Le Labrador (John James Audubon)
Camp de chasse avec les Montagnais près de Wolf Bay (août 1993). Basse Côte-Nord du Québec, l'ancien Labrador canadien. Photo: Pierre-Olivier Combelles.
"Nous parlâmes du pays où nous nous trouvons, des différents moyens de vivre et de prospérer ici, non seulement pour notre espèce, mais pour toutes les autres, et également de l'énorme destruction que l'on fait de tout par ici, excepté des rochers; les autochtones eux-mêmes disparaissent devant les spoliations des Blancs, qui considèrent sans pitié la dégénérescence des pieux Indiens dont ils volent le territoire, la nourriture, le vêtement et la vie. Parce que le cerf de Virginie, le caribou et tous les autres gibiers sont tués pour l'argent que leur fourrure rapporte, l'Indien doit chercher en vain dans son pays dévasté ce qui lui est nécessaire pour vivre, jusqu'à ce qu'épuisé de misère, de désespoir et de famine, il parte loin de son territoire d'origine pour un autre plus lointain encore, qui sera pareillement envahi, à moins qu'il ne se couche sur les rochers du rivage pour mourir. On nous dit souvent que c'est le rhum qui tue l'Indien, je ne le crois pas, c'est le plus souvent le manque de nourriture et le désespoir lorsqu'il voit disparaître tout ce qui était abondant autrefois avant que l'homme blanc ne s'introduise dans son pays et massacre les animaux qui le nourrissaient et l'habillaient depuis la création. La nature elle-même semble vouée à disparaître. Le Labrador devra se dépeupler rapidement, non seulement de ses autochtones, mais de tout ce qui vit, à cause de la cupidité de l'homme. Lorsqu'il n'y aura plus de poisson, ni gibier, ni oiseau dans ces monts, ces rivages et ces rivières, le pays sera abandonné et désert comme un champ épuisé."
John James Audubon, Journal of Labrador, 21 juillet 1833. Traduit de l'américain par Pierre-Olivier Combelles. In: COMBELLES, P.O., 1997. Le Voyage au Labrador de John James Audubon (1833) et sa contribution à l’Histoire naturelle de la Côte-Nord du Québec. Mémoire de Diplôme d’Etudes Doctorales (3º cycle). Laboratoire d’Ethnobiologie-Biogéographie. Muséum National d’Histoire Naturelle (Paris) : 255 p.
Voyez, mes frères, le printemps est venu... (Sitting Bull)
"Voyez, mes frères, le printemps est venu ; la terre a reçu l'étreinte du soleil, et nous verrons bientôt les fruits de cet amour! Chaque graine s'éveille et de même chaque animal prend vie. C'est à ce mystérieux pouvoir que nous devons nous aussi notre existence ; c'est pourquoi nous concédons à nos voisins, même à nos voisins animaux, le même droit qu'à nous d'habiter cette terre. Pourtant, écoutez-moi, vous tous, nous avons maintenant affaire à une autre race, petite et faible quand nos pères l'on rencontrée pour la première fois, mais aujourd'hui grande et arrogante. Assez étrangement, ils ont dans l'idée de cultiver le sol et l'amour de posséder est chez eux une maladie. Ces gens-là ont établi beaucoup de règles que les riches peuvent briser mais non les pauvres. Ils prélèvent des taxes sur les pauvres et les faibles pour entretenir les riches qui gouvernent. Ils revendiquent notre mère à tous, la terre, pour leur propre usage et se barricadent contre leurs voisins ; ils la défigurent avec leurs constructions et leurs ordures. Cette nation est pareille à un torrent de neige fondue qui sort de son lit et détruit tout sur son passage. Nous ne pouvons vivre côte à côte."
Discours qui aurait été prononcé par Sitting Bull (Tatanka Iyotaka) en 1875
L'Assemblée nationale rejette un amendement interdisant le chalutage en eaux profondes
(...)
Le 19 mars, un amendement interdisant le chalutage en eaux profondes, déposé par Laurence Abeille, députée écologiste, était rejeté par l’Assemblée nationale, malgré l’avis unanime des scientifiques sur la nocivité de cette pratique et son faible apport économique.
