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Le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Roger Garaudy: Les autres

6 Avril 2018 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles

Peinture de Diego Rivera

Peinture de Diego Rivera

LES AUTRES

 

Les veilleurs ont un seul monde, qui leur est commun; ceux qui dorment tombent chacun vers un monde particulier.

Héraclite d'Ephèse.

 

Une race nouvelle parmi les hommes de ma race, une race nouvelle parmi les filles de ma race, et mon cri de vivant sur la chaussée des hommes, de proche en proche, et d'homme à homme. Jusqu'aux rives lointaines où déserte la mort.

Saint-John Perse, Vents.

 

L'enfer c'est l'absence des autres. L'enfer c'est la fermeture à l'autre. Je nais habité par les autres. Puis une éducation mutilante d'Occidental me réduit à être tout seul, et à avoir l'illusion d'être la source de tout le reste. « Je pense, donc je suis. » L'une des plus belles perles du sottisier occidental! Quatre postulats escamotés en cinq mots. « Je. » Il n'est pas vrai qu'au commencement était moi. Tout au contraire je me distingue peu à peu, et à grand-peine, d'une totalité confuse des choses et des autres vivants. C'est une conquête de mon enfance première.

Le moment où je m'affirme comme individu, distinct de tous les autres, séparé, sinon affronté, cette affirmation individualiste est historiquement datée et géographiquement située : elle est née avec la Renaissance, c'est-à-dire à la naissance du capitalisme et du colonialisme, et en Europe. Il est vrai qu'à partir de cette mutation historique caractérisée par l'institution généralisée du marché et de ses concurrences, chaque homme est devenu le rival de chaque autre, que la liberté a été cadastrée comme la propriété : ma liberté s'arrête là où commence la liberté de l'autre. Il est vrai aussi que cet individualiste barricadé dans son moi égoïste a considéré l'Europe comme le nombril du monde : tous les autres n'étant que barbares ou primitifs.

Les Indiens ont-ils une âme? se demandaient gravement les gens d'Église au 16ee siècle. Il fallut plusieurs papes pour en décider. « Je connus que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature est de penser. » Cette maladie vient de plus loin, de Socrate et de Platon ; tout ce qui ne peut se traduire en concepts n'existe pas. Descartes pousse cette désolation à son terme : l'amour, la création esthétique, l'action même (autre que technique), où ont-ils leur place? Essayez de tirer une esthétique de Descartes! Ou d'apprendre de lui ce qu'est l'amour! Un soir de tristesse vous chercherez dans ce traité de mécanique qui s'appelle, curieusement, Traité des passions. « Donc. » De quelle « logique » peut se réclamer cette « conclusion »? Quelle distance y a-t-il entre ma pensée et moi? Entre mon amour et moi? Entre mon acte et moi? Et si elle existait, quel raisonnement pourrait la franchir? Comment recoller les morceaux de cet homme déchiqueté : ici l'âme et là le corps; ici moi et là les autres?...

« Je suis. » Quelle est cette « substance », cette « essence », cette « nature »? que l'on pourrait saisir comme une chose extérieure (comme les choses sont extérieures aux choses) distincte de l'action elle-même comme une machine peut être décrite par le géomètre avant son fonctionnement et indépendamment de lui.

Je sais que l'on a utilisé toutes les magies verbales, de Kant à Fichte et Hegel, de Husserl et de Heidegger à Sartre, pour échapper à ces très simples conséquences. Tout cela tendait à réintégrer les autres dans le moi, à prendre conscience que les autres ne m'aident pas seulement à me connaître moi-même, mais que je n'existe que par eux et avec eux. Tout cela pour aboutir à la relation la plus pauvre avec les autres : pas l'amour, ni le travail, ni la création, mais le regard et le conflit; l'autre ne faisant partie de moi-même que comme sa négation! Comme si chacun tentait seulement d'échapper à une emprise, à lutter contre l'autre comme sa limite au lieu de l'aimer comme sa condition. Comme si en aimant je perdais de mon être, au lieu de ne le constituer que par l'amour. Comme si le regard de l'autre m' « aliénait », comme si je devais riposter en le transformant, par mon regard, en objet : « L'enfer c'est les autres! » s'écrie un héros de Sartre.

Le cartésianisme à l'aube conquérante de l'individualisme, et l'existentialisme qui a vécu la crise et la faillite de l'individualisme, sont de pauvres philosophies car l'autre n'y a d'existence que par ma pensée ou par mon regard. Elles dégénèrent aisément en technique de puissance et de manipulation par l'individu et sa pensée, avec Descartes, ou en philosophie du désespoir, où la vie n'existe que par la mort et le néant, depuis Heidegger. Philosophies sans espérance, parce qu'elles sont sans amour et sans foi. Le même problème se transpose lorsqu'on aborde l'ethnologie où l'on regarde « les autres » (il s'agit ici des autres cultures et des autres civilisations) exclusivement du point de vue de l'homme occidental, tenu, par un postulat prétentieux et sournois, pour le centre et la mesure de toute chose, c'est-à-dire de tous les autres.

