Le chant des lépreux (Eric de Bisschop: Kaimiloa)
Eric de Bisschop
La jonque Fou Po I
La jonque Fou Po II, en Chine, arborant fièrement le drapeau francais.
Eric de Bisschop (1891-1958) fut un marin français, spécialiste de la navigation dans le Pacifique. Auteur de plusieurs livres, il a été injustement oublié au profit de Thor Heyerdahl. Dans Kaimiloa, il raconte comment, arrivé de Chine à Honolulu à bord de sa petite jonque Fou-Po II (construite après le naufrage