Karl May, défenseur des Peaux-Rouges, par Moritz Nestor
Curieux de reprendre après un demi-siècle mes lectures de jeunesse, je tombe à l’improviste, chez l’antiquaire, sur les fameux tomes de Karl May avec leur couverture verte, empilés près de la caisse à cinq francs l’exemplaire, j’emporte «Winnetou I et II», «Old Firehand I et II» et «Le Prince du Pétrole».
J’appartiens à cette génération ayant grandi avec les livres de Karl May. «Des aventures à suspense» – c’est presque tout de ce qui reste en mémoire au sujet de ce pacifiste et anticolonialiste du temps de l’Empire allemand. L’Histoire a passé généreusement sur le fait que Karl May, à la veille de la Première Guerre mondiale, fut un militant engagé et ami de Berta von Suttner.
La préface du premier tome de «Winnetou, le gentleman Peau-Rouge», selon le titre original du roman, réveille des souvenirs. Me revoilà sous mes couvertures, muni de ma lampe de poche et rempli de révolte contre l’injustice faite aux Indiens, les premiers habitants de l’Amérique. C’est à eux qu’appartenaient les terres volées par les Blancs avides de richesses tout en se présentant en bons chrétiens. La pensée claire et incorruptible des deux frères de sang [Winnetou et Old Shatterhand] agissant ensemble pour démasquer les injustices et les mensonges, aider les sans-droits, reconnaître en détail toutes les traces et les embuscades. Là, chaque cause est jugée devant le tribunal de la Raison – voilà Karl May un éclaireur responsable à 100%.
Et, à tout moment, une opposition radicale à la vengeance et au droit du plus fort: les deux frères de sang n’attaquent jamais, ne provoquent aucun combat. Mais c’est avec toutes leurs forces mentales et leurs armes qu’ils ripostent aux agressions, aux tueries, au vol et à l’injustice, également et tout spécialement quand ceux-ci sont infligés à autrui. Les deux amis sont un symbole vivant de la neutralité armée, excluant profondément la nécessité de nuire, si la légitime défense l’exige. Ils ne connaissent qu’un seul but, dans le profond respect de l’être humain en tant qu’image de Dieu et dans un profond mépris face à l’avidité du pouvoir et de l’or, ces saletés misérables: sauver et protéger la vie, partout où c’est possible. Une humanité vécue sous la protection massive de leur intelligence intuitive, de la «force des poings», de la carabine argentée, de l’arme tueur d’ours et du fusil à répétition à 25 coups.
C’est dans cet esprit que l’auteur Karl May rédige, à l’époque du colonialisme et impérialisme bouillonnants, des récits de voyage passionnants, intéressant tous les lecteurs et transmettant un but éthique au cours de plusieurs centaines de pages. Nous sommes à la veille de la Première Guerre mondiale lorsque les plans des tueries de masse sont prêts dans les tiroirs des généraux et que la spirale de l’armement se renforce sans répit. Le but de l’auteur est d’éduquer la jeunesse à l’aide de modèles humains, tels que Winnetou, Kleki Petra, Intschu Tschuna, Old Shatterhand et d’autres encore, dans l’esprit de la paix, de l’amour du prochain et de la compréhension entre les peuples – en opposition totale au colonialisme, aux génocides et aux guerres!
La préface de l’ouvrage «Winnetou I» contient le crédo politique et humain de Karl May, sur les bases du christianisme et du droit naturel:
«S’il est vrai que tout ce qui vit à le droit à la vie, et si ce principe se rapporte autant à l’individu qu’à la totalité des êtres vivants, alors il en résulte que le Peau-rouge dispose de ce droit dans exactement la même mesure que le Peau-blanc et a donc le même droit de développer son individualité dans les domaines sociaux et étatiques.»
