanités.
En France, Mai 68 permet la destruction de tout ce qui pouvait résister au capitalisme. Les naïfs libertaires offrent au cynisme libéral la fin ridicule des valeurs qui ne sont pas d’échange, des autorités qui ne sont pas boursières. Ils offrent au système capitaliste l’élément anthropologique qui lui manquait en instituant le règne du consommateur, porté par la seule immédiateté de ses désirs.
Les réformes de l’école, dictées par les institutions internationales et les multinationales, fournissent ainsi à l’économie :
- une minorité d’excellence, où les enfants de l’élite continuent d’être éduqués de façon valable (i.e. où la valeur de la discipline et l’autorité du savoir conservent tout leur sens) ;
- un ensemble de cadres d’exécution, formés pour des routines dépendant du contexte technologique, se réadaptant grâce aux stages et didacticiels de l’enseignement continu ;
- mais pour les 4/5 de la population, voués à être inutiles économiquement, et dont on doit pourtant assurer la gouvernabilité, tout savoir serait inutile ou dangereux. Il convient donc d’enseigner l’ignorance, ce qui ne va pas de soi. Les professeurs en particulier doivent être rééduqués ; soumis aux gardes rouges des « sciences de l’éducation », ils doivent renier leur savoir, et devenir les animateurs d’une « École-Lieu de vie » grande ouverte à la société civile, à ses pulsions, ses intérêts, ses modes publicitaires.
Gauche libertaire et Droite libérale se donnent la main d’une façon qui n’est qu’apparemment paradoxale pour répondre aux exigences des soixante-huitards et du patronnat, et dans les programmes la culture littéraire « bourgeoise » cède la place à la lecture de publicité. En fait, c’est bien la Gauche et son obsession du mouvement, qui est le mieux à même d’en finir avec la transmission des principes et valeurs du passé, i.e. avec l’éducation. Elle nous abandonne ainsi, décomplexés, invertébrés, au marketing du présent.
La crise actuelle de l’École consiste en une situation contradictoire, où elle est encore, selon le modèle républicain, le lieu de transmission de valeurs non capitalistes, mais aussi déjà le produit trentenaire des réformes libérales-libertaires qui ont pour but d’éradiquer ces valeurs.
Les manifestations étudiantes récurrentes reflètent cette crise. Elles sont couramment analysées comme des révoltes à l’encontre de la systématisation capitaliste. Mais c’est peut-être ne pas voir à quel point les réformes ont déjà en grande partie accompli leur œuvre, et produit le nouveau jeune, parfait consommateur, aux récriminations intéressées.
En effet la destruction de l’École s’accompagne, de façon plus efficace encore, d’un dressage anthropologique orchestré par les médias et les industries de loisir. Une « culture jeune » s’impose dans les esprits qui uniformément se veulent les hédonistes rebelles prônés par les multinationales du « tittytainment ». Si par malheur le capitalisme est déjà parvenu à produire à un degré suffisant l’homme nouveau conforme à sa vision, si nous en sommes bien au point où « la domination spectaculaire a pu élever une génération pliée à ses lois » (Debord), si la boucle de l’ignorance s’est refermée sur nous, et que les charlatans sont parvenus à transformer le réel suffisamment pour qu’il corresponde à leurs dogmes absurdes, alors le vrai aura bien été un moment du faux, et toute résistance est devenue illusoire.
LA PLOUTOCRATIE NE VEUT PAS DE CITOYENS LIBRES, HONNÊTES ET QUI PENSENT, ELLE VEUT DES ESCLAVES INCULTES OU DES COMPLICES!