L'idéologie occidentale, baptisée « science », est considérée, par postulat, comme axe de référence, et tout ce qui est non occidental est situé en tel ou tel point inférieur de cette trajectoire dont la « pensée occidentale » est l'aboutissement. L'on ne saurait donner meilleur fondement au colonialisme, au néo-colonialisme, à tout ce qui fausse radicalement les rapports (y compris politiques et économiques) avec les peuples de ce que l'on appelle « le tiers monde », c'est-à-dire du monde non occidental contre lequel, depuis un demi-millénaire, tout a été mis en oeuvre, depuis le pillage de leurs richesses et la destruction de leurs structures sociales, jusqu'à la négation de leur culture, pour arrêter leur développement.

Une « ethnologie » proprement dite ne commencera  que par un véritable dialogue des civilisations, c'est-à-dire lorsque l'on considérera l'autre homme comme ce qui me manque pour devenir pleinement homme, et comme un interlocuteur dont j'ai quelque chose à apprendre. Lorsque, par exemple, un Chinois ou un Indien, rompu à la méditation du bouddhisme et de toutes les cultures d'Asie sur le désir, fera l'ethnologie de la publicité occidentale ou de la Bourse et situera sans doute ces manipulations barbares et primitives du désir à une étape historique depuis longtemps dépassée par les sagesses de l'Orient. Ou lorsqu'un ethnologue noir, formé par les solidarités communautaires de l'Afrique, fera l'ethnologie tribale des sociétés multinationales et y trouvera les tendances prédatrices propres au cerveau « reptilien » le plus archaïque, antérieures à des communautés proprement humaines. Peut-être alors des « coopérants » venus d'Asie, d'Amérique latine ou d'Afrique viendront-ils nous aider à concevoir et à vivre des rapports proprement humains entre l'homme et la nature, entre l'homme et les autres hommes, entre l'homme et son propre avenir.

L'autre, c'est aussi la femme. Autre dimension perdue dans une société qui, depuis des millénaires, est exclusivement faite par les hommes et pour les hommes, mettant au premier plan les valeurs de domination politique, technique ou sexuelle, simplement parce que l'on a oublié la complémentarité de la femme au profit de sa subordination comme moyen de l'homme : soit comme main-d'œuvre surexploitée, soit comme servante du foyer, mutilée des possibilités sociales extérieures, soit comme moyen de jouissance sexuelle ou d'ornementation sociale. Alors que la rencontre d'amour crée un nouveau feu, fait jaillir de nouvelles sources. Et l'univers de l'homme en est agrandi.

Sur tous les plans nous sommes ramenés à cette vérité fondamentale de la vie : ce qu'il y a de plus intime et d'essentiel en moi, c'est la présence et l'amour des autres. L'autre, les autres, c'est ma transcendance, ce qui m'appelle au-delà de mes limites individuelles, ce qui me constitue comme homme. L'humanité n'est pas une aventure solitaire. C'est une conquête de la communauté. Une communion. La seule médiation possible avec le tout autre.

A condition d'aimer les autres un par un. Pas comme un collectif abstrait. Cet amour-là fera la relève de la famille traditionnelle. Lorsqu'elle n'a plus de fondement religieux, ni biologique, ni économique, ni même éducatif, l'amour est libéré de ces limites de fait. Il n'y a pas discontinuité dans ce passage. L'amour de nos enfants devient spécifiquement humain lorsqu'il échappe aux tutelles de la famille, c'est-à-dire lorsque cet amour « sacré », « charnel », etc., s'est reconverti en amour parfaitement réciproque et libre avec l'autre, au delà du sang, du devoir, de l'intérêt ou même du respect.

Ce qu'il y a de merveilleux dans cette métamorphose, c'est qu'avec nos enfants nous en vivons chaque étape comme un détachement, comme une libération. Mon fils né de moi, d'abord peu distinct de moi par obéissance, par imitation, par confiance ou par révolte, devient peu à peu adulte.

Il se définit de moins en moins par rapport à moi, fût-ce dans ses négations. Cela m'oblige et m'appelle: continuer à l'aimer non pour sa ressemblance avec moi mais pour sa différence, c'est une fécondante rupture, une brèche dans la cuirasse de mes certitudes. Une autre vie possible est commencée par lui, celle que je n'ai pas osé entreprendre, ou que j'ai réprimée en moi, ou que je ne soupçonnais peut-être pas. Cela aussi fait partie de moi-même. J'en suis responsable et j'y suis étranger. Une partie de moi-même a conquis sa plus radicale autonomie et m'ouvre à de nouvelles richesses. Alors commence l'amour au-delà des particularismes familiaux, du provincialisme de clan. Il est l'autre homme, dont la vie m'interpelle. Celle de ma fille, née de moi, est une autre expérience, plus déroutante et mystérieuse encore.

« Ma fille, cette part féminine de moi-même », comme dit un héros de Claudel. Elle est cette multiplicité de possibles qui ne seront jamais les miens et que j'ai rêvé pourtant de réaliser. Ma mère a dû éprouver, à mon égard, le même sentiment; quand j'avais dix-sept ou dix-huit ans elle était ma plus proche et meilleure amie : je lui disais ce que je n'osais pas m'avouer à moi-même. Quand ma fille a eu à son tour dix-sept ou dix-huit ans j'espérais cette transparence. Je n'y suis point parvenu, sans aucun doute parce que je n'ai pas su faire comme ma mère : accepter sans réserve de ne pas juger, mais d'accueillir, et de grandir, avec ses propres enfants, de tous les possibles qu'ils réalisent sans nous, en dehors de nous, parfois contre nous. Car c'est ainsi que nous nous ouvrons aux vraies richesses, celles de l'autre, dans sa différence. Il nous est spontanément plus difficile d'accepter dans leur différence nos propres enfants que des étrangers.

Parce que nous vivons encore sur le mythe qu'ils sont issus de nous, et, disons le mot, un peu notre propriété. Si bien que leur légitime autonomie nous la ressentons comme un éloignement. Il nous faut donc, pour les aimer dans leur totale liberté, surmonter plus de résistance intérieure que pour des gens qui n'appartiennent pas à notre famille. C'est une survivance, mais elle est tenace. Apprendre à la vaincre dans l'amour inconditionnel de nos propres enfants est une excellente école de l'amour de tous les autres.

Enfin, les autres, c'est la révélation de la transcendance. De la transcendance du tout autre. Dieu n'a pas d'autre visage que celui de ces autres hommes et de ces autres femmes. Il n'y a pas d'autre voie, pour aller à lui, que de le reconnaître en chacun d'eux. Il n'est pas. Il fait. Son action n'est pas extérieure à celle de chacun des autres : il est, en chacun d'eux, sa dimension spécifiquement humaine, sa transcendance qui interdit de juger un être humain seulement selon son passé, comme fait la justice, mais qui nous somme, au contraire, de faire un pari sur l'avenir de l'autre, sur l'infini de ses possibilités de métamorphose et de devenir, ce qui est l'amour.

Comme attitude à l'égard des autres l'amour n'est pas le prolongement de la justice, une plus grande justice : il en est le contraire. Au début des Misérables de Victor Hugo l'évêque de Digne reçoit à sa table l'ancien forçat Jean Valjean, qui lui vole, en partant, ses candélabres d'argent. Aux gendarmes qui ramènent chez lui le voleur, l'évêque déclare : « Je les lui ai donnés. » Alors que le policier Javert traquera Jean Valjean pendant toute sa vie. Qui est le juste? C'est le policier Javert.

Alors que l'évêque de Digne a soustrait un voleur à un « juste » châtiment. Car la justice consiste à traiter chacun selon ce qu'il est, c'est-à-dire selon ce qu'il a fait, selon son passé. A chacun son droit, ce qui lui est dû : à l'esclave ce qui est dû à l'esclave, au maître ce qui est dû au maître. Au voleur ce qui est dû au voleur, c'est-à-dire la prison. Dans une société capitaliste donner au patron ce qui est dû au patron, c'est lui accorder la liberté d'entreprise, même si elle va à rencontre de l'ouvrier ou du bien public.

L'amour rompt cette règle du jeu, cette règle de l'ordre. C'est pourquoi les hommes d'ordre n'aiment en général pas l'amour. C'est un fauteur de désordre. C'est un pari sur l'avenir d'un homme. Toute une vie peut être subvertie (comme celle de Jean Valjean) par ce pari, par cet acte d'amour qui lui donne l'espace de liberté nécessaire pour devenir autre. Je ne conteste pas la nécessité, dans un ordre donné, toujours historique et relatif, de réaliser la justice, c'est-à-dire cet ordre sous sa forme la plus achevée. Il y a la nécessité, et puis il y a les ruptures de cette nécessité. Je demande seulement qu'on admette cette possibilité de rupture, qui s'appelle la foi au-delà du concept, l'amour au-delà de la justice, la révolution au-delà de l'ordre établi.

Une révolution authentique, pour être un changement radical dans les rapports humains, n'est pas seulement le triomphe de la justice mais le triomphe de l'amour.

 

Roger Garaudy

Parole d’homme, Editeur Robert laffont, 1975,  pages 143 à 151

 

http://rogergaraudy.blogspot.fr/2015/08/lenfer-cest-la-fermeture-lautre-roger.html

Merci à Maria Poumier qui m'a ramené à Roger Garaudy que j'aimais sans le connaître assez.

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