En 1948, cette même pensée se retrouvera, dans l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme: «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.» Voilà le sens de la fraternité de sang des deux protagonistes, Old Shatterhand, le Peau-blanc, et Winnetou, le Peau-rouge. Et dire qu’il s’agit là de romans d’aventures! Nous voilà donc, dans l’Empire allemand, au milieu de l’époque du colonialisme, face à un auteur allemand créant, dans ses livres écrits pour la jeunesse, un personnage avec lequel chaque jeune lecteur peut s’identifier et qui aspire précisément à ce qui est couvert de mépris par les puissances bellicistes: la souveraineté illimitées des peuples et des êtres humains – car, comme le dit May, «tout ce qui est vivant a le droit à la vie».
La couverture de «Winnetou I», dans son édition de 1904, a été créée par Sascha Schneider (1870–1927), et représente Caïn et Abel: donc le fratricide. Winnetou représente un mémorial, érigé par Karl May à l’honneur de l’«homme rouge mourant», tué par son frère blanc.
«Lui, le meilleur de tous mes amis, le plus fidèle et toujours prêt à se sacrifier, était un authentique représentant de la race, dont il était issu. Il a disparu de la même manière que sa race, la vie éteinte par la balle meurtrière d’un ennemi. Je l’ai aimé comme aucun autre être humain et j’aime, aujourd’hui encore, cette nation en disparition, dont il fut le fils le plus noble. J’aurais donné ma vie pour préserver la sienne, comme il a osé le faire cent fois pour moi. Cela ne me fut pas permis; il a disparu comme il a vécu: en sauveur de ces amis. Mais cette mort ne fut que physique. Dans ces pages, il continuera à vivre, tout comme il vit dans mon âme, lui, Winnetou, le grand chef des Apaches. C’est pour lui que j’érige ce monument plus que mérité, et si le lecteur, en regardant cette œuvre avec son œil spirituel, prononce un jugement équitable au sujet de ce peuple, dont le chef fut son image fidèle, je serai richement récompensé.»
Quant à la couverture du livre «Winnetou II», paru au printemps 1904, l’artiste Sascha Schneider choisit – suite à la situation historique du moment – le motif «L’Ange de Dieu en deuil à cause des races combattantes». La Grande guerre grondait déjà à l’horizon! En 1905, le couple May assistera à une réunion de Berta von Suttner qui les émouvra jusqu’aux larmes. A partir de ce jour, Berta von Suttner compte parmi ses compagnons spirituels, même au-delà de la mort Karl May. Profondément touchée par ses livres, elle reconnait l’immense soutien qu’il offrait pour leur cause mutuelle: paix sur terre, bas les armes! Le quotidien «Radebeuler Tageblatt» écrivit le 13 février 1913: «Madame la baronne Bertha von Suttner, auteur bien connu du livre «Bas les armes!» et représentante du Mouvement pacifiste a séjourné aujourd’hui à Radebeul et a rendu visite à la veuve de l’écrivain Karl May. Il est connu que Karl May apportait son soutien aux buts de Madame la Baronne.» Et la veuve Klara May a noté le 12 février 1913 dans son journal intime: «Bertha von Suttner […] fait les éloges suprêmes de l’œuvre de Karl May, disant qu’elle n’était rien comparé à lui.»
Ce n’est que depuis le Pacte Briand-Kellogg de 1928 et la Charte des Nations Unies de 1945 que le droit international proscrit la guerre en tant que moyen politique et exige que les litiges soient résolus de manière pacifique. Toute guerre d’agression, y compris le génocide des Indiens, est une violation du droit international. En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme (et les accords suivants) garantit pour la première fois le droit à la vie à tout être humain – confirmant ainsi les paroles de Karl May que «tout ce qui vit a le droit à la vie». «Winnetou I» est paru en 1904. Si l’on compare son contenu au «Discours sur les Huns» de l’empereur allemand Guillaume II du 27 juillet 1900 («Sus à l’ennemi, écrasez-le! Pas de pitié! Pas de prisonniers!») à Bremerhaven avec lequel il harangue les troupes du Corps expéditionnaire allemand en partance pour combattre le soulèvement des Boxers dans l’empire de Chine, on mesure à quel point Karl May devançait son temps. Les premières phrases exprimées dans «Winnetou I» sont totalement différentes:
«Toujours quand je pense à l’Indien, c’est le Turc qui me vient à l’esprit; c’est légitime, même si cela parait étrange. Bien qu’il y ait peu de points communs entre eux, ils ont subi un sort similaire, celui de la tentative des Blancs de les éliminer. On ne parle du Turc guère autrement que de ‹l’homme malade›, pendant que quiconque connaissant la situation, doit nommer l’Indien ‹l’homme mourant›. Oui, la nation rouge est moribonde! De la Terre de Feu jusque loin au-dessus des lacs nord-américains cet immense malade est étendu, détruit par un destin impitoyable, ne connaissant pas de pitié. Avec toutes ses forces, il s’y est opposé, mais en vain; ses forces ont de plus en plus faibli; il n’a plus que peu de souffle et ses convulsions traversant de temps en temps son corps nu annoncent la proximité de la mort.»
