Marc de Smets (Nouvelles Clés): entrevue avec Jean Herbert (1897-1980)
L'Orient de l'âme
Un entretien de Marc de Smets avec le philosophe orientaliste Jean Herbert, fondateur de la collection Spiritualités vivantes, chez Albin Michel.
Source: http://www.cles.com/debats-entretiens/article/l-orient-de-l-ame
Jean Herbert (1897-1980), imposant personnage aux multiples vies, orientaliste, fondateur des collections "Spiritualités vivantes" chez Albin Michel, interprète de conférences internationales (O.N.U), directeur de collections de dictionnaires techniques, toutes ces vies orientées dans un seul but : aider les gens à se comprendre, plus encore à se respecter mutuellement. Remercions Josette Herbert qui nous a remis ce montage d'entretiens effectués peu avant sa mort..
Nouvelles Clés : Jean Herbert, par quoi avez- vous commencé : par l'élude des spiritualités orientales ou par l'interprétation ?
Jean Herbert : Par la guerre (celle de 1914-18).
J'étais alors un très jeune officier de liaison et conseiller technique auprès de l'artillerie américaine parce que je savais l'anglais grâce à mon père qui l'a enseigné à l'Ecole des Sciences Politiques à Paris pendant 60 ans. Il était tout naturel qu'un tel exemple me conduise à préparer une licence d'anglais. C'est à l'occasion d'une permission que j'ai fait partie d'une mission à Londres composée de 4 représentants français présidée par le Ministre des Finances (1917). Dès notre arrivée, un breakfast réunissait à la table de Llyod Georges. Ce premier déjeuner international m'a permis d'effectuer ma première interprétation politique.
N. C. : Suivie de bien d'autres ?
J. H. : Suivie surtout des négociations d'armistice, puis de la Conférence de la Paix qui a préparé le Traité de Versailles où je me suis retrouvé interprète. Lorsque je suis revenu à mon unité, mes camarades n'y croyaient pas. J'y ai cru personnellement et j'ai continué dans cette voie. J'ai travaillé dans bien d'autres organisations, dans bien d'autres institutions internationales où je me suis aperçu que dans toutes ces réunions internationales, il était extrêmement difficile de s'entendre pour la raison bien simple que les gens qui représentent soit des Etats, soit des organisations, soit des groupes ethniques ou autres ne se réunissent que lorsqu'ils sont en désaccord ou Iorsqu'il y a un conflit ouvert ou latent. Avec cette conséquence qu'en face des oppositions d'intérêts, chacun cherche à faire triompher son point de vue, à défendre ses intérêts au préjudice des autres. Or c'est incontestablement la discipline de l'interprète qui m'a donné la faculté de faire ce que je fais en matière d'orientalisme car cette matière, comme l'interprétariat, se consacre à la découverte et à l'explication de l'être humain. Et en même temps, on recherche l'établissement des relations humaines, s'efforçant d'en justifier la nécessité.
N. C. : Un rapport existe donc entre l'orientatisme et le métier d'interprète.
J. H. : En fait, il y en a deux. Il y a d'abord un rapport en ce qui concerne la substance ou l'intention généraIe, tâcher de permettre aux gens de bien s'entendre entre eux afin qu'ils ne passent pas leurs temps à se quereller sinon à se battre ; et il y a aussi un rapport dans la forme ou plutôt dans la formation professionnelle. S'il est consciencieux et compétent, l'interprète de conférence doit faire abstraction de sa propre personnalité et se mettre dans la peau de l'orateur qu'il est appelé à traduire. Il doit être absolument passif, comme un disque vierge, pour recevoir, imbiber, assimiler ce que dit l' orateur et, en même temps que cette passivité, il doit avoir une activité extraordinairement intense et rapide pour transposer ce qu'il a entendu et pour l'exprimer à son tour de façon claire, parce qu'un véritable interprète ne se borne pas à traduire des mots, il doit faire passer, sans le déformer, le massage que voulait faire passer l'orateur.
C'est précisément cette double attitude qui m'a permis d'étudier aussi les religions orientales, en essayant de les comprendre passivement, en abdiquant ma propre personnalité, en m'y plongeant sans aucun esprit critique et ensuite en essayant de les rendre avec autant de clarté possible, comme les gens qui les pratiquent veulent qu'elles soient décrites. D'ailleurs l'interprétation est la plus grande université. A l'université, vous pouvez avoir un bon maître ou deux. En tant qu'interprète, vous en avez un nombre illimité puisque vous travaillez pour les plus grands spécialistes dans tous les domaines.
N. C. : Quel motif vous a poussé dans l'étude de la spiritualité orientale ?
J. H. : J'ai toujours été assez préoccupé de questions spirituelles. J'ai cherché longtemps dans le cadre du Christianisme (mon père était protestant et ma mère catholique), puis de la Science chrétienne qui m'a beaucoup attiré parce que ses fondateurs ne s'appuyaient pas sur les dogmes habituels du Christianisme mais faisaient appel à l'expérience personnelle comme preuve. Je m'y suis plongé avec enthousiasme parce que je recherchais justement une voie où la logique formelle n'aurait plus à intervenir du tout.
Mais j'y ai trouvé certaines choses qui me gênaient, en particulier ce complexe de supériorité et cette intolérance en face de gens qui appartiennent à d'autres religions ou à d'autres croyances. La curiosité m'a poussé à chercher si, dans les autres grandes religions, il en était de même, ou si au contraire il y avait des groupes religieux qui, tout en se livrant à une recherche spirituelle très authentique et très intense, considéraient non seulement avec tolérance mais avec respect les autres systèmes, les autres modes de cette recherche.
