Boulets rouges et peau de chagrin, par Olivier Delacrétaz (La Nation - Ligue vaudoise)
Olivier Delacrétaz
Editorial
La Nation n° 2128
2 août 2019
Il existe, entre les mots et les phrases, une couche intermédiaire de formules toutes faites qui flottent à la surface du sens, mais permettent au rédacteur pressé de donner une apparence de vie, de couleur et de relief à un texte terne et plat.
C’est ainsi que, chaque jour, on est au point mort, on tire à boulets rouges, on pique la mouche, on brûle ses vaisseaux, on balaie les objections, on prend sous son aile, on rompt une lance, on roule à tombeau ouvert, on mange à tous les râteliers, on joue sur tous les tableaux, on tombe des nues, on accueille à bras ouverts, on avale la pilule, ou on la dore, on blanchit sous le harnais, on ploie sous le joug, on rue dans les brancards, on tourne une page, on fait la course en tête, on descend aux enfers, on monte en puissance, on prend le virage du numérique, on tire la sonnette d’alarme, on sue sang et eau, on crache au bassinet, on pédale dans la semoule, on brûle la chandelle par les deux bouts, on arrive comme grêle après vendange, on revient d’entre les morts, on s’en donne à cœur joie, on passe au mauvais endroit au mauvais moment, on monte au créneau, on jette le bébé avec l’eau du bain, on retourne au Moyen Age, on affronte le XXIe siècle, mieux, on s’affronte au XXIe siècle, on souffle le chaud et le froid, on hausse le ton, on prend la tangente, on tire ses dernières cartouches, on prend le mors aux dents, on brise un tabou, on serre ou resserre les rangs, on lève ou soulève (mais à tort) un lièvre, etc. Personne n’y échappe.
On suscite un tollé, la polémique enfle, la croissance n’est pas au rendez-vous, les boucliers se lèvent, on durcit le ton et la toile s’enflamme. On joue dans la cour des grands, on atteint les limites du système, on fait le lit du populisme, le crédit de la Suisse se réduit comme une peau de chagrin, on est la risée du monde entier. On visite le chantier du siècle; on organise l’entrevue de la dernière chance.
Une politicienne énergique est une dame de fer. A partir d’une certaine notoriété, toute Christine se mue en reine Christine. Une infirmière qui élimine ses patients est l’ange de la mort. Un discours qui déplaît à la gauche fait froid dans le dos, un autre fait frémir, un troisième glace le sang. A droite, on acclame une divine surprise, on vitupère une loi scélérate, on dénonce les agioteurs de la fortune anonyme et vagabonde, le parlement croupion qui concocte des ordonnances liberticides et la presse aux ordres qui nous enfume avec les factums de ses plumitifs et journalopes.
Dans le domaine du sport, c’est l’approximation surréaliste: la bonne humeur était au rendez-vous, car Djokovic, bourreau de Kyrgios, tutoyait la barre des 235 km à l’heure.
Avec le Watergate (1974) est apparu le suffixe gate qu’on accole à tout scandale public: l’Irangate, le Poutinegate (on se calme: il s’agit d’un certain Pierre Poutine et c’est une affaire canadienne), le Dieselgate, le Trumpgate, ausculté durant deux années fébriles par le procureur Robert Mueller, avec le soutien enthousiaste de la presse planétaire, aujourd’hui pétard mouillé, et, tout récemment chez nous, le Paulsengate.
Après le suffixe, le préfixe. Sur le thème de Magic Johnson, une presse enamourée a lancé Magic Doris, pour désigner l’ancienne conseillère fédérale Doris Leuthard. Sans doute à cause des deux milliards qu’elle a magiquement fait gagner aux ménages suisses en signant le Cassis de Dijon, et qui ont, non moins magiquement, disparu du champ social sans laisser la trace d’un seul centime.
Il y a encore les formules qui ne peuvent ni ne veulent rien dire. Quand on vous expose doctement, par exemple, que construction ne rime plus avec bénéfice, vous éprouvez une grande fatigue et le besoin urgent d’un cours complémentaire de versification.
Il y a les erreurs qui finissent par entrer dans les mœurs, comme l’habitude de dire entre parenthèses pour dire entre guillemets. On corrige simultanément l’erreur en levant les mains à la hauteur des épaules et en rayant l’espace de deux doubles coups de griffes parallèles.
