Etymologie et réalité vivante [de l'ascèse et de l'autarcie], par Julius Evola
Etymologie et réalité vivante par Julius Evola
extrait de « La Stampa », 1943
Source : rigenerazionevola.it / Traduction : Pierre-Antoine Plaquevent pour Strategika
https://strategika.fr/2022/02/05/pour-un-style-de-vie-ascetique-et-autarcique-julius-evola/
Voici un article important de l’écrivain Julius Evola (Giulio Cesare Andrea Evola 1898-1974) publié en Italie dans le journal La Stampa en 1943. De nos jours La Stampa est un organe subventionné du type Le Monde ou Le Figaro d’orientation libérale-centriste-globaliste, organe de référence de la bourgeoisie vaccinale italienne. Dans cet article, paru avec le titre original d’Étymologie et réalité vivante, Julius Evola, dans une période extrêmement particulière, au cœur de la seconde guerre mondiale, rappelle l’étymologie du terme « ascèse » et, corrélativement, du terme « autarcie ». Ici dans son sens classique et non plus strictement économique comme celui qui, dans ces années-là, s’était imposé aussi bien en Italie qu’en Allemagne. Evola propose dans ce texte écrit pour la grande presse de l’époque, une orientation fondamentale de vie et de comportement : discipline intérieure, fortification de la personnalité, calme et clarté d’esprit, contrôle de soi et de ses instincts, de son côté irrationnel et passionnel, refus de s’abandonner à l’impatience, à l’agitation, aux réactions déséquilibrées. Les événements de la vie ne sont pas importants en eux-mêmes, car « ce qui est essentiel, c’est l’attitude qu’on adopte à leur égard, le sens, donc, qu’on leur attribue ». L’approche de la vie et de ses événements doit être active, et pas seulement passive : c’est la conduite de celui qui ne se laisse pas dominer par les événements, mais sait se dresser face à eux comme un homme vraiment « libre », ayant « son propre principe en lui-même, et non dans les autres ou dans l’autre ».
On voit dans ce texte, comment Julius Evola part d’un exemple banal et très concret pour essayer d’élever le grand public à une conception plus haute d’une citoyenneté basée sur la personnalité et l’intériorité. Il a ainsi existé une séquence de temps dans la modernité où de telles considérations purent être portées à la connaissance du grand public, des masses.
A méditer et faire sien en cette période de confusion globale entretenue et de « tout à l’ego » généralisé. Julius Evola nous rappelle qu’il faut toujours chercher à se hisser au-dessus de soi-même et ne pas se laisser aller à subir passivement le cours et le courant des choses. Y compris et surtout en période de guerre. De guerre déclarée comme en 1943 ou de guerre occulte comme aujourd’hui.
P.-A. P.
Le mot « ascétisme » vient du verbe grec askeo, qui signifie « pratiquer », « s’exercer ». Un « ascète », dans son sens étymologique originel, est donc simplement celui qui s’exerce, qui se soumet à une certaine discipline. Sur cette base, on peut concevoir un ascétisme qui n’a pas nécessairement un but religieux ou mystique et qui implique encore moins un renoncement ou un détachement de la vie (NDT : J.Evola était stoïcien et platonicien pas chrétien). L’ascèse peut être toute discipline visant à renforcer la force intérieure de la personnalité, à créer en soi le calme et la clarté, à élaguer autant que possible notre existence de la végétation parasite des réactions erronées, des agitations inutiles, des mouvements irrationnels, de ce qu’Ignace de Loyola appelait inordinatae affectiones. Et la désignation du but du livre principal du créateur de l’Ordre des Jésuites peut aussi se référer à l’ascétisme dans le sens générique maintenant mentionné : « des exercices, afin que l’homme apprenne à se conquérir et à ordonner sa vie, sans se laisser dominer par aucun penchant indiscipliné ».[1]
On peut toutefois se demander pourquoi nous parlons de ces questions dans un journal. C’est que par la force même des choses, pour plus d’un, elles pourraient avoir une valeur actuelle. Aujourd’hui plus que jamais, nous devrions faire nôtre cette maxime de sagesse : les choses et les événements en eux-mêmes ne signifient pas grand-chose, l’essentiel étant l’attitude que nous adoptons à leur égard, le sens que nous leur attribuons. Il existe des cas – plus nombreux qu’on ne le pense – où la force des choses et même de ce qu’on appelle habituellement le destin agit comme ce dompteur qui, bien qu’ayant un cheval qui lui était cher, se trouvait obligé de le fouetter à plusieurs reprises parce que ce dernier ne savait pas encore le comprendre : il exécutait avec diligence toutes les parties d’un exercice, mais s’arrêtait toujours avant la dernière. Ceci alors qu’avec un minimum d’effort, s’il avait compris le langage du dompteur, il aurait pu facilement réaliser la fin de l’exercice. C’est ce qui se passe dans la vie, tant au niveau individuel que collectif : nous recevons des « coups » de toutes parts, sans parvenir finalement à comprendre, à saisir ce sens, qui nous permettrait de surmonter l’épreuve et de la dominer positivement.