N. C. : Quand et à quelle occasion avez-vous pour première fois découvert l'Asie ?
J. H. : J'ai découvert d'abord l'Islam en allant faire un voyage en Turquie en 1925.
Cette découverte d'un pays en-dehors de la Chrétienté a été pour moi une véritable révélation.
Ce contact avec l'Islam - il en aurait été de même avec n'importe quel autre pays en dehors de la Chrétienté d'ailleurs - m'a fait réfléchir et m'a amené à faire une distinction que je n'avais jamais pensé à faire auparavant entre d'une part ce qui était une vérité française, une vérité européenne, une vérité chrétienne, et d'autre part une vérité véritablement humaine, c'est-à-dire vraie pour toute l'humanité. C'est une chose à laquelle beaucoup de gens n'ont sans doute jamais pensé, qui s'imaginent que ce qui est vrai sur le plan moral, social, religieux... etc, dans leur pays doit l'être aussi pour tout le reste de l'humanité. Et précisément, cette plongée dans un pays musulman m'a permis de saisir cette différence qui, je crois est capitale. Pourquoi une coutume qui est considérée comme respectable chez nous devrait- elle l'être aussi dans tous les pays, pourquoi ce qui semble blâmable chez nous devrait-il l'être nécessairement dans tous les autres pays ?
(...)
N. C. : Peut-on définir la "Sagesse orientale" ?
J. H. : C'est extrêmement difficile car l'Orient est une notion très vaste. Quand on parle de Sagesse orientale, on entend en réalité un désir de placer le spirituel avant le matériel, ce qui ne veut pas dire que l'on néglige complètement les considérations matérielles, mais qu'on les envisage, dans toute la mesure du possible, à la lumière de considérations spirituelles et qu'on se laisse guider dans sa vie quotidienne, par exclusivement par des considérations spirituelles mais tout au moins en essayant de ne jamais aller à l'encontre de celle-ci.
N. C. : Que vous a apporté votre étude de l'Orient ?
J. H. : Elle m'a permis de dégager un certain nombre d'idées générales.
N. C. : C'est-à-dire ?
J. H. : je suis arrivé à cette conclusion que ce qui différencie essentiellement l'Asie de l'Occident c'est que l'homme d'Asie a comme point de départ un sentiment, intime en lui, de la continuité de tout, alors que chez nous, nos recherches scientifiques, techniques nous poussent vers une discipline exactement opposée qui est de tout subdiviser, de tout opposer, de tout étiqueter, de tout couper en morceaux pour pouvoir étudier chacun d'eux plus à fond.
N. C. : C'est une technique tout à fait différente.
J. H. : Totalement. Mais c'est grâce à cela que nous avons pu développer notre science, que nous avons pu accroître nos techniques, arriver au niveau de vie auquel nous sommes parvenus. Toutefois, cela a fini par nous donner une vision du monde, de nos rapports avec le monde, de nos rapports entre nous qui est totalement fragmenté. Tandis que dans les domaines du temps, de l'espace et de la causalité, l'Asiatique possède, à un degré bien plus élevé que nous un sens de la continuité et de l'enchaînement logique et ininterrompu des choses et des événements. Le philosophe taoîste Lie Tse nous a probablement fourni la meilleure clef de toute l'Asie lorsqu'il a écrit : "le continu est la plus grande loi du monde.". C'est justement ce sentiment de la continuité parfaite entre l'homme et la nature, entre l'homme et Dieu, entre les différents hommes, entre les différentes disciplines, les différentes recherches qui fait que tout apparait comme un certain ensemble, où les choses se coordonnent et se placent d'une façon harmonieuse. Continuité dans l'espace où existe cette unité non seulement entre ce qui est matériel, les animaux, les végétaux, mais aussi entre ce qui est plus subtil, l'âme, le mondé des dieux, les forces occultes. Continuité dans la causalité. Alors que nous fragmentons, que, à chaque événement nous cherchons une cause, un rapport de cause à effet, pour
l'Asiatique c'est tout ce qui a jamais existé qui aboutit à un point donné. Cette continuité dans la causalité entraîne évidemment une logique tout à fait différente, une symbolique tout à fait différente.
Ce sentiment d'une continuité illimitée et, par sa nature même, plus qualitative que quantitative, se retrouve en particulier dans la notion que l'Asiatique a du temps. Pour lui, l'essence même du temps est dans cette continuité et non, comme pour nous, dans la succession; le temps n'est pas un mode de classement. D'une part le jour et l'année ne se divisent pas en parties mathématiquement égales comme veulent nous en persuader montres et calendriers ; de même que le corps de l'arbre ou de l'animal, ils sont composés de parties diverses ayant chacune un rôle, une importance, des lois, des dimensions et des proportions qui lui sont propres. D'autre part, commencement et fin dans le temps, soit pour l'homme, soit pour l'univers, n'ont pas pour l'oriental des significations aussi nettes et définitives que pour nous. Paradoxe suprême, le temps peut même aller jusqu'à être rétrograde, non seulement en théorie et dans la mythologie mais dans certaines conceptions de la vie quotidienne.
N. C. : Que vous a apporté I'Inde ?
J. H. : Elle m'a beaucoup apporté, elle m'a ouvert l'esprit. Un des grands principes qu'elle m'a apporté c'est qu'il ne faut rien attendre ni demander de précis. Il nous arrive des choses auxquelles on ne pensait pas et qui sont bien meilleures que tout ce qu'on pouvait espérer.
On n'en prend pas conscience tout de suite mais quelques années plus tard. Il faut être extrêmement docile, souple comme la cire d'un disque, afin d'assimiler tout ce qu'on reçoit. L'Inde m'a également apporté un plus grand respect pour le bon sens.