Une marquise déclare à la presse qu’elle est sortie à cinq heures. Selon les préjugés du journaliste qui couvre l’événement, on pourra lire: Je suis sortie à cinq heures, affirme-t-elle solennellement, ou répète-t-elle avec vigueur, voire martèle-t-elle en enfonçant ses ongles dans sa paume; ou alors: Je suis sortie à cinq heures, précise-t-elle d’une voix flûtée, ou rappelle-t-elle en souriant finement. Le précieux San-Antonio, promis à disparaître des librairies et des bibliothèques publiques, voire privées, pour son sexisme exubérant, avait inventé, entre mille, la formule c’est juste, ferme-t-il la porte.
Passons à la comparaison, analogique ou métaphorique, censée enrichir et éclairer le message. Il en est plus d’une qui plonge le récepteur dans un abîme de perplexité. Pensons à grossier comme pain d’orge. Wikipédia nous apprend que le pain d’orge était immangeable autrefois, à tel point qu’on le servait en guise de punition aux catholiques fautifs et repentants. Aujourd’hui, pour mesurer pleinement la grossièreté du personnage incriminé, il faut donc oublier les délices du pain d’orge actuel et, dans un deuxième temps, se représenter l’antique pain d’orge de la mortification… tandis que votre interlocuteur caracole déjà quatre paragraphes plus loin.
Et quelle information supplémentaire la comparaison comme plâtre apporte-t-elle au fait de battre ou d’être battue?
– «Il m’a battue…
– Mon Dieu, mais comment…?
– Eh bien, tout bien considéré, et tenant compte des divers éléments constitutifs de l’infraction, je crois pouvoir affirmer que c’est comme plâtre qu’il m’a battue…
– Comme p… plâtre, mais c’est épouvantable…!»
Personne ne sait pourquoi on bat ledit plâtre, à part, désormais, les lecteurs de La Nation, encore une fois grâce à Wikipedia: pour gâcher le plâtre, il y faut «la force d’un homme». C’est ce qui explique que les hommes battus ne le sont jamais comme plâtre. Quoi qu’il en soit, cette comparaison, indirectement sexiste, ne fait qu’engorger le message.
L’expression ça tombe comme à Gravelotte ou pleuvoir comme à Gravelotte est encore plus contre-performante. Gravelotte est une commune française de 831 habitants, proche de Metz, dans la Moselle (ce qui, à vrai dire, n’est pas centralement pertinent pour la question qui nous occupe). En août 1870, cette cité et ses environs furent le lieu de terribles combats. Bon, mais alors, la comparaison, renvoie-t-elle à la densité du tir des armes à feu et des canons, au nombre de soldats tombés sur le champ de bataille ou à la pluie diluvienne qui, ce jour-là, ruisselait sur les bons Français comme sur les méchants Teutons? Wiki pose ici les armes. Mystère, fumée et jambe de bois…
On reviendra à l’occasion sur tous les mots détournés, expressions dévoyées et formules toutes faites inspirés des mouvements de foule qui font rage, climatiques, féministes, européistes ou véganes. Pour l’heure, concluons en évoquant la mémoire de Georges Rapp, directeur du Gymnase de la Cité et créateur infatigable de pataquès définitifs: la moutarde me sort des gonds ; j’ouvre cette séance de clôture ; Mesdames les parents ; l’orchestre va se reproduire sur scène ; cessez ces enfantements !; et tant d’autres, les meilleurs n’étant pas les plus apocryphes.
Chère langue française, résistant à nos solécismes, anglicismes, ignorances et facilités, aux pédants qui en font détester les mystères, à la langue de bois mortifère des idéologues, aux hoquets de la langue inclusive, aux raccourcis des réseaux sociaux, aux lubies des réformateurs, au mépris des néo-pédants pour le circonflexe et le point-virgule, l’accord des participes et l’imparfait du subjonctif… obstinément vivante à travers ceux qui la parlent et l’écrivent en se soumettant avec bonheur aux plus incompréhensibles de ses lois.
Source: https://www.ligue-vaudoise.ch/index.php?nation_id=4236
Reproduit avec l'aimable autorisation de la Nation - Ligue vaudoise.
Olivier Delacrétaz est le Président de la Ligue vaudoise
Fondée en 1931, La Nation est le journal bimensuel de la Ligue vaudoise. Ses rédacteurs sont tous bénévoles et comprennent aussi bien des étudiants que des retraités. Les rédacteurs responsables sont Jean-Blaise Rochat et Frédéric Monnier.