Avec cette image, cependant, nous avons peut-être un peu dépassé le domaine que nous entendons traiter. Même la vie quotidienne la plus élémentaire, surtout lorsque les temps ne sont pas faciles, offre de nombreuses opportunités pour une discipline génériquement « ascétique », une fois que l’on a décidé d’être actif, c’est-à-dire de ne pas réagir comme réagissent les choses inanimées, qui dans leur réaction sont en tout point déterminées par les chocs qu’elles reçoivent. Il suffit d’y prêter attention, de se rendre compte du rôle inconcevable et absurde que ces inordinatae affectiones ont dans la vie de chacun, aujourd’hui plus que jamais, au travers des mouvements de l’esprit qui ne servent à rien, qui ne valent que pour user les nerfs et altérer le calme intérieur. C’est par une étrange perversion que l’homme occidental en est venu à considérer ces agitations inutiles comme naturelles et normales, de sorte qu’il ne pense pas le moins du monde à réagir et à les contrer. D’autre part, même à des niveaux plus élevés, en termes de vision du monde, ce qui est exalté par lui comme « action » n’est presque toujours en réalité qu’une agitation désordonnée.
Considérons un cas très banal, mais de nos jours plus fréquent que jamais : le cas de l’impatience. C’est un sentiment aussi « naturel » que vain et irrationnel. En devenant impatients et nerveux, en modifiant notre humeur par de l’irritation et toutes sortes d’imaginations, est-ce que nous faisons en sorte qu’un tram ou un train arrive plus tôt, ou que le nombre de personnes qui attendent avant nous diminue ? Voilà un cas concret pour l’application d’une ascèse simple et quotidienne, pour un dépassement de soi qui doit devenir une habitude. Il faut savoir distinguer clairement les sentiments qui, s’ils sont acceptés, peuvent avoir un effet réel et objectif, des sentiments inutiles qui ne sont que des perturbations irrationnelles, signes d’une âme incapable de résistance intérieure et esclave de ses propres nerfs. Il est certain que si, par une ferme résolution, nous ne nourrissions plus ces impulsions irrationnelles, un certain nombre d’événements fâcheux de la vie d’aujourd’hui changeraient absolument d’aspect et vaudraient pour nous comme autant d’épreuves positives à surmonter. Ces épreuves quotidiennes passeraient non seulement sans avoir empoisonné nos âmes mais bien après lui avoir donné plus de calme et de force.
En Allemagne, une campagne de politesse – Kampf um die Höflichkeit – a récemment été lancée en raison des nombreuses causes d’irritation que présente la vie durant la guerre. Dans les tramways, dans les chemins de fer, dans les magasins, on peut voir des dessins ou des écrits exhortant les gens à être courtois malgré tout. Il s’agit d’un nouveau domaine pour une ascèse simple, pour un subtil dépassement intérieur, dans lequel, on le sait, l’Extrême-Orient est déjà passé maître, parfois jusqu’au paradoxe : le sourire même face à la tragédie extrême et au sacrifice suprême. Cette référence ne doit cependant pas laisser penser que nous n’incitions par-là personne à « s’orientaliser ». Bien au contraire, il suffirait de se référer à l’origine même du terme « courtoisie », qui nous ramène aux cours médiévales et surtout à la chevalerie ; la courtoisie est une vertu du chevalier, de l’homme viril qui, de même qu’il sait se lancer irrésistiblement contre l’adversaire et l’injustice, sait aussi dominer son propre esprit, façonner son propre comportement, réprimer immédiatement tout mouvement désordonné et instinctif.