Pourquoi ? Surtout parce que les pêcheurs – bretons notamment – s’y opposent et font pression sur leurs élus, craignant des conséquences économiques défavorables.
Pourtant, peu de bateaux français sont concernés, et les pêcheurs pourraient être affectés à d’autres types de pêche.
Situation alarmante
Deux solutions : soit l’on stoppe cette pratique dès maintenant en reconvertissant les pêcheurs concernés vers d’autres techniques, soit l’on attend que la ressource s’épuise, ce qui pourrait ne pas tarder tant elle est déjà fragilisée. Selon Ségolène Royal, ministre de l’Écologie, l’interdiction devrait concerner l’ensemble de l’Europe - pas seulement la France.
Fin 2013, la Commission avait proposé un règlement qui a été rejeté à 9 voix près par le Parlement, notamment sous la pression du lobbying français… « Ça n’avance pas », regrette Victoire Guillonneau, chargée de programme à l’association Bloom, qui s’est emparée de la question avec l’appui de près de 900 000 pétitionnaires et de plus d’un millier de chercheurs demandant un moratoire.
(...)
Source: Le Parisien, Christel Leca | 18 Juin 2015, 17h58
900000 pétitionnaires... au même moment Le Figaro (De Gaulle: "Avec l'Immonde, les deux font la paire"), propriété du marchand de canons Dassault, ose écrire: " Même si les études attestent du désintérêt des citoyens pour les questions environnementales..." (Domitille Arrivet: "On mesurera bientôt la croissance aussi grâce... à l'abondance des oiseaux". Le Figaro Economie, mercredi 24 juin 2015, p. 19).
Misumena vatia, une araignée en kimono dans une orchidée
Photo: Pierre.Olivier Combelles 2015
C'est une spectaculaire orchidée*, un orchis-bouc (Himantoglossum hircinum) haut de 1m30 qui poussait à la lisière d'une petite route de la forêt de Rambouillet. En m'approchant pour la photographier de près, j'ai découvert qu'elle était habitée par une petite araignée de la même couleur que les fleurs: blanc nacré avec deux rayures vert d'eau sur le thorax. Quelques fils étaient visibles, ici et là, où étaient accrochés de petits insectes qu'elle avait capturés. Cette belle en kimono porte un étrange nom japonais: Misumena vatia. C'est une Thomisidae**, une araignée-crabe. L'orchis-bouc est son univers, aussi haut et aussi vaste pour elle qu'un gratte-ciel pour un être humain. Un gratte-ciel vivant et parfumé, qui se balance avec le vent, dans le Tokyo végétal de la lisière de la forêt...
P.-O.C
* Les Orchidées comptent 779 genres et 22500 espèces (160 en France métropolitaine).
** La famille des Thomisidae compte 174 genres et 2151 espèces: https://fr.wikipedia.org/wiki/Thomisidae
Merci à Solenne Hembert et à son passionant site Arachnolove qui m'a permis d'identifier cette élégante geisha: https://arachnolove.wordpress.com/2010/12/30/photos-misumena-vatia/
Photo: Pierre-Olivier Combelles 2015
Fūryū 風流
Le feu
Au coin du feu dans la montagne du Jura suisse. Photo: Pïerre-Olivier Combelles.
Tant qu'il y aura des flammes vivantes dans nos maisons, le monde païen ne mourra pas.
Jean Gabus, Sous les tentes lapones. Editions Victor Attinger, Neuchâtel, 1936.
Hommage à Jacques Ellul par Ivan Illich
[La thèse d'Illich est que la technique occupe la place de la religion, et que cette mutation s'est opérée à l'intérieur même du christianisme.]