En réalité toute chose doit s'expliquer d'une façon compréhensible, ou bien il faut admettre que cela dépasse l'entendement, mais rien ne doit aller contre le bon sens. L'Inde m'a également enseigné à respecter toujours l'opinion d'autrui, à ne jamais vouloir lui imposer ma façon de voir. Tout être a quelque chose à nous apprendre. Dans le déroulement du jeu divin, il y a rien de vraiment et définitivement tranché. Où se trouve la frontière entre le normal et l'anormal, l'énergie et la matière, la vie et la mort, le bien et le mal ? Toutes les dualités ou pluralités se résolvent en une unité supérieure et chacune se situe à sa place sans aucune possibilité de conflit.
N. C. : Une des autres grandes leçons de l'Inde aura été sans doute la tolérance ?
J. H. : Cette tolérance qui exige de tolérer même l'intolérance ! Mais je préfère parler de "respect" qui n'implique pas de sentiment de supériorité de ceux qui "tolèrent". C'est le respect qui en Orient m'a ouvert toutes les portes. On y revient toujours lorsqu'on aborde l'Hindouisme, il n'y a aucune raison de critiquer quelqu'un qui agit différemment de nous puisque c'est le rôle qui lui a été confié. Vous devez le respecter autant que vous vous attendez à ce qu'il vous respecte.
(...)
N. C. : Et que vous a apporté le Japon ?
J. H. : Du Shintô j'ai tiré un grand principe : "Ici et Maintenant". Cela signifie qu'il faut se préoccuper de ce que l'on fait ici, en ce moment.
N. C. : Les pratiques orientales peuvent-elles apporter quelque chose aux Occidentaux ?
J. H. : Bien des gens qui les pratiquent ont été enrichis, sur les plans physiques, intellectuel, philosophique, spirituel. Mais ce n'est pas une raison pour faire abstraction de ce qui constitue notre atavisme culturel car la richesse de nos traditions se compare sans difficulté à celles de l'Orient. Renoncer à ce trésor que nous avons reçu par notre éducation et qui constitue notre milieu culturel serait une perte indéniable. J'adopte entièrement sur ce point l'attitude de Gandhi qui s'opposait absolument à toute conversion religieuse. Pour ma part, le fait de communier spirituellement avec Shrî Aurobindo ou Râmana Maharshi ne m'a pas empêché de continuer à me considérer personnellement comme Chrétien. Tout au contraire, il faut chercher dans l'étude des spiritualités orientales un approfondissement de la religion dans laquelle on est né.
N. C. : Comment l'Hindouisme vous a-t-il permis d'approfondir votre Christianisme ?
J. H. : Pour comprendre cela, il faut se rappeler que l'Hindouisme ignore les dogmes exclusifs. Il permet de croire à ce que l'on veut et l'on peut rester chrétien à l'intérieur de l'Hindouisme à la seule condition d'accepter les textes anciens les plus sacrés. Pour les Hindous,
Jésus-Christ est une manifestation de Dieu au même titre que les autres. Quand ils énumèrent les manifestations de Dieu sur terre, ils n 'hésitent pas à mentionner Jésus-Christ. Cela ne les dérange en rien. D'ailleurs ils considèrent que la Voie indiquée dans l'Evangile est l'une des nombreuses possibilités d'évolution spirituelle et n'est inférieure à aucune autre.
Les techniques d'évolution spirituelle pratiquées par les Hindous ne s'opposent nullement à celles pratiquées par les Chrétiens. Elles sont en revanche plus détaillées. Dans l'Hindouisme essentiel, les différentes théories et modes de pensée ne sont pas considérés comme contradictoires mais sont jugés complémentaires.
Vivekananda, quand il envoyait ses moines de par le monde, disait : "Faites d'un Hindou un meilleur Hindou, faites d'un Musulman un meilleur Musulman, faites d'un Chrétien un meilleur Chrétien." C'est l'impression que j'ai eue, l'Hindouisme a fait de moi un meilleur Chrétien.
(...)
N. C. : A qui appartiennent donc les conséquences de nos actes ?
J. H. : Si l'on a l'esprit religieux, comme c'était le cas de Gandhi qui était le plus grand représentant du Karma-Yoga à notre époque, on peut reprendre sa formule: "vouloir décider des conséquences, c'est usurper une fonction qui n'appartient qu'à Dieu. "Si l'on n'a pas l'esprit religieux, ce sont les circonstances, le sort, les lois de la nature qui peuvent déterminer ce que seront les conséquences de nos actions. La conception de "l'idéal du moment" est étrangère aux Occidentaux à qui on a enseigné qu'il existe un idéal qui doit être le même pour tous. Or notre idéal change constamment en nous dans notre évolution générale. Personnellement, il est bien évident que je ne peux pas juger ce que je fais aujourd'hui d'après l'idéal que j'aurai dans vingt ans, et il est tout aussi grotesque de vouloir juger ce que j'ai fait dans le passé d'après l'idéal que j'ai aujourd'hui. Le fait de distinguer cet idéal ancien de cet idéal actuel écarte également toute possibilité de remords ou de regret ce qui est un très grand allégement. C'est fantastique la quantité d'énergie que nous gaspillons à craindre l'avenir ou à regretter le passé.