Être dur avec soi-même, être courtois avec les autres, telle a toujours été la maxime de l’esprit aristocratique, le style de celui qui n’est pas « vulgaire ». Le point important ici serait donc de comprendre qu’il s’agit moins d’une question de considération pour les autres, pour le « prochain », que d’un besoin « ascétique », un besoin de liberté intérieure. L' «autre » pourrait bien être la cause de ma réaction abrupte, mais je ne lui permettrai pas de la provoquer et de me mettre ainsi à sa merci – je serai « courtois » malgré tout. On peut donc pressentir quelle force peut naître d’une telle discipline.
Autarcie : c’est aujourd’hui un mot à la mode et, malheureusement, quelque chose qui naît moins de la vertu que de la nécessité. Ce n’était pas le cas dans le monde antique. Autarcie (autarkeia) signifie étymologiquement : « avoir son propre principe en soi » et ceci, dans l’éthique antique, classique, était une valeur positive. Seul est libre – disaient les anciens – celui qui a son propre principe en lui-même, et non dans les autres ou dans un autre. Au-delà du « Sage », le concept-limite de l’autosuffisance s’incarnait, ainsi, dans la Divinité, comme un « acte pur ». Si l’autarcie aujourd’hui est différente et, comme nous l’avons dit, est avant tout une conséquence de la nécessité, une importante tâche « ascétique » serait précisément celle de transformer cette « nécessité » en « vertu », précisément par un changement d’attitude intérieure. Nous faisons ici référence à l’individu, non aux collectivités et aux États, et surtout au régime des restrictions et des privations en temps de guerre. Un principe très important est le suivant : le poids d’une privation disparaît presque quand elle peut être conçue comme voulue, et non comme imposée.
On pourrait répondre : voulez-vous revenir à la fable du renard qui dit que les raisins qu’il ne peut atteindre ne sont pas mûrs ? Cela dépend. Il faut distinguer entre la jouissance passive des animaux (et de ceux qui se sont réduits à l’état d’animaux) et la jouissance active de ceux qui se maintiennent maîtres d’eux-mêmes. Mais la jouissance active a une clause précise : jouissez de ces choses, dont vous vous êtes prouvé que vous pouvez aussi vous en passer. Tout se réduirait alors à voir dans quelle mesure on a la force de considérer des limitations et des privations survenues dans des circonstances exceptionnelles, et qui ne dureront certainement pas indéfiniment, précisément comme des épreuves : comme des occasions de montrer à soi-même que l’on peut aussi s’en passer. De confirmer, donc, une liberté fondamentale. Une liberté qui se réaffirmera demain dans des limites plus larges encore.
Pour certaines choses – pour certaines conceptions artificielles qui sont devenues les habitudes d’êtres à moitié névrosés – cela devrait être facile. Que l’homme d’aujourd’hui souffre, par exemple, du manque de café ou de tabac, c’est-à-dire de choses que l’humanité entière ignorait jusqu’à il y a quelques siècles, est, si l’on y réfléchit bien, ridicule. Dans d’autres cas, l’épreuve sera plus difficile. Mais la force dont on disposera pour la surmonter sera d’autant plus précieuse. Dans un article précédent, nous avons parlé des traditions selon lesquelles l’expérience même de la guerre peut se transformer en une ascèse au sens supérieur et transfigurant, dès lors qu’une certaine attitude intérieure est présente[2]. Bien que beaucoup plus modestes, des transformations similaires sont également possibles sur le front domestique. Il s’agit de se « mobiliser » intérieurement, de rejeter une habitude de passivité et d’irrationalité. Alors, ce qui apparaîtra à certains comme de l’ennui, des privations et de l’angoisse, sera pour d’autres – les meilleurs – une incitation à se secouer et à se relever.
Julius Evola
[1] Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. Traduction du texte espagnol par le Père Pierre Jennesseaux de la Compagnie de Jésus. Numérisation de l’édition de 1913 par le Frère Jérôme, novice de la même Compagnie.
Namur, 2005. http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Exercices_Ignace/exercices.html
[2] Métaphysique de la Guerre, Julius EVOLA https://theatrum-belli.com/metaphysique-de-la-guerre-par-julius-evola/