Jacques Ellul, c'est pour moi un honneur et une grande joie que d'être invité par Daniel Cérézuelle à participer à cet hommage. Monsieur Ellul, j'aimerais plutôt dire Maître Jacques, j'ai été touché par votre comparaison du maître avec le boeuf qui, en tirant la charrue ouvre un sillon. Je me suis efforcé de vous suivre dans un esprit de filiation, avec tous les faux pas que cela implique. Veuillez accepter la moisson et reconnaître les fleurs dans ce que vous pourriez regarder comme de mauvaises herbes. Ainsi puis-je exprimer ma gratitude envers un maître à qui je dois une orientation qui a infléchi de façon décisive mon chemin depuis quarante ans. Ma dette à son égard est indiscutable, et j'ai pu le vérifier tout récemment.
Pour préparer mon intervention lors de cette séance, je souhaitais relire une vingtaine de vos ouvrages que je n'avais pas sous la main. Mon élève et ami José Maria Sbert a puisé dans sa bibliothèque pour me procurer cette moitié de votre oeuvre - des volumes qu'il avait abondamment annotés, sans craindre d'en souligner des paragraphes entiers. Ayant passé mes soirées avec ce trésor, j'ai été confondu par la nouveauté et la vivacité avec lesquelles, au long des années, vous ne cessez de reprendre vos intuitions fondamentales des premiers temps en les clarifiant toujours davantage. Votre ténacité, votre humilité et votre magnanimité devant la critique font de vous un modèle qu'il faut saluer. La présente réunion académique à Bordeaux nous fournit une possibilité unique de reconnaître l'unité de votre pensée. Les uns vous ont lu comme un grand interprète de la Bible, les autres, comme un philosophe de la technologie. Mais peu ont vu en vous l'homme qui provoque simultanément la réflexion du philosophe et celle du croyant. Du philosophe de la technologie, vous attendez qu'il étudie un phénomène patent, observable, en ayant conscience que celui-ci est trop terrible pour être saisi par la seule raison. Et vous amenez le croyant à approfondir sa foi biblique et son espérance eschatologique face à deux questions profondément troublantes, revêtant toutes deux un caractère d'extrême étrangeté historique: - La première, c'est l'impossibilité de comparer la technique moderne et ses terrifiantes conséquences avec la culture matérielle d'une autre société, quelle qu'elle soit. - La seconde, c'est la nécessité de voir que cette extravagance historique est l'aboutissement d'une subversion de l'évangile par sa mutation en cette idéologie fondamentale appelée christianisme. Votre oeuvre, de vos premiers essais sur l'histoire des institutions et de la propagande jusqu'aux ouvrages d'exégèse si poétiques qui la couronnent, m'a convaincu de ceci: le caractère unique de l'âge dans lequel nous vivons ne peut être saisi rationnellement si l'on ne comprend pas qu'il est le résultat d'une corruptio optimi quae est pessima. C'est pourquoi le régime de la technique, sous lequel le paysan mexicain vit tout comme moi, soulève trois questions profondément troublantes: Ce régime a donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout, mais vraiment en tout, inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable la fois de la Torah, des prophètes de Jésus et de Paul.
Il n'est pas possible d'expliquer ce régime si l'on ne le comprend pas génétiquement comme une résultante du christianisme. Ses traits principaux doivent leur existence à la subversion que je viens d'évoquer. Parmi les caractères distinctifs et décisifs de notre âge, beaucoup sont incompréhensibles si l'on ne voit pas qu'ils sont dans le droit fil d'une invitation évangélique, à chaque homme, qui a été transformée en un but institutionnalisé, standardisé et géré. Et enfin, on ne peut analyser correctement ce régime de la technique au moyen des concepts courants qui suffisent à l'étude des sociétés anciennes. Un nouvel ensemble de concepts analytiques devient nécessaire pour discuter l'hexis (l'état) et la praxis de notre époque qui vit sous l'égide de la technique. De façon directe et éclairante, vous nous avez mis face à ce triple aspect de l'extravagance historique tout à fait singulière. Quel que soit le vocable dont on la recouvre - la culture, la société, le monde - notre condition humaine actuelle est une excroissance du christianisme. Tous ses éléments constitutifs sont des perversions. Alors qu'ils doivent leur existence à la Révélation, ils en sont pour ainsi dire le complément inversé, le négatif des dons divins. Et, en raison de ce que vous qualifiez d'étrangeté historique, ils sont souvent réfractaires à la critique philosophique ou éthique. Cela se révèle clairement lorsque nous voulons soulever des questions éthiques. Manifestement, le terme moral de mal n'est pas applicable à des événements documentés tels que la Shoah, Hiroshima ou les essais actuels de reproduction artificielle d'humains-types. Ces entreprises répugnantes, abominables, horrifiantes, il n'est pas admissible d'en débattre. Ce serait les juger dignes de discussion. Toute enquête là-dessus, quant au faisable ou à l'infaisable, au juste ou l'injuste, au bien ou au mal, banalise le statut de l'horreur indicible. Ce sont là des exemples extrêmes. Ils le sont à tel point qu'ils découragent la réflexion.
