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Le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Gandhi: La civilisation occidentale ("Mahatma Gandhi," par Romain Rolland)

26 Mai 2023 , Rédigé par Sudarshan Publié dans #Gandhi, #Inde, #Civilisation, #Philosophie

Romain Rolland et Gandhi

Romain Rolland et Gandhi

Gandhi: La civilisation occidentale ("Mahatma Gandhi," par Romain Rolland)
Gandhi: La civilisation occidentale ("Mahatma Gandhi," par Romain Rolland)
Gandhi: La civilisation occidentale ("Mahatma Gandhi," par Romain Rolland)
Gandhi: La civilisation occidentale ("Mahatma Gandhi," par Romain Rolland)

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Où la ressemblance des deux hommes s’accuse, où peut-être l’influence de Tolstoy a été la plus réelle, c’est dans la condamnation portée par Gandhi contre la civilisation d’Europe.

Depuis Rousseau, le procès de la civilisation n’a cessé d’être fait par les esprits les plus libres d’Europe, et l’Asie réveillée n’avait qu’à puiser dans leurs cahiers de doléances, pour constituer un dossier formidable contre ses envahisseurs. Gandhi n’y a pas manqué, et l’Hind Swarâj énumère une liste de ces livres accusateurs, parmi lesquels bon nombre sont écrits par des Anglais. Mais le livre sans réplique, c’est celui que la civilisation d’Europe a écrit elle-même dans le sang des races opprimées, dépouillées et souillées, au nom de principes menteurs ; et ç’a été surtout la révélation éclatante de ce mensonge, de cette avidité, de cette férocité, impudiquement étalés aux yeux du monde par la dernière guerre, dite de la Civilisation. Telle fut l’inconscience de l’Europe qu’elle y convia les peuples d’Asie et d’Afrique, pour voir sa nudité. Ils l’ont vue et jugée.

« La dernière guerre a montré la nature satanique[45] de la civilisation qui domine l’Europe d’aujourd’hui. Toutes les lois de moralité publique ont été brisées par les vainqueurs, au nom de la vertu. Nul mensonge n’a été regardé trop ignoble pour être utilisé. Derrière tous les crimes, le motif est grossièrement matériel… L’Europe n’est pas chrétienne. Elle adore Mammon… »[46]

Vous trouverez de telles pensées vingt fois exprimées depuis cinq ans, aux Indes et au Japon. Même chez ceux qui sont trop prudents pour les énoncer tout haut, cette conviction est inscrite maintenant à l’intérieur du front. Ce n’est pas le moins ruineux résultat de la victoire à la Pyrrhus de 1918. Mais Gandhi n’avait pas attendu 1914 pour voir le vrai visage de la civilisation : elle s’était montrée à lui, sans masque, durant les vingt années au Sud-Afrique. Et, dans son Hind Swarâj de 1908, il dénonçait, comme « le grand vice », la a Civilisation moderne ».

La Civilisation, dit Gandhi, l’est seulement de nom. Elle est, selon une expression de l’Hindouisme, « l’âge noir, l’âge des ténèbres ». Elle fait du bien matériel le but unique de ta vie. Elle ne s’occupe point des biens de l’âme. Elle affole les Européens, elle les asservit à l’argent, elle les rend incapables de paix et même de vie intérieure ; elle est un enfer pour les faibles et pour les classes travailleuses ; elle mine la vitalité des races. Cette civilisation satanique se détruira elle-même. Le vrai ennemi de l’Inde, c’est elle, bien plus que les Anglais qui, individuellement, ne sont pas méchants, mais malades de leur civilisation. Aussi, Gandhi combat ceux de ses compatriotes qui voudraient chasser les Anglais, pour faire de l’Inde un État « civilisé », à la façon européenne. Ce serait, dit-il, « la nature du tigre, sans le tigre. » Non, le grand, « le seul effort requis est de chasser la civilisation d’Occident. »

Il est trois classes d’hommes contre qui Gandhi s’élève avec une âpreté particulière : les magistrats, les médecins et les professeurs.