N. C. : Notre responsabilité s'en trouve donc accrue ?
J. H. : Naturellement, on reste responsable de ce qu'on a fait dans le passé mais cela ne sert absolument à rien d'y revenir. L'exemple que je donne habituellement est purement personnel : pendant la première guerre mondiale, j'étais officier d'artillerie et je commandais une batterie de canons à longue portée et lorsque de mon observatoire j'apercevais une concentration de troupes ennemies, je tirais dessus pour massacrer le plus de gens possible: c'était mon idéal du moment, la patrie, le drapeau, un idéal que tout le monde partageais à l'époque. Si je me trouvais maintenant dans la même situation, il est probable que j'agirais différemment parce que mon idéal s'est complètement transformé.
Cette conception a également des conséquences extrêmement importantes dans les rapports avec le voisin. Nous jugeons et critiquons continuellement les autres individus ou nations selon un idéal provisoire mais si on en prend conscience. cela évite de critiquer.
(...)
N. C. : Etes-vous un sage, Jean Herbert ?
J. H. : Oh, certainement pas. Mais j'ai eu le privilège extraordinaire de connaître un certain nombre des plus grands sages de notre siècle et ils m'ont indiqué la voie à suivre. j'en ai donc vu et entre eux et moi, il n 'y a aucune comparaison possible, nous ne sommes pas au même niveau du tout. Il y a trois choses qui m'ont frappé chez ces grands sages, surtout chez les sages hindous. D'abord, c'est le regard qui est tout différent de celui des autres hommes, je dirai presque aussi différent que le regard humain de celui d'une vache, mais on ne peut pas décrire cette différence. Certains de ces regards vous transfigurent. Il y a ensuite la connaissance qu'ils ont de l'ensemble de ce qui existe. Ils ne sont pas omniscients en ce sens qu'ils ignorent une quantité de choses. Mais si on aborde un sujet dont ils n'ont jamais entendu parler, ils vous le font expliquer et ensuite ils vous situent la chose ou l'événement dans la totalité.
Un "sage" est forcément dégagé de l'événement en ce sens que l'événement ne peut pas exercer d'influence sur lui mais cela n'empêche pas le sage d'en avoir conscience et d'exercer lui-même une influence sur l'événement s'il le juge opportun.
Pour vous en donner un exemple, j'avais eu, en 1950, le grand privilège de pouvoir approcher un grand sage musulman. Ayant appris que je me spécialisais dans l'étude de l'Hindouisme dont apparemment il n'avait jamais entendu parler, il me demande de le lui expliquer. J'avais encore très présent à l'esprit, pour l'avoir traduite, L'lsha Upanishad interprétée et commenté par Shri Aurobindo. Je fis de mon mieux pour la lui présenter, et répondis à plusieurs question. Après quoi il me demanda : "y croyez-vous?" A ma réponse affirmative le Sage me fit cette déclaration : "Eh bien, vous êtes un vrai musulman et vous avez le droit d'entrer dans toutes les mosquées de la terre. " Sans le vouloir, il m'avait ainsi confirmé qu'il était au même niveau, au-dessus de toutes les différenciations, de tout ce qui sépare les hommes et les croyances, que mes plus grands maîtres hindous. Toutes les religions, disait Shrî Râmakrishna conduisent au même Dieu. Quand à la troisième chose qui différencie les Sages de nous, c'est leur joie de vivre. Non pas une joie bruyante mais intérieure. D'où le rayonnement extraordinaire de ces êtres. Ce rayonnement d'un sage qui, même s'il ne fait rien apparemment, agit aussi bien sur les gens qui sont autour de lui que sur un beaucoup plus vaste domaine. Ainsi Râmana Maharshi qui résolvait les questions avant qu'on les lui pose.
La question de l'égoïsme se pose souvent à propos des sages de l'Inde et d'ailleurs qu'on représente souvent assis en lotus et ne paraissant pas s'occuper du monde extérieur.
Mais répondent les Hindous, si l'on veut améliorer le niveau de l'humanité, la meilleure façon de procéder c'est de s'améliorer soi-même et cela améliorera la moyenne. Ce qui n'est pas forcément une mauvaise méthode.
Ecoutez aussi la Radioscopie de Jean Herbert avec Jacques Chancel (17 novembre 1976) . Archives de l'INA: http://www.ina.fr/audio/PHD96007802
Et ce texte de Sri Aurobindo: le mental silencieux: http://www.tagtele.com/videos/voir/42574/
Chapitre II Généralités :
. . . Ce qui est le plus caractéristique du Shintô, c'est sans doute la conviction profonde que les Dieux (Kami), les hommes et toute la Nature sont en fait nés des mêmes ancêtres et sont par conséquent parents. D'après les Ecritures sacrées, après certains stades préliminaires, lorsque la Création parvint au stade de la matière solide, un couple de Kami, Izanagi et Izanami, procréèrent tout l'Univers, à la fois ce que nous percevons et ce qui échappe à notre connaissance.
. . . Toutes personnes et toutes choses sont donc des enfants des Kami, ont une nature de Kami et sont en puissance des Kami au plein sens du terme, et susceptibles d'être reconnues comme tels.
. . . Il n'est pas exagéré de dire que cette croyance a joué un rôle prépondérant dans la formation de l'esprit japonais, non seulement en ce qui concerne les conceptions et les activités religieuses, mais aussi dans tout ce qui a trait à l'organisation sociale, au comportement individuel, à la morale et à l'attitude mentale envers la vie. C'est d'elle que proviennent le respect éprouvé pour tout ce qui est, la conscience d'une continuité ininterrompue dans le temps et l'espace, un sens élevé du devoir, un sentiment de sécurité et aussi l'intrépidité qui en est la conséquence. Autant de caractères que les influences bouddhistes et confucéennes vinrent accentuer plutôt qu'atténuer.
. . . Comme l'écrivait Chikao Fujisawa (Auteur de nombreuses brochures sur la théologie shintô.), " l'homme est indissolublement lié au Kami par des liens à la fois biologiques et spirituels. En lui coule le même sang divin qui coule aussi dans les animaux, les plantes, les minéraux et toutes autres choses dans la Nature... Homme, terre, montagne, rivière. vallée, brume, arbre, herbe sont tous hara-kara, frères-nés-du-sein-de-la-Mère-divine ". Pour Yaëichi Haga (Auteur de plusieurs ouvrages sur les caractéristiques nationales des Japonais.), " la terre japonaise et la Déesse du Soleil (Amaterasu-ô-mi-kami) sont deux soeurs ".
. . . Cela signifie que dans leurs rapports avec la Nature, les Japonais " sont capables de ressentir intensément leur lien de consanguinité avec les plantes et les bêtes ". Pour eux, comme le relevait W. G. Aston, " l'univers réputé inanimé est en fait tout vibrant de vie sensible ". Une expression d'usage courant est mono no ahare, sympathie pour toutes créatures.
. . . Dans ses rapports avec le Divin, l'homme est physiologiquement kami-no-ko, fils du Kami, bien que théoriquement il n'ait droit à ce nom qu'après avoir été présenté au Kami dans le temple trente jours après sa naissance (tous les shintôistes ne sont pas d'accord sur ce point). Chikao Fujisawa parle d'une " coalescence spirituelle ", shinjin gôitsu, entre l'homme et le Kami.
. . . Un des termes les plus communément employés pour désigner l'homme est hito, le " siège de l'Ame ". Un savant moderne a proposé de traduire hito par " corpuscule (to) [du] soleil (hi) ", et bien que la plupart des autorités shintôistes fassent de sérieuses réserves sur cette étymologie, elle exprime sous une forme figurée ce qui est unanimement admis : que la Déesse du Soleil est en fait la Mère de la race humaine. Un grand shintôiste du XVe siècle, Urabe-no-Kanetomo exprimait ainsi cette même idée qu'en essence l'homme provient de la même source que le Kami, et d'ailleurs que tout ce qui est : " Ce qui est dans l'univers est appelé Kami ; ce qui est en toutes choses est appelé esprit (tama), et ce qui est en l'homme est appelé le coeur (kokoro). "
. . . M. Michiji Ishikawa (Auteur d'une Introduction à la théologie shintô.), qui semble avoir créé le terme hojinisme, " unité absolue de la terre et de l'homme ", définit comme suit le mot kuni-hito : " Traduit littéralement, il signifie nation- homme. Il comprend en soi, sans nuire à aucun d'entre eux, d'innombrables microcosmes individuels, tout en jouissant pour lui-même d'une vie macrocosmique indépendante. Lorsqu'on l'envisage en termes du monde, il se transforme tout naturellement en un microcosme, qui est alors censé jouir de cette vie macrocosmique indépendante. "
. . . De cela découlent de nombreuses conséquences. D'abord, il ne peut exister aucune ligne de démarcation nette entre la mythologie et l'histoire, entre ce que les Japonais appellent Kami-yo, l' " âge des Kami " et la période actuelle. Cela signifie également qu'en Shintô " le Kami peut se projeter dans notre monde phénoménal sans avoir besoin d'un médiateur particulier tel que Jésus (Chikao Fujisawa.) ". Et aussi que la " possession " par Dieu, dans des états extatiques, est " une incarnation réelle de l'esprit ancestral de la race... Le possédé est ainsi redevenu temporairement son propre ancêtre indéfiniment lointain... Et si dans le passé ses ancêtres étaient des dieux, ce sont des dieux qui aujourd'hui descendent s'incarner en lui (Percival Lowell. auteur d'ouvrages sur l'ésotérisme et l'occultisme au Japon.) ".
. . . La conséquence la plus importante de cette conception est qu'il s'établit de l'homme au Kami un rapport de " familiarité filiale (T. T. Brumbaugh, auteur d'un ouvrage sur les Valeurs religieuses dans la culture japonaise.) ". Dans un esprit de gratitude et d'amour, l'homme appelle les Kami ses parents, ses chers divins ancêtres, et les fêtes données en leur honneur sont toutes frémissantes de joie. " Lorsqu'on a compris que l'homme et le Divin ne font qu'un, il ne peut plus y avoir culte (au sens chrétien du terme), mais il y a des moyens de témoigner son respect et de concentrer son esprit sur sa propre nature spirituelle et ses divins ancêtres (J. W. T. Masan, auteur de deux livres importants sur la religion et la mythologie shintô.). "
. . . Cette croyance fondamentale est si profondément enracinée qu'en dépit de l'étonnante tolérance propre aux Japonais, les religions étrangères qui cherchent à s'implanter au Japon risquent de se heurter à une forte barrière si elles s'opposent à l'attitude religieuse, à la fois respectueuse et amicale, envers tous les ancêtres, ancêtres humains et ancêtres divins (Fumikiyo Tanaka, gûji de l'Iwa-shimizu-hachiman-gû.). Les missionnaire chrétiens ont malheureusement fait fi de cette condition essentielle. Dans un livre qui connut en Occident une grande diffusion (The Religions of Japan..., London, 1895.) l'un d'entre eux, le Rév. W. E, Griffis, n'hésitait pas à écrire : " Maintenez la frontière bien distincte entre Dieu et Son univers, et tout sera clair et ordonné. Si vous oblitérez cette frontière, ce sera un bourbier infranchissable, un sinistre chaos, et dans l'esprit se profileront les hallucinations du delirium tremens. " La violence de l'offensive ainsi lancée contre ce fondement de toute religion, de toute morale et de toute vie familiale a été telle que certains individus s'en laissèrent impressionner. Dans l'un des temples shintôistes les plus importants, j'ai eu l'extrême surprise d'entendre le vice-grand-prêtre, retour d'un séjour comme boursier aux Etats-Unis, déclarer que la filiation entre le premier Empereur humain et son ancêtre divin, la Déesse du Soleil, était " exclusivement religieuse, mais pas du tout physiologique ". Heureusement, la plupart des penseurs japonais souscrivent encore à ce qu'écrivait Tasuku Harada (Auteur d'un livre sur la Vie religieuse au Japon el de nombreux articles dans l'Encyclopaedia of Religion and Ethics.) : " Revendiquer pour ancêtres les dieux est un signe de maturité. "
. . . Envisagé superficiellement, le Shintô est à la fois panthéiste et polythéiste.