Partant de vos observations pénétrantes, Monsieur Ellul, j'ai tenté de faire ressortir que des perversions semblables, propres au milieu technique, dominent notre vie quotidienne. Le monde est devenu inaccessible si l'accès signifie le résultat d'une action pédestre: le transport monopolise tellement la locomotion que les pieds, qui sont un outil naturel de l'être humain, sont désormais quasiment privés de la plupart de leurs fonctions. Parmi des centaines d'exemples triviaux de l'humiliation par la technique, j'en citerai un, que je trouve plaisant. L'Église dans laquelle je plonge mes racines dénonce bien haut les préservatifs qui frustrent la fonction naturelle d'un organe, mais Elle n'envisagerait jamais d'étudier l'analogie entre les préservatifs et les pneus! En employant votre concept de la technique, la doctrine de l'Église sur la contraception aurait pu devenir l'adjuration à résister à Moloch, et ce jusqu'au martyre. Une philosophie triviale de la technologie a transformé cette possibilité d'un appel prophétique venant du coeur même de l'Église en une disputaillerie scolastique. Comme vous l'avez souvent fait ressortir, si la subversion est incompréhensible, la cécité générale à son égard ne l'est pas moins. Toutes ces horreurs-là dérivent leur statut ontologique du fait qu'elles sont exactement des subversions de ce que vous appelez X et que moi - confiant dans votre patience - j'appellerai la Grâce divine.
Lorsque, voici un demi-siècle, vous publiiez vos analyses prophétiques, il était tout à fait évident que l'intégration rationnelle d'Ellul le calviniste et Ellul le sociologue dépassait la compréhension de la plupart de vos confrères. Mais au moins, beaucoup comprennent-ils maintenant que votre profond enracinement dans la foi vous permet d'affronter des ténèbres sur lesquelles ceux qui sont mal affermis préfèrent glisser. Déjà dans votre étude sur la propagande, vous nous faisiez voir que les hommes modernes sont tellement terrorisés par le réel qu'ils se livrent à d'atroces débauches d'images et de représentations afin de ne pas le voir. Ils emploient les médias pour simuler un pseudo-monde encore plus sombre, afin de s'en faire un voile protecteur contre les ténèbres dans lesquelles ils doivent vivre. Depuis lors, cette absence de réalité est devenue encore plus hébétante. L'obscurité engendrée par les médias a été bien étudiée par Didier Piveteau, mon ami qui se proclamait votre élève. De plus en plus, les gens vivent leur vie comme un cauchemar: ils se sentent englués dans une horreur indicible sans parvenir à se réveiller devant la réalité. Comme dans un cauchemar, l'horreur transcende le dicible. Votre reconnaissance du statut ontologique de la technique englobante vous a fait prévoir dans les années cinquante ce qui est aujourd'hui palpable et irrémédiable. Tout cela est implicite dans votre analyse de la technique. Devant cette assemblée, composée de lecteurs attentifs d'Ellul, et à l'issue de deux jours d'échanges intenses, il serait absurde d'élucider cette notion qui est originale et capitale dans votre oeuvre. Je préfère évoquer quelques circonstances dans lesquelles cette notion a fourni une aide décisive à l'un de ses lecteurs - et, s'il m'accepte comme tel, de ses élèves.
