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Le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

De la chasse à l'ours

22 Août 2011 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles

ours noir La Romaine 1993

 

Cadavre d'ours noir (couché sur le flanc gauche, la tête à droite, gueule ouverte montrant les crocs blancs, les cuisses et pattes arrière sont à gauche. La tache grise au milieu entre les pattes avant et arrière est une masse grouillante de vers. La Romaine, Basse Côte-Nord du Québec, août 1993. Photo: Pierre-Olivier Combelles.

 

 

En août 1993, en arrière du village de La Romaine, sur la Basse Côte-Nord du Québec, au bord du chemin qui mène aux chutes de la rivière Olomane, j'ai trouvé deux ours noirs qui avaient été tués au fusil par un Blanc du village (le village se partage en deux secteurs: celui des Blancs et celui des Indiens Montagnais) sur la décharge. Ils avaient été laissés là et leurs cadavres gisaient sur la toundra, déjà envahis par les vers.

Je me suis demandé comment on pouvait abandonner ainsi un animal aussi considérable, après l'avoir tué. Sa chair est très bonne à manger, certaines parties de son corps sont médicinales et sa fourrure est précieuse et fait une couverture très chaude en hiver.

Mais surtout, l'ours est l'animal le plus respectable de la forêt. Son nom en montagnais est "mask" mais les Indiens l'appellent encore "grand-père". Il sait tout du monde de la forêt, il entend tout, il comprend tout ce que disent les hommes et les autres animaux l'informent de ce qui se passe: le castor, la martre, l'écureuil, le porc-épic, la bernache, etc.

C'est pour cette raison qu'il ne faut jamais parler mal de l'ours ni se moquer de lui. Il le saura et le moment venu, il viendra par derrière pour écraser l'homme entre ses pattes.

Les Indiens ne le chassent pas ou très rarement et quand ils le faisaient, ils plaçaient son crâne sur une plate-forme surélevée en troncs d'abres (sheshepitan), lui mettaient une pipe avec du tabac dans la gueule et peignaient son crâne avec des ronds d'ocre rouge.

Les Indiens Montagnais du Québec partagaient ce culte de l'ours avec tous les peuples du Subarctique, depuis les Lapons jusqu'aux Aïnous en passant par tous ceux de la Russie et de la Sibérie.

Dans son ouvrage: Les rites de chasse chez les peuples sibériens (NRF Gallimard, collection L'espèce humaine N°9, Paris, 1953), Eveline Lot-Falck, après avoir énuméré les multiples surnoms de l'ours chez ces peuples, cite le Kalevala, recueil des traditions orales de la Finlande par Elias Lönnrot au XIXe siècle, rédigé sous la forme d'une épopée:

"Il suffit d'ouvrir le Kalevala, au chapitre du meurtre par Wäinämöinen de l'ours, déchaïné contre lui par la vieille de Pohjola, et des cérémonies qui s'ensuivent, pour rencontrer une richesse d'épithètes inouïe, dont voici quelques exemples: Otso (le front, à cause du large front de l'ours), le beau des bois, la pomme des bois, le rond pied de miel, l'orgueil des bois, l'oiseau ou le coucou d'or de la forêt, le pied léger, le célèbre, le manteau de fourrure, la longue toison, l'homme antique, l'illustre, le bel enroulé kääröseni (parce qu'il se met en boule dans sa tanière), le bas noir, le héros, l'homme superbe, etc."

Aujourd'hui, comme on peut le constater en regardant les stupides et révoltantes vidéos de chasse sur internet, n'importe quel chasseur armé d'une carabine ou d'un arc peut abattre un ours, même une femme*. Les règlements n'imposent aucun rite, aucune prière, aucune cérémonie. Le chasseur est libre de faire ce qui lui plaît de la dépouille. La chasse de l'ours est un sport, en général dépourvu de tout risque. On pourrait mieux parler de meurtre. Et sur le plan symbolique et religieux, un meurtre parricide. Mort, l'ours devient une chose, un objet. Il en va de même de tous les autres animaux.

En enlevant à la chasse et à l'animal chassé leur valeur religieuse, en la "sécularisant", l'homme moderne s'est rabaissé à n'être plus qu'un vil ignorant, un fou dangereux et irresponsable, mettant en péril l'ordre du monde.

 

Pierre-Olivier Combelles

 

 

* Chez les peuples chasseurs, le monde de la chasse est prohibé à la femme, qui est considérée comme un être impur et dont le domaine est la maison ou la tente. Chez les Samoyèdes de Sibérie, elle ne peut pas manger de la viande d'ours, l'animal sacré. Sa présence même en certaines occasions peut créer une infortune, qui doit être conjurée par une fumigation de graisse d'ours (Arthur Montefiore: Notes on the Samoyeds of the Great Tundra, collected from the journals of F.G. Jackson, F.R.G.S. The Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 1895).

Dans son ouvrage Les Lapons, peuple du renne (Armand Colin [1978] 1985), Arthur Spencer  écrit (chapitre La chasse, p. 95): "Il existait de nombreux tabous chez les pêcheurs et les chasseurs lapons, dont certains persistent encore secrètement, comme dans beaucoup de pays. Il y avait des jours de chance et des jours de malchance. Les femmes ne devaient pas croiser les hommes quand ils partaient, ce qui explique qu'ils sortaient par "la porte arrière sacrée" de la tente, systématiquement interdite aux femmes". Et plus loin, p. 117: "Le sanctuaire familial était un espace à l'arrière de la tente, interdit aux femmes. On y entrait par une entrée particulière, "la porte arrière sacrée". Le chef de famille y gardait ses pénates, son tambour magique et ses armes et il y offrait les prières et les sacrifices de la famille. Sous ce sanctuaire, se trouvait la demeure d'une déesse secondaire de la chasse." 

La chasse à l'ours moderne pratiquée par les femmes, à la carabine ou à l'arc, est donc un double sacrilège (exemples: link, link)

 

 

 

po_club_des_explorateurs_1995.jpg

  P.O. Combelles. Photo: Alain Rastoin/Club des Explorateurs

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