Encore une fois: Est-ce un simple roman d’aventure? Karl May écrit son Winnetou à l’époque du colonialisme et de l’impérialisme, il est impensable sans ce lien historique et politique. L’«homme malade du Bosphore» c’est l’Empire ottoman qui, au temps de Karl May, est en train d’être anéantit par la politique colonialiste anglo-européenne. Puis, il le sera suite de la Grande guerre, pour assurer les riches puits de pétrole aux puissances impériales. Bill Engdahl décrit dans son livre «Mit der Ölwaffe zur Weltmacht» [Avec l’arme du pétrole vers le pouvoir hégémonique] le lien politique, que Karl May aborde en parlant de l’«homme malade».
Winnetou – et c’est ainsi que Karl May le veut – est un membre de la nation mourante des peuples autochtone d’Amérique du Nord, où, à son époque, on perpétrait le génocide. C’est le cadre historique, sans lequel Winnetou n’est pas compréhensible. Non pas un roman d’aventure, mais une histoire tragique réelle, enveloppée dans une forme de roman passionnant et comme but l’éducation des populations, réveiller les cœurs de la jeunesse pour qu’elle abandonne le manque de connaissances et l’indifférence envers l’accaparement des terres et du génocide contre les propriétaires légitimes du continent américain. Voilà le point de départ pour les récits de Winnetou.
Alors que les puissances coloniales européennes méprisaient les «sauvages», les dépouillaient et les massacraient et pendant que les philosophes d’Etat de ses royaumes impériaux déniaient aux hommes de couleur la faculté de la raison et prétendaient que les sauvages ne savaient pas penser, étaient incapables de former des Etats, et devaient donc être opprimés, Karl May surgit et annonce dans sa préface de «Winnetou I»:
«Je dis: non! […] Le Blanc […] s’est petit à petit développé du chasseur au berger, puis de l’agriculteur à l’industriel; ce développement à pris de nombreux siècles; le Rouge n’a pas eu ce temps, parce qu’on ne le lui a pas laissé.»
La cruauté humaine est «soit apparente soit capable d’une atténuation chrétienne, parce que la sagesse éternelle, ayant défini cette loi, est en même temps l’amour éternel. Pouvons-nous prétendre qu’en ce qui concerne la race indienne en disparition, une telle atténuation ait eu lieu? Ce n’était pas seulement un accueil hospitalier, mais presque une admiration divine avec laquelle les ‹indigènes› ont reçu les premiers ‹visages pâles›. Quelle fut leur récompense? Incontestablement, le pays qu’ils habitaient leur appartenait; on le leur a enlevé. Quiconque a lu l’histoire des ‹fameux› conquistadores se rappelle des fleuves de sang qui ont coulé à cette occasion et des cruautés perpétrées. Et par la suite, on a continué selon le même modèle. Le Blanc est arrivé avec des mots doux sur les lèvres, mais en même temps avec le couteau aiguisé dans la ceinture et le fusil chargé à la main. Il a promis l’amour et la paix et a apporté la haine et le sang. Le Rouge a dû se retirer, petit à petit, toujours davantage. Parfois, on lui a promis des droits ‹éternels› pour ‹son› territoire – et peu de temps plus tard on le lui a enlevé. On lui ‹a acheté› ses terres en ne le payant pas du tout ou avec des objets de troc sans valeur, dont il n’avait aucun usage. Mais on leur a soigneusement appris à boire le poison insidieux de l’‹eau-de-feu›, puis apporté la varicelle et d’autres maladies encore plus graves et répugnantes, qui ont décimé des tribus et dépeuplé des villages entiers. A chaque fois que l’homme rouge voulait défendre ses droits, on lui a répondu avec de la poudre et du plomb, et à nouveau il a dû se retirer. Aigri, il se vengea envers tout visage pâle qu’il rencontrait, et les conséquences furent de constants massacres parmi les Peaux rouges. De ce fait il s’est transformé du chasseur initialement fier, audacieux, courageux, sincère, franc et fidèle envers ses amis en un homme avançant sournoisement, toujours méfiant et menteur sans qu’il en soit responsable, car ce n’est pas lui le coupable mais les Peaux blanches.
Les troupeaux de mustangs sauvages, au milieu desquels il choisissait audacieusement son cheval, où sont-ils restés? Où voit-on encore les bisons qui le nourrissaient lorsqu’ils peuplaient par millions les prairies? De quoi vit-il aujourd’hui? De la farine et de la viande qu’on lui fournit? Regarde combien de plâtre et d’autres belles choses se trouvent dans cette farine; qui peut la savourer! Et si un jour, on propose à une tribu cent bœufs ‹extra gras›, ils se transforment en route en deux ou trois vieilles vaches amaigries sur lesquelles même les vautours ne trouvent plus rien à manger. Le rouge doit-il vivre de l’agriculture? Peut-il compter sur sa récolte, lui, le proscrit, que l’on repousse de plus en plus loin, à qui on ne laisse aucun lieu pour rester? […]
Oui, il est devenu un homme malade, un … homme mourant, et nous nous tenons avec compassion devant sa couche misérable, pour lui fermer les yeux. Se trouver devant le lit de mort d’une personne est une chose sérieuse, mais le fait de se trouver devant le lit de mort d’une race entière l’est cent fois. Là, se posent de très nombreuses questions, avant tout celle-ci: qu’est-ce que cette race aurait-elle pu accomplir, si on lui avait laissé le temps et l’espace, de développer ses forces et ses dons intérieurs et extérieurs? Quelles formes de cultures particulières seront perdues pour l’humanité à cause de l’effondrement de cette nation?»
C’est de cela que sont tissés les événements, les activités, les tragédies et les luttes des contes de Winnetou: de l’histoire contemporaine, coulée dans la forme d’un roman, se penchant sur le pire, sur ce que Caïn est capable de faire à Abel, mais où il y a également des êtres humains qui témoignent que tout ne doit pas nécessairement se passer ainsi. L’homme est capable à s’élever. Il est un être capable de développer la raison et l’humanité. Il peut surmonter la haine et l’avidité primitive envers l’or – peu importe la couleur de sa peau. Karl May décrit très souvent des situations, dans lesquelles Winnetou est plus humain que nombre de Blancs. Cela appartient à ses traits les plus émouvants: parce qu’il est un être humain, uniquement à cause de cela, il est capable de connaître et vivre ce que les Européens colonialistes n’attribuaient qu’à eux-mêmes: l’amour du prochain, la formation et la culture. Partant de la communauté d’esprit et de sentiments des deux frères de sang Old Shatterhand et Winnetou, Karl May développe pour le lecteur un exemple vivant d’un rapport mutuel pacifique, favorisant la compréhension de deux cultures. Tous les hommes y sont capables, peu importe leur couleur de peau, parce qu’ils sont des êtres humains. Voilà le message de Karl May.
Y’a-t-il un sujet plus actuel à notre époque? Où trouver de nos jours des livres comparables pour la jeunesse? N’est-ce pas le moment de lire à nouveau le vieux Karl May? •
Source: Horizons et Débats: https://www.zeit-fragen.ch/fr/ausgaben/2018/nr-8-10-april-2018/kain-wo-ist-dein-bruder-abel.html