La technique est entrée dans mon existence en 1965 à Santa Barbara, le jour où, chez Robert Hutchins, John Wilkinson m'a donné un exemplaire de Technological Society, qu'il venait de traduire sur la recommandation pressante d'Aldous Huxley. Depuis lors, les questions soulevées par votre concept de la technique ont constamment réorienté l'examen de mon rapport aux objets et aux êtres. J'ai adopté cette notion ellulienne parce qu'elle éclaire une mutation de l'esprit: c'est une notion qui permet de cerner, entre l'éducation, les transports, les activités médicales et scientifiques modernes, le seuil auquel ces entreprises absorbent, conceptuellement et physiologiquement, le client dans l'outil; le seuil auquel les produits de consommation se muent en produits qui, eux-mêmes, consomment; le seuil auquel le milieu technique transforme en chiffres ceux qui y baignent; le seuil auquel la technique se transforme manifestement en Moloch. Pendant dix bonnes années après ma rencontre avec vous, Monsieur Ellul, j'ai concentré mon étude principalement sur ce que la technique opérait: ce qu'elle faisait à l'environnement, aux structures sociales, aux cultures et aux religions. J'ai étudié le caractère symbolique ou, si vous préférez, perversement sacramentel des institutions pourvoyeuses d'éducation, de transport, de logement, de soins de santé ou d'emploi. Je ne le regrette pas. Les conséquences sociales de la domination par le moyen de la technique, qui rend les institutions contre-productives, doivent être comprises pour en mesurer les effets sur l'hexis (l'état) et la praxis qui définissent l'expérience de la modernité. Il faut regarder leur horreur, en dépit de la certitude qu'elle dépasse nos sens.
J'ai donc successivement analysé les fonctions latentes du transport accéléré, de la communication canalisée, de la gestion éducative prolongée, du garage humain. Je suis resté époustouflé par leur pouvoir symbolique. Cela m'a apporté la preuve empirique que la catégorie ellulienne de la technique, que j'avais originellement employée comme un outil analytique, définissait une réalité engendrée par la poursuite d'une idéologie de dérivation chrétienne. Dans la recherche de la fonction symbolique de la technique en notre temps, l'analyse d'Ellul, une fois encore, recelait des observations éclairantes. Je songe ici particulièrement à ses réflexions sur la magie et la religion. Parmi les penseurs modernes, Jacques Ellul fait toujours partie de cette mince avant-garde qui comprend que la vieille catégorie de la religion ne coïncide pas avec le domaine du sacré. Historiquement, la place du sacrum dans la société moderne est occupée par une entité étrangement exceptionnelle: les oeuvres de la main de l'homme sont devenues les moyens qui pourvoient effectivement à sa nourriture, sa mobilité, ses souvenirs et même ses sensations. Pour comprendre la société, les effets de la technique sur ma chair et mes sens me sont apparus plus importants à étudier que ses faits et méfaits actuels et futurs. Ainsi en suis-je venu à explorer le pouvoir de séduction que l'imprégnation du milieu par la technique exerce sur mon mode de perception. Et de fait, pas une année n'est passée, durant un quart de siècle après que Wilkinson m'eut donné votre livre, Monsieur Ellul, sans que je décèle une propension encore inaperçue à éluder la réalité en servant un Techno-Moloch. L'existence, dans notre société qui se veut système, met hors-jeu les sens par les engins fabriqués pour leur extension, nous empêche de toucher ou d'incorporer le réel et, en plus, nous intègre dans ce système. C'est cette radicale subversion de la sensation qui humilie, et puis remplace la perception. Nous nous livrons à d'atroces débauches de consommation d'images et de sons afin d'anesthésier notre sens de la réalité perdue.
