Promouvoir le dialogue entre les cultures, par René Roca (Horizons et Débats n°24, 11 novembre 2019)
L’Iran se trouve actuellement dans une situation politique et économique extrêmement délicate. La résiliation unilatérale et injustifiée du traité nucléaire par les Etats-Unis et le durcissement consécutif des sanctions sont une catastrophe pour le pays. Tout cela renforce les forces radicales en Iran, qui rejettent toute nouvelle coopération avec l’Occident.
L’Iran est une puissance régionale importante et a contribué, avec la Russie et la Turquie, a mettre fin à la guerre en Syrie, empêchant ainsi un deuxième scénario libyen – certes, avec un coût matériel et humain élevé. Les Etats-Unis ont finalement joué le jeu, mais la politique étrangère américaine reste imprévisible. On ne sait pas encore si les Etats-Unis prendront réellement leurs distances par rapport au «Projet pour un nouveau siècle américain» (Project for the New American Century) déclaré avant le 11-Septembre [2001]. L’un des initiateurs du «nouveau siècle», John R. Bolton, était jusqu’à récemment conseiller à la sécurité nationale du président Trump.
La situation actuelle est due, non pas à l’Iran, mais aux intérêts géopolitiques des pays occidentaux, préférant promouvoir un Moyen-Orient brisé et détruit plutôt que de coopérer de manière constructive et pacifique avec les pays en question. L’Iran envoie depuis longtemps des signaux positifs et appelle au dialogue sur un pied d’égalité.
En 2001, par exemple, l’Organisation des Nations Unies (ONU) a proclamé l’«Année du dialogue entre les civilisations». Il s’agissait, entre autres, de formuler une position contraire aux déclarations du politologue américain Samuel P. Huntington. Dans son livre «Le Choc des civilisations» (première parution en 1996), il a émis l’hypothèse qu’au XXIe siècle, des conflits entre les différentes zones culturelles, en particulier la civilisation occidentale et les zones culturelles chinoise et islamique auraient lieu. L’ONU, pour sa part, a voulu se concentrer sur le dialogue: «C’est pourquoi l’Année du dialogue entre les cultures poursuit l’objectif d’initier un dialogue qui – si possible – doit à la fois prévenir et intégrer les conflits».1 Le Secrétaire général de l’ONU de l’époque, Kofi Annan, avait désigné Giandomenico Picco comme son représentant personnel pour cette année du dialogue. Picco avait pour mission de promouvoir le débat sur la diversité par le biais de conférences et de séminaires ainsi que par la publication d’informations et de matériel scolaire. Il avait servi les Nations Unies pendant deux décennies et demeurait surtout connu pour sa participation aux efforts de négociation de l’ONU au sujet du retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan, ou encore pour les pourparlers de clôture de la guerre entre l’Iran et l’Irak. Pour cette raison d’ailleurs, Picco avait bénéficié d’une confiance particulière en Iran. Ainsi, le dialogue interculturel a également fait l’objet d’une Table ronde au siège des Nations Unies en septembre 2000. L’initiative avait été prise par le Président de la République islamique d’Iran de l’époque, Mohammed Khatami. Cette Table ronde, présidée par le directeur général de l’Unesco, M. Koichiro Matsuura, a réuni les chefs d’Etat et de gouvernement et les ministres des Affaires étrangères de plus de 20 pays d’origines culturelles différentes (parmi lesquels l’Afghanistan, l’Irak, l’Iran, le Soudan, l’Inde, mais aussi les Etats-Unis): «Tous les participants ont convenu qu’avec l’aide d’un tel dialogue entre les cultures, toutes les nations pourraient remplacer l’hostilité et la confrontation par la discussion et la compréhension mutuelle».2 Les pays concernés cultivaient de grands espoirs dans le fait que l’ONU puisse faire avancer les choses, l’année suivante. Les objectifs pour l’année étaient les suivants:
- Ouvrir les portes à un grand processus de réconciliation dans une ou plusieurs parties du monde.
- Rendre la diversité compréhensible comme un pas vers la paix, avec le dialogue comme étant un moyen de progresser.
- Renforcer les relations amicales entre les nations et éliminer les menaces de conflits.