. . . D'une part, les Ecritures sacrées admettent l'existence de huit (ou quatre-vingts) " myriades " de Kami, yao-yorozu-no-kami, et je suis persuadé que si l'on pouvait dresser une liste de tout ce qui est adoré comme tel dans un endroit ou un autre, le chiffre ne parattrait pas exagéré. En fait, aux XIXe siècle, Atsutane Hirata, l'un des plus grands théologiens (Cf. p. 35 ci-dessous.), affirmait que cette évaluation est maintenant insuffisante, car depuis lors il est apparu un grand nombre de Kami nouveaux, et il faudrait probablement doubler le nombre qu'indiquent les Ecritures.
. . . D'autre part, comme nous l'avons vu, il n'y a, ni théoriquement ni pratiquement, aucune division nette entre les Kami qui ne pourraient pas être autre chose que des Dieux, et les autres êtres, animés ou inanimés, y compris les hommes. Ces autres êtres peuvent d'ailleurs toujours, dans certaines conditions, être considérés comme des Dieux, puisqu'ils ont la même origine et la même nature que les Dieux les plus exaltés et qu'ils ont donc un droit potentiel à l'adoration.
. . . Si l'on examine de plus près les pratiques religieuses, on est cependant amené à se demander si, vu sous un certain angle, le Shintô ne présente pas aussi un aspect monothéiste.
. . . Pour pouvoir comprendre la véritable nature du Shintô, il faut tout d'abord se dépouiller de tous les classements et catégories utilisés par les savants occidentaux, parce qu'ils ne s'appliquent absolument pas, et étudier le Shintô directement, tel qu'il est en fait. Et la première nécessité est évidemment de se faire une idée aussi exacte que possible de ce que le terme Kami signifie pour les Japonais. C'est ce que nous essaierons dans le chapitre suivant.
. . . C'est seulement lorsqu'un nouveau groupe de concepts religieux, ceux du Bouddhisme, furent introduits au Japon, qu'il devint nécessaire de donner un nom aux pratiques et sentiments religieux qui existaient auparavant dans ce pays. Pour les distinguer du Bouddhisme, on les désigna par deux idéogrammes chinois prononcés Shin-tao, ou Shintô, en chinois, et Kannagara (Kami-nagara)-no-michi en japonais. Ce qu'on traduit généralement par " La Voie des Kami " mais comme l'expression originale permet d'interpréter le mot Kami (ou Shin) au singulier ou au pluriel, l'utilisation du pluriel en français ne va pas de soi. Certains shintôistes la critiquent parce qu'elle souligne indûment l'aspect polythéiste. Chikao Fujisawa a proposé : " La Voie du Dieu unique et des Dieux. " La meilleure traduction serait peut-être " La Voie divine ".
. . . L'essentiel, néanmoins, reste que les shintôistes doivent observer le kannaraü, c'est-à-dire suivre la Voie divine, kannagara-no-michi. Cela signifie que leur vie devrait se conformer à la volonté des Kami célestes telle qu'ils la comprennent et aussi se modeler sur la vie des hommes qui sont eux-mêmes devenus de grands Kami. Comme nous le verrons dans le chapitre sur la morale, cette injonction générale n'est pas détaillée en une liste d'interdictions et d'obligations, mais dès l'enfance les Japonais s'imprègnent si intensément de son esprit qu'ils ne se heurtent guère à des " cas de conscience " tels que ceux qui occupent en Occident une si grande place et jouent un rôle si important dans notre littérature.
. . . Ce concept de kannagara-no-michi a naturellement été l'objet d'innombrables spéculations ésotériques. Pour ne citer que Chikao Fujisawa, celui-ci le définit comme " le sang divin qui jaillit spontanément du coeur sacré du cosmos ", michi " signifiant probablement le sang sacré parce qu'il ruisselle du coeur par expansion et y retourne en contraction par un cycle récurrent " ; michi est par conséquent " le continuum cosmique vitalisant " et peut être considéré comme " le lien biologique actuel entre l'individu humain et le cosmos, y compris le Kami ". Selon M. Takanobu Senge, l'un des prêtres les plus éminents de tout le Japon (Longtemps kyôto de l'Izumo-ô-yashiro et maintenant directeur de 1'Université Kokugakuin, à qui je dois une reconnaissance toute particulière.), kannagara-no-michi, signifie également " la Voie immuable, hors du temps et de l'espace, qui existait avant même la descente sur terre du petit-fils de la Déesse du Soleil ; comme tel, il repose sur ce qui est immuable dans la nature humaine (ningen- no-honseï, ou hito-no-makoto), comme par exemple l'amour des parents pour leurs enfants, en dépit des variations kaléidoscopiques de la vie quotidienne ".
. . . Le Shintô revendique avec insistance la qualité d'une religion qui s'applique au " médian-maintenant ", à l'éternel présent, naka-ima, et cette prétention est certainement justifiée. En effet, il insiste avant tout sur ce qui doit être fait à l'instant présent, sans beaucoup se préoccuper de ce qui est arrivé auparavant ni de ce qui viendra plus tard, que ce soit dans cette vie ou dans une vie future (Yaëichi Haga). Et cela explique ce qui parait une étrange anomalie : tout en accordant une importance primordiale aux ancêtres décédés et aux rapports actuels avec eux, le shintôiste comme tel ne pense jamais à ce qu'il deviendra lui-même comme " ancêtre mort " et s'en soucie encore moins. Les théories bouddhiques, aussi compliquées que merveilleuses, sur ce qui se passe après la mort ont certainement exercé un vif attrait sur les Japonais parce qu'elles ouvraient à la réflexion un domaine complètement neuf. Certains philosophes japonais modernes ont néanmoins soutenu que naka-ima était une " concrétisation " japonaise du concept bouddhiste d'ipséité. Je serais personnellement plutôt porté à croire que c'est la pré-existante tendance japonaise au naka-ima qui a conduit les bouddhistes japonais à s'intéresser de la sorte à sa contrepartie philosophique bouddhique d'ipséité.
. . . Un auteur japonais éminent, M, Hideo Kishimoto (Auteur de divers ouvrages perspicaces et importants, dont plusieurs n'ont pas encore été publiés.) l'a fort bien souligné dans le passage suivant, où il dit d'ailleurs expressément que ses observations s'appliquent à toutes les religions pratiquées au Japon, à l'exception du Christianisme : " Le principal sujet de préoccupation de ces diverses religions est constitué par les problèmes intérieurs de l'homme. Elles se concentrent sur le domaine de l'expérience immédiate. Leur principale tâche est de débarrasser l'esprit de l'homme de ses ennuis et de ses anxiétés. Et pour y parvenir elles offrent divers procédés. D'une façon générale, elles s'efforcent de remodeler l'esprit humain. Cela constitue la partie centrale de l'activité religieuse. Les exercices de formation mentale sont l'élément indispensable de ces religions. Elles attachent aussi un grand prix à l'expérience religieuse de nature mystique. Mais elles ne manifestent guère d'intérêt pour la vie sociale de la population. Elles n'insistent guère sur les problèmes éthiques qui se posent à l'homme. Ces religions se présentent donc sous un aspect assez différent de celui que nous offrent les traditions religieuses de l'Occident. " Dans le même texte, il ajoute : " Les Japonais se sont davantage intéressés au domaine de l'expérience immédiate. Si l'on veut considérer comme idéaliste la pensée japonaise, il serait préférable d'y voir un idéalisme empirique. Il ne faudrait pas le confondre avec l'idéalisme conceptuel du type occidental. "
. . . Tout en ne s'intéressant qu'au présent, le Shintô n'en embrasse pas moins la totalité de la vie. En tant que " religion de la vie présente réelle (Katsunoshin Sakuraï, neji de 1'Ise-jingû.) ", il a une théologie qui " répugne à séparer ce qui est en haut de ce qui est en bas (Chikao Fujisawa.) ", et il est fort peu enclin à séparer l'un de l'autre ce que nous appelons " matériel " et ce que nous appelons " spirituel ". " Toute foi religieuse, écrivait le même Fujisawa, qui exalte uniquement ou de façon disproportionnée le spirituel au détriment du charnel ne peut que se complaire dans une confortable hypocrisie. " J. W. T. Mason exprimait la même idée en écrivant : " Pour le Shintô, l'Esprit divin céleste et l'existence matérielle sont tous deux Kami. "
. . . Comme diverses autres religions orientales - et par exemple le Taoïsme et l'Hindouisme - le Shintô n'a ni dogme ni credo. Nous verrons plus loin que même les grands prêtres des temples les plus importants peuvent donner aux peu nombreux textes sacrés des interprétations qui frôlent parfois l'incroyance. Lorsque j'ai eu l'occasion de discuter avec des groupes composés des plus autorisés de ces grands prêtres certains problèmes fondamentaux d'exégèse ou de métaphysique, il est fréquemment arrivé qu'ils expriment ouvertement des avis fort divergents, et cela leur paraissait parfaitement normal - tout comme plusieurs personnes peuvent envisager de points de vue très différents l'amour maternel ou les fleurs de cerisier. En fait, l'attitude du shintôiste envers sa religion est énergiquement non intellectuelle. Le Shintô fait plutôt appel à un sens inné du devoir et de la responsabilité, ainsi qu'à des sentiments d'amour respectueux spontané envers le monde entier (Kanichi Hirata, ancien gûji de l'Ô-mi-jingû, maintenant président de l'Université Kôgakukan.), sentiments qui offrent une ressemblance frappante avec ceux que ressentent les uns pour les autres les membres d'une même famille, et aussi, dans une étonnante mesure, à une sensibilité d'ordre esthétique. Le grand prêtre Tomoaki Yoshida (Gûji du Minatogawa-jinja.) me disait, avec l'approbation expresse de plusieurs de ses éminents collègues : " En Shintô, on peut être un adorateur sans rien comprendre intellectuellement ", et " l'adorateur est beaucoup plus impressionné par les arbres qui entourent le temple, ou par son petit lac, que par n'importe quelle théorie ".