Pour saisir cette humiliation du regard, de l'odorat, du toucher, et pas seulement de l'ouïe, il m'a fallu étudier l'histoire des actes corporels de perception. Ce ne sont pas seulement les certitudes bibliques mais aussi les certitudes médiévales et classiques sur les perceptions sensibles qui ont été à tel point subverties que l'exégèse des textes anciens doit surmonter des obstacles conceptuels mais également physiologiques. Qu'on me permette d'en donner un exemple, certes extrême. S'arracher l'oeil quand l'oeil est scandalisé est un mandat évangélique. C'était un acte qui inspirait toujours l'horreur. Mais il était compréhensible dans un régime du regard sous lequel les yeux mettaient un cône visuel qui, comme un organe lumineux, saisit et embrasse la réalité. Mais de tels yeux animés n'existent plus aujourd'hui que métaphoriquement. Nous ne voyons plus en embrassant la réalité au moyen d'un cône de rayons émis par notre pupille. Le régime du regard selon lequel nous percevons aujourd'hui nous fait accomplir l'acte de voir comme une forme d'enregistrement, par analogie avec les cassettes vidéo. Ces yeux qui n'embrassent plus la réalité ne valent guère d'être arrachés. Ces yeux iconophages ne servent: - ni à fonder l'espérance sur la lecture biblique; - ni à apercevoir l'horreur du voile technogène qui me sépare du réel; - ni, enfin, à jouir du seul miroir dans lequel je saurais me retrouver, qui est la pupille de l'autre.
La subversion de la parole par l'oeil conquérant a une longue histoire qui fait partie de l'histoire de la technique dans le monde du christianisme. Au Moyen Âge, cette subversion a pris la forme d'un remplacement du livre écrit pour l'écoute par le texte qui s'adresse au regard. Parallèlement à cette mutation technogène des priorités sensorielles s'effectuait la séparation entre la chapelle, lieu de la lecture spirituelle, et l'aula, lieu de la scolastique - une séparation qui marquait la fin d'un millénaire de lectio divina. L'éclipse de la culture des sens. Et, concomitante de cette séparation architectonique entre le lieu de prière et le lieu d'étude, apparut la première - à ma connaissance - institution d'études supérieures, l'Université, dans laquelle la culture de la pensée abstraite éclipse totalement la culture des sens. Ce n'était point tant la disjonction entre fides quaerens intellectum (la théologie) et intellectus quaerens fidem (la philosophie) qu'entre l'ascétisme et l'analyse logique qui a permis l'essor d'une civilisation dans laquelle, Monsieur Ellul, vous eûtes tant de difficulté à vous faire entendre. De celui qui suit le sillon que vous tracez, vous attendez - comme vous venez de nous le dire - une profession de vertu, qui lui donne la volonté et la capacité de poursuivre l'analyse de la réalité dans des conditions que vous venez de dire désespérées, et qui lui font âprement ressentir son impuissance. Je suis profondément convaincu que le réalisme lucide et désabusé auquel vous nous conviez n'est possible que pour ceux qui, en cultivant l'amitié, trouvent la force de manier l'humour. Ce n'est que dans l'humour du Sauveur, souvent évoqué par vous, que nous pourrons tenir bon devant Moloch sous le manteau de Belzbuth, devant le monstre du milieu technologique qui nous consume, ce Seigneur des mouches que nous chassons lorsqu'il s'interpose entre vous et moi. Voilà pourquoi il m'apparaît que nous ne pourrons nous soustraire à la reconquête disciplinée (ce qu'on appelait l'ascèse) de la pratique sensuelle dans une société de mirages technogènes. La préservation des sens, cette promptitude à l'obéissance, ce regard chaste que la règle de saint Benoît oppose à la cupiditas oculorum, me semble la condition fondamentale du renoncement à la technique tant que celle-ci opposera un obstacle définitif à l'amitié.
Alexandrin
Au doux pas cadencé du cheval andalou
Pierre-Olivier Combelles (vers 1980)
Haïku
Touffe de romarin
Agitée par le vent,
Pour le poète seul
Tu danses avec le vent.