L’exclusion de ces derniers est explicable, puisqu’ils ont désappris aux Indiens leur propre langue et leur propre pensée ; ils infligent à l’enfant une dégradation nationale. De plus, ils ne s’adressent qu’à l’intellect ; ils ignorent le cœur, ils négligent le caractère. Enfin, ils déprécient le travail manuel ; et c’est un véritable crime qu’une éducation uniquement littéraire, dans un peuple dont 80 % sont agricoles, 10 % industriels. — La profession de magistrat est immorale. Les tribunaux, dans l’Inde, sont un instrument du pouvoir britannique ; ils attisent les dissensions entre les Indiens ; et, d’une façon générale, ils entretiennent et multiplient en tous pays les discussions et les querelles. C’est une exploitation, grassement lucrative, des mauvais instincts. — Quant aux docteurs, Gandhi convient qu’il fut attiré d’abord par leur profession ; mais bientôt il reconnut qu’elle n’était pas honorable. La médecine d’Occident s’occupe uniquement de soulager le corps des malades, nullement d’extirper les causes des maladies, qui sont en grande partie les vices : on peut même dire qu’elle les cultive, en offrant aux vicieux les moyens d’en jouir, aux moindres risques. Elle contribue donc à démoraliser un peuple ; elle l’effémine, avec ses recettes de « magie noire »[47], qui le détournent d’une discipline héroïque du corps et de l’esprit. À cette fausse médecine d’Occident, que Gandhi a souvent flétrie, avec une violence qui dépasse la mesure, il oppose la vraie médecine préventive, à laquelle il a consacré Un de ses petits traités populaires : A Guide to Health (Le Guide de la Santé), fruit de vingt ans d’expérience. C’est un traité de morale autant que de thérapeutique : car « la maladie est le résultat, non seulement de nos actes, mais de nos pensées » ; et il est relativement simple de donner des règles pour prévenir le mal, « toutes les maladies ayant la même origine, qui est qu’on ne suit pas les lois naturelles de la santé. Le corps est la demeure de Dieu. Il faut le garder pur ». Il y a d’ailleurs dans les prescriptions de Gandhi (avec trop d’obstination à nier des remèdes éprouvés) beaucoup de bon sens, mais un extrême rigorisme moral[48].

Mais le cœur de la civilisation moderne (âge de fer : cœur de fer), c’est la Machine. Elle est l’Idole monstrueuse. Il faut la rejeter. Le vœu ardent de Gandhi serait que le machinisme moderne fût arraché de l’Inde. À l’Inde libre, mais héritière du machinisme anglais, il préférerait encore l’asservissement de l’Inde au marché anglais.

« Mieux vaut encore acheter le tissu de Manchester qu’installer dans l’Inde les fabriques de Manchester. Un Rockfeller indien ne vaudrait pas mieux que l’autre. Le machinisme est un grand péché, il asservit les peuples… Et l’Argent est un poison, comme le vice sexuel… »

Mais, demandent les Indiens conquis par les idées modernes, que deviendra l’Inde sans les chemins de fer, les trams, les grandes industries ? — N’était-elle pas, avant ? réplique Gandhi. « Depuis des milliers d’années, l’Inde demeure, inébranlable, seule, au milieu du flot changeant des Empires. Tout le reste a passé. Elle a su conquérir, depuis des milliers d’années, la maîtrise de soi et la science du bonheur. Elle n’a en cela rien à apprendre des autres. Elle n’a pas voulu du machinisme et des grandes cités. L’antique charrue, le rouet, l’ancienne éducation indigène, ont assuré sa sagesse et son bien. Il nous faut revenir à la simplicité antique, non d’un seul coup, sans doute, mais peu à peu, patiemment, chacun donnant l’exemple…[49]

Ceci est le fond de la pensée ; et c’est grave. Elle suppose la négation du Progrès, et presque de la science d’Europe[50]. Cette foi médiévale risque donc de se heurter à la poussée volcanique de l’esprit humain et d’être mise en pièces. Mais d’abord, il serait peut-être prudent de dire, non pas : « de l’esprit humain », mais : « d’un esprit humain » : car si l’on peut croire — (et je crois) — à l’unité symphonique de l’esprit universel, elle est faite de bien des voix diverses, qui suivent chacune sa partie ; et notre jeune Occident, emporté par son rythme, ne songe pas assez qu’il n’a pas toujours mené la symphonie, que sa loi du progrès est sujette à éclipses, à mouvements contraires et à recommencements, que l’histoire de la civilisation humaine est, plus exactement, l’histoire des civilisations, et que si, dans chaque civilisation, on constate un progrès (variable, chaotique, brisé, parfois arrêté), on ne saurait du tout assurer qu’il y ait eu progrès d’une des grandes civilisations à une autre.

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Romain Rolland: "Mahatma Gandhi"

https://fr.wikisource.org/wiki/Mahatma_Gandhi

Gandhi: La civilisation occidentale ("Mahatma Gandhi," par Romain Rolland)
Romain Rolland et Gandhi

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