. . . Le professeur Inazo Nitobe (Ancien secrétaire général adjoint de la Société des Nations, auteur de plusieurs livres sur la mentalité japonaise.) qui avait longtemps séjourné en Occident, constatait que le Japonais ne s'intéresse pas à ce qu'il faut croire, mais à ce qu'il faut faire. L'un des attributs que l'on reconnait généralement aux Kami est d'ailleurs koto-agesenu, le fait de " ne pas élever de paroles ", ce qui met un sérieux frein à toute tentation de se lancer dans des théories ou des généralisations (Miehiji Ishikawa.). C'est pourquoi dans les grandes cérémonies religieuses (matsuri) l'expression verbale est pratiquement absente et seuls les sentiments sont invités à se manifester (Kanichi Hirata.). L'absence de toute orthodoxie n'empêche cependant pas les fidèles de sentir que certaines opinions, certaines actions, certains modes de vie peuvent avoir un relent d'hérésie (Yoshiyuki Noda, professeur à l'Université de Tôkyô.), c'est-à- dire ne pas être compatibles avec la " Voie divine ".
. . . Ce caractère a conduit certains Japonais à voir dans le Shintô " la foi qui est à la base de toutes les religions (Genchi Katô, auteur de nombreux travaux d'érudition sur le Shintô, assez influencé par les conceptions occidentales.) ", ou même à soutenir que " le Japon est le pays-semence, celui qui contient en soi les semences de tous les préceptes religieux (Keiko Fujinomiya, président du Fûji-chôse, secte moderne très traditionnaliste.) ". Si nous laissons de côté toutes les hypothèses d'ordre historique que supposerait une telle théorie, hypothèses dont il serait bien malaisé de démontrer le bien-fondé, nous devons admettre que le Shintô est peut-être plus proche que toute autre foi de la Religion en soi, par opposition aux religions, prises au pluriel. Et cela justifierait sans doute l'épithète de " primitif " qu'on lui attache volontiers, mais sans que l'on entende ce terme dans un sens péjoratif. Il faudrait plutôt l'interpréter dans le sens d' " originel ", c'est-à-dire avant toute dégénérescence en sectes rivales et dogmes contradictoires. C'est peut-être la meilleure réponse à la question si souvent posée par des observateurs extérieurs qui tiennent à utiliser leur propre jeu d'étiquettes : Le Shintô est-il une religion ?
. . . On ne saurait blâmer nos orientalistes d'y avoir généralement répondu par la négative. Là où ils ne trouvent ni credo ni code de morale, pratiquement pas de métaphysique, aucune ligne nette de démarcation entre l'homme et Dieu, il leur est difficile d'imaginer que le Shintô remplit les conditions nécessaires pour figurer au nombre des religions. Si pourtant l'on entend par religion une conception claire et consacrée par les siècles des rapports qui existent entre l'homme et son milieu, visible et invisible, et une conception non moins claire et consacrée par les siècles de la façon dont l'homme doit se comporter dans toutes les circonstances de la vie, on ne peut que souscrire à ce qu'écrivait R.A.B. Ponsonby-Fane (Les Japonais ont après sa mort créé une organisation, la Ponsonby Memorial Sociéty, pour éditer ses ouvrages.), un des Occidentaux qui ont le plus approfondi le Shintô, de l'intérieur : " On ne saurait trop insister sur le fait que le Shintô est véritablement une religion, et, plus encore, une religion douée d'une extraordinaire vitalité. "
. . . Le terme " religion " n'est d'ailleurs pas le seul qu'il soit difficile, et même fallacieux, d'utiliser lorsqu'on veut décrire le Shintô. Il y a de nombreux autres concepts fondamentaux que des termes et expressions désignent en japonais et pour des Japonais avec la plus grande précision et pour lesquels nous n'avons pas de traduction possible dans les langues occidentales. Nous avons déjà mentionné monothéisme, polythéisme et panthéisme ; nous examinerons plus loin en détail le terme Kami. Il en va de même, comme nous le verrons, pour les mots qui ne correspondent que très approximativement à ce que nous appelons éthique, péché, symbolisme, âme et corps, matière et esprit, immortalité de l'âme, etc.
. . . La liberté pratiquement totale de pensée qu'encourage le Shintô, jointe à une variété sans limites dans le rituel, est certainement l'une des raisons principales pour lesquelles le Shintô a pu se maintenir en parfaite santé malgré toutes les attaques et les concurrences dont il a été la cible au cours de son existence multimillénaire. Nous verrons dans un chapitre suivant comment il a réagi à un prosélytisme bouddhique agressif. Il adopte une attitude (on ne peut guère dire une politique, car elle vient trop naturellement) très semblable en face du matérialisme occidental virulent, qui fait passer les considérations économiques avant les valeurs morales et spirituelles.
. . . Le Shintô a pu, dans une surprenante mesure, combiner adaptabilité et tolérance (et par conséquent amour de la paix) avec une fidélité sans défaillance à tout ce qui en lui est essentiel. Shôjin, le principe de la progression incessante, est en fait un élément capital dans l'esprit même du Shintô (S. Honaga.).
Source de cette transcription: http://artmartial.free.fr/recherchistoriq/html/sourcesjapon2.html
Branche de Sakaki (Cleyera japonica Thunb., Pentaphylacaceae-Theaceae). "The Japanese word sakaki is written 榊 with a kanji character that combines ki 木 "tree; wood" and kami 神 "spirit; god", depicting "sacred tree; divine tree" (Wikipedia). Cet arbre est originaire des parties chaudes du Japon, de Taïwan, de la Chine, de Myanmar, du Népal et du nord de l'Inde. où il pousse dans les forêts de chênes verts. Toujours vert (sempervirens), c'est l'arbre sacré du shintoïsme.Voir aussi: http://www.botgard.ucla.edu/html/MEMBGNewsletter/Volume5number2/Sakakisacredtreeofshinto.html