Pierre-Olivier Combelles (vers 1980)
La forêt magique
Le centre commercial du Bel-Air, à Rambouillet. Son architecture veut rappeler la forêt qui l'environne. Photo: Pierre-Olivier Combelles (2015)
Le Progrès se réduit finalement à voler à l’homme ce qui l’ennoblit, pour lui vendre au rabais ce qui l’avilit. Nicolás Gómez Dávila (1993-Bogotá 1994)
L'hypermarché, de conception américaine, est le cosmos artificiel. Autrefois, l'homme trouvait tout autour de lui et gratuitement dans la nature: nourriture, eau, chaleur et lumière du soleil le jour, lumière de la lune et lueur des étoiles la nuit, le bois pour se chauffer, se sécher et cuire les aliments, vêtements, parures, médicaments, outils, logement. Tous ces biens, limités à l'essentiel, chacun se les procurait lui-même, en famille, et les partageait ou les échangeait avec les autres.
Aujourd'hui, l'hypermarché a remplacé la nature: dans un espace clos, immense, les spots qui éclairent jour et nuit ont remplacé les astres; le chauffage toute l'année a remplacé la chaleur du soleil et du feu; les arbres et les plantes artificiels ont remplacé la forêt primitive, la forêt originelle, Silva; la musique industrielle en anglais a remplacé le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes, les cris des animaux, la musique du vent et de la pluie dans les arbres; le sol lisse, nu, propre et brillant a remplacé le sol de terre, de feuilles, de plantes, d'herbes, de sable ou de cailloux, sec, froid ou tiède, humide ou couvert de neige, et on y trouve tout ce qui est nécessaire pour vivre ainsi qu'une foule d'autres choses totalement superflues et même dangereuses à l'usage ou après l'usage. Tout est fabriqué par d'autres hommes inconnus et des machines, ailleurs, très loin: en Chine ou en Inde par exemple. On est dépossédé de son savoir-faire et de sa culture.
Mais en sortant du magasin, il faut payer pour emporter les choses que l'on a prises. C'est à dire les échanger contre de l'argent. Opération mystérieuse qui se fait de plus en plus souvent avec une petite carte que l'on glisse dans un petit appareil en tapant un code. Car on ne peut s'approvisionner dans cette forêt magique que si l'on a une carte, et qui fonctionne. C'est l'arme magique qui a remplacé l'arc et la sarbacane qui permettaient à l'homme archaïque, le Ñaupa machu* de vivre et de se nourrir dans la forêt.
Mais comment se procure-t-on une carte bancaire approvisionnée? En travaillant? Même pas, car le travail**, qui a remplacé le nécessaire et honnête labeur, est le résultat de la loi du marché, de l'offre et de la demande, de la politique du Pouvoir. Il y en a d'ailleurs de moins en moins et il est de plus en plus pénible et souvent odieux car on est obligé de faire des choses contre sa conscience...
En volant alors, en spéculant et en mentant comme font les-riches-qui-ne-partagent-pas et les politiciens escrocs ? ou bien faut-il se laisser mourir de faim et de désespoir ?
Pierre-Olivier Combelles
* Mot quechua, préhispanique, des Amérindiens cultivateurs des Andes qui veut dire: "les ancêtres vérérables", en désignant les tribus amazoniennes de chasseurs-pêcheurs cueilleurs.
** Du latin et byzantin tripalium, le pal, un instrument de torture. Synonyme de souffrance. D'où l'expression en travail pour désigner l'accouchement.
Consulter aussi:
https://reporterre.net/L-Etat-laisse-les-grandes-surfaces-tuer-les-centres-villes
L'indienne kayapo Tuira menace de sa machete l'envoyé du gouvernement brésilien José Antonio Muniz Lopes dans une réunion sur le projet du barrage Belo Monte : « Nous n’avons pas besoin de votre barrage. Nous n’avons pas besoin d’électricité, elle ne nous donnera pas notre nourriture. Vous êtes un menteur ! » (1989). Les Indiens d'Amazonie ne travaillaient pas et ne connaissaient que le labeur ; quelques heures seulement dans la journée (chasse, récolte des fruits ou légumes), le reste du temps étant consacré au repos ou aux loisirs et à la fabrication des flèches, des hamacs, des ustensiles...