"Qui a aimé aimera": deux lettres de Saint-Évremond à Ninon de Lenclos et réponse.
24 Août 2016 , Rédigé par POC
J’ai recu la seconde lettre que vous m’avez écrite, obligeante, agréable, spirituelle, où je reconnois les enjoûments de Ninon, et le bon sens de Mlle de Lenclos. Je savois comment la première a vécu : vous m’apprenez de quelle manière vit l’autre. Tout contribue à me faire regretter le temps heureux que j’ai passé dans votre commerce, et à désirer inutilement de vous voir encore. Je n’ai pas la force de me transporter en France, et vous y avez des agréments qui ne vous laisseront pas venir en Angleterre. Mme de Bouillon vous peut dire que l’Angleterre a ses charmes, et je serois un ingrat, si je n’avouois moi-même que j’y ai trouvé des douceurs. J’ai appris, avec beaucoup de plaisir, que M. le comte de Grammont a recouvré sa première santé et acquis une nouvelle dévotion. Jusqu’ici, je me suis contenté grossièrement d’être homme de bien ; il faut faire quelque chose de plus, et je n’attends que votre exemple pour être dévot. Vous vivez dans un pays où l’on a de merveilleux avantages pour se sauver. Le vice n’y est guère moins opposé à la mode qu’à la vertu. Pécher, c’est ne savoir pas vivre et choquer la bienséance autant que la religion. Il ne falloit autrefois qu’être méchant ; il faut être de plus malhonnête homme pour se damner en France présentement. Ceux qui n’ont pas assez de considération pour l’autre vie, sont conduits au salut par les égards et les devoirs de celle-ci. C’en est assez sur une matière, où la conversion de M. le comte de Grammont m’a engagé : je la crois sincère et honnête. Il sied bien à un homme qui n’est pas jeune d’oublier qu’il l’a été. Je ne l’ai pu faire jusqu’ici : au contraire, du souvenir de mes jeunes ans, de la mémoire de ma vivacité passée, je tâche d’animer la langueur de mes vieux jours. Ce que je trouve de plus fâcheux à mon âge, c’est que l’espérance est perdue ; l’espérance, qui est la plus douce des passions et celle qui contribue davantage à nous faire vivre agréablement. Désespérer de vous voir jamais, est ce qui me fait le plus de peine : il faut se contenter de vous écrire quelquefois, pour entretenir une amitié qui a résisté à la longueur du temps, à l’éloignement des lieux, et à la froideur ordinaire de la vieillesse. Ce dernier mot me regarde : la nature commencera, par vous, à faire voir qu’il est possible de ne vieillir pas. Je vous prie de faire assurer M. le duc de Lauzun de mes très-humbles services, et de savoir si Mme la maréchale de Créqui lui a fait payer cinq cents écus qu’il m’avoit prêtés : on me l’a écrit il y a longtemps, mais je n’en suis pas trop assuré.
Il y a plus d’un an que je demande de vos nouvelles à tout le monde et personne ne m’en apprend. M. de la Bastide m’a dit que vous vous portiez fort bien ; mais il ajoute que, si vous n’avez plus tant d’amants, vous êtes contente d’avoir beaucoup plus d’amis. La fausseté de la dernière nouvelle me fait douter de la vérité de la première. Vous êtes née pour aimer toute votre vie. Les amants et les joueurs ont quelque chose de semblable : Qui a aimé, aimera. Si l’on m’avoit dit que vous êtes dévote, je l’aurois pu croire. C’est passer d’une passion humaine à l’amour de Dieu et donner à son âme de l’occupation : mais ne pas aimer, est une espèce de néant, qui ne peut convenir à votre cœur.
Ce repos languissant ne fut jamais un bien ;
C’est trouver, sans mourir, l’état où l’on n’est rien.
Je vous demande des nouvelles de votre santé, de vos occupations, de votre humeur, et que ce soit dans une assez longue lettre, où il y ait peu de morale et beaucoup d’affection pour votre ancien ami. L’on dit ici que le comte de Grammont est mort, ce qui me donne un déplaisir fort sensible. Si vous connoissez Barbin, faites-lui demander pourquoi il imprime tant de choses sous mon nom qui ne sont point de moi. J’ai assez de mes sottises, sans me charger de celles des autres. On me donne une pièce contre le P. Bouhours, où je ne pensai jamais. Il n’y a pas d’ecrivain que j’estime plus que lui : notre langue lui doit plus qu’à aucun auteur, sans excepter Vaugelas. Dieu veuille que la nouvelle de la mort du comte de Grammont soit fausse1, et celle de votre santé véritable ! La Gazette de Hollande dit que M. le comte de Lauzun se marie : si cela étoit vrai, on l’auroit mandé de Paris ; outre cela M. de Lauzun est Duc, et le nom de Comte ne lui convient point. Si vous avez la bonté de m’en écrire quelque chose, vous m’obligerez, et de faire bien des compliments à M. de Gourville de ma part, en cas que vous le voyiez toujours. Pour des nouvelles de paix et de guerre, je ne vous en demande pas. Je n’en écris point, et je n’en reçois pas davantage. Adieu ; c’est le plus véritable de vos serviteurs, qui gagneroit beaucoup, si vous n’aviez point d’amants, car il seroit le premier de vos amis, malgré une absence qu’on peut nommer éternelle.
1. Cette nouvelle étoit en effet fausse. Philibert, comte de Grammont, comme on l’a vu plus haut, ne mourut que le 10 janvier 1707.
J’apprends avec plaisir que mon âme vous est plus chère que mon corps, et que votre bon sens vous conduit toujours au meilleur. Le corps, à la vérité, n’est plus digne d’attention, et l’âme a encore quelque lueur qui la soutient et qui la rend sensible au souvenir d’un ami, dont l’absence n’a point effacé les traits. Je fais souvent de vieux contes où M. d’Elbène, M. de Charleval, et le chevalier de Rivière, réjouissent les modernes. Vous avez part aux beaux endroits : mais, comme vous êtes moderne aussi, j’observe de ne vous pas louer, devant les académiciens qui se sont déclarés pour les anciens. Il m’est revenu un Prologue en musique, que je voudrois bien voir sur le théâtre de Paris1. La beauté qui en fait le sujet, donneroit de l’envie à toutes celles qui l’entendroient. Toutes nos Hélènes n’ont pas le droit de trouver un Homère, et d’être toujours les déesses de la beaute. Me voici bien haut : comment en descendre ? Mon très-cher ami, ne falloit-il pas mettre le cœur à son langage ? Je vous assure que je vous aime toujours plus tendrement que ne le permet la philosophie. Mme la duchesse de Bouillon est comme à dix-huit ans : la source des charmes est dans le sang Mazarin. À cette heure que nos Rois sont amis2, ne devriez-vous pas venir faire un tour ici ? Ce seroit pour moi le plus grand succès de la paix.
1. Ce Prologue a eté conservé par Des Maizeaux, et, n’en déplaise à l’obligeance de Ninon, il est d’une médiocrité désespérante. J’ai dû l’exclure de cette édition.
2. C’étoit après la paix de Riswyck.
SOURCE:
https://fr.wikisource.org/wiki/%C5%92uvres_m%C3%AAl%C3%A9es_de_Saint-%C3%89vremond
NINON DE L'ENCLOS: https://fr.wikipedia.org/wiki/Ninon_de_Lenclos
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