- Renforcer la coopération internationale en réglant les différends économiques, sociaux, culturels et humanitaires internationaux et en promouvant le respect universel des droits de l’Homme et des libertés fondamentales pour tous.
- Promouvoir activement une culture de paix et de respect mutuel, indépendamment de la foi, de la culture ou de la langue. Considérer les différences au sein des sociétés ou entre elles non pas comme obstacle, mais comme une ressource précieuse de l’humanité.
- Promouvoir le respect de la richesse de toutes les cultures. Encourager la recherche de fondements communs pour faire face aux menaces qui pèsent sur la paix dans le monde et aux défis communs des valeurs humaines et leurs acquis.
Cette année a mis beaucoup de choses en mouvement et le dialogue pacifique avait bien été encouragé. Cependant, le 11-Septembre est arrivé et avec lui la volonté de réaliser le «Projet pour un nouveau siècle américain». Ainsi, les Etats-Unis ont placé l’Iran dans l’«Axe du mal» et ont initié leur politique de guerre avec les campagnes dévastatrices contre l’Afghanistan et l’Irak. C’est grâce à la politique habile et à la préparation militaire de l’Iran que le pays n’a pas encore été détruit. On prend pleinement conscience à quel point une guerre serait apocalyptique (cf. Afghanistan, Irak, Libye et Syrie), quand on voyage à travers le pays et admire les biens culturels dans leur grâce et leur beauté et lorsque l’on parle avec une population ouverte et accueillante sur place.
La Perse antique est considérée comme le pays d’origine des droits de l’Homme. En 539 av. J.-C., les armées de Cyrus le Grand, le premier roi de l’ancienne Perse, conquirent la ville de Babylone. Il libéra les esclaves et déclara que tous avaient le droit de choisir leur propre religion. Cyrus aurait également libéré les Juifs de la captivité babylonienne. A l’époque déjà, il avait mis l’accent sur l’égalité des populations. Ses décrets ont été immortalisés sur un cylindre d’argile brûlée – le Cylindre de Cyrus – officiellement reconnu comme la première déclaration des droits de l’Homme par les Nations Unies, et même si certains historiens occidentaux remettent en question le texte et le rejettent comme propagande, il témoigne d’une attitude tolérante sans précédent et qui, pas même cent ans plus tard, a été développée en Grèce antique. Cette attitude était ancrée dans la religion zoroastrienne existant encore aujourd’hui, qui exige des gens qu’ils respectent des valeurs éthiques et les encourage à faire «le bien».
Après la conquête arabe et le début de la période islamique, ce fil rouge de l’égalité et de la tolérance continua à exister. L’islam chiite l’a emporté en Iran et avec lui aussi le sens de la raison dans le contexte de la foi et le principe que chacun doit se forger sa propre opinion. En bref: s’il y a un différend entre deux personnes, elles doivent d’abord chercher le dialogue. En cas d’échec elles doivent faire appel à une tierce personne neutre, et seulement à la fin s’il n’y a pas accord, le Coran doit être consulté. C’est une voie très pragmatique et humaine, qui suit l’école théologique rationaliste islamique (XIIIe siècle) ainsi que les directives du droit naturel. L’Egyptien Mohamed Abduh (1849–1905), l’un des plus importants réformateurs islamiques du XIXe siècle et fondateur du modernisme islamique, a exercé une grande influence dans le développement de ce pragmatisme. Ayant été étudiant du penseur et critique du colonialisme Jamal Al-Din Al Afghani (1838–1897), Abduh s’est appuyé sur l’argumentation du droit naturel, universellement ancré dans la nature humaine. Selon lui, le sentiment national est également inhérent à l’essence même de l’Homme, et un peuple qui veut préserver sa dignité humaine doit donc résister au colonialisme et à l’impérialisme occidentaux. L’Egypte, l’Iran et une grande partie du monde islamique étaient alors soumis aux politiques de domination et d’exploitation des pays occidentaux. En Iran, c’est principalement le clergé qui a mené la résistance contre cette politique.
Cette tradition du droit naturel et des droits de l’Homme existe également aujourd’hui en République islamique d’Iran. L’Iran a une structure politique remarquable, avec un mélange de théocratie et de démocratie. Après quelques bouleversements, la révolution islamique de 1979 a été la première fois qu’un régime laïc orienté vers l’Occident a été remplacé par un ordre politique fondé sur l’islamisme. Ce «tournant islamique» en Iran ne peut être compris que si l’on étudie l’histoire de l’Iran aux XIXe et XXe siècles sous le signe de l’hégémonie coloniale et postcoloniale de l’Occident. La voie iranienne est une voie indépendante et ne se fonde pas sur une «hiérocratie». L’Iran tente une expérience islamique qui s’efforce de trouver, en accord avec la population, une synthèse entre la foi traditionnelle et la modernité globalisée – et cela est démontré par les réformes politiques et économiques mises en place.
La démocratie est «plutôt étrangère»3 dans les pays du monde islamique, et donc aussi en Iran, comme l’écrivait Arnold Hottinger, expert de l’islam et auteur récemment décédé. Mais la richesse culturelle et historique de l’Iran montre des approches et des points de contact importants, dont la révolution islamique de 1979. Hottinger explique: «La République islamique combine dans sa Constitution deux principes de base contradictoires, d’une part celui de la souveraineté populaire, s’exprimant par les élections populaires du président et des parlementaires, d’autre part celui de la théocratie s’exprimant par un comité de hauts fonctionnaires religieux nommés à vie.»4 Si l’on observe le chemin que l’Europe a pris pour arriver à la démocratie, il est facile d’en mesurer les difficultés et les contradictions. L’Iran a déjà pris des mesures importantes vers davantage de démocratie. Selon Hottinger, «l’islamisme a contribué dans de nombreux pays musulmans à une prise de confiance des populations qui se voient davantage comme protagonistes des événements politiques – dans de nombreux cas pour la première fois depuis la lutte de libération contre les colonialistes. Pour cette raison, il est possible que la mobilisation islamiste puisse – dans certains cas heureux – se transformer en une mobilisation démocratique. L’une des leçons possibles à tirer des premiers succès de l’islamisme, notamment contre le shah d’Iran, est que le peuple, s’il sait ce qu’il veut, pourrait faire avancer le processus politique selon sa volonté.»5
Les bons offices de la Suisse
La visite récente du conseiller fédéral Ueli Maurer en Arabie saoudite est la bienvenue. Outre les questions économiques, il évoqua également les bons offices de la Suisse. Depuis la révolution islamique, la Suisse représente les intérêts américains en Iran et vice-versa. L’Arabie saoudite a maintenant suggéré une série de pourparlers avec l’Iran, alors que leurs relations sont hostiles. Le Pakistan et l’Irak veulent servir de médiateurs. Il faut espérer que la diplomatie discrète de la Suisse et la bonne volonté des acteurs impliqués de la région contribueront à instaurer la confiance nécessaire et à reprendre la voie du «dialogue entre les cultures». Il serait souhaitable que l’Iran et la région du Moyen-Orient le fassent dans l’esprit du poète national persan Saadi, qui a écrit au XIIIe siècle ces vers ornant le hall d’entrée du siège de l’ONU à New York:
«L’attachement»
Etroitement unis, les hommes sont tissés
De la même étoffe de Création qui les élève.
La vie apporte-t-elle à l’un d’eux la douleur.
Les autres l’aident à porter sa souffrance.
Ô toi qui ne connais pas de compassion
Pour tes semblables,
Tu es indigne de ta qualité d’être humain!6
(Traduction Horizons et débats)
1 www.unric.org. Uno-Jahr des Dialoges zwischen den Kulturen
2 idem.
3 Hottinger, Arnold. Gottesstaaten und Machtpyramiden. Demokratie in der islamischen Welt. Zürich 2000, p. 11
4 idem., p. 402
5 idem., p. 445
6 Gol-o-Bolbol (Rosen und Nachtigall).
Ausgewählte Gedichte aus zwölf Jahrhunderten, übertragen aus dem Persischen von Purandocht Pirayech. Teheran 2017, p. 48.
Reproduit avec l'aimable autorisation de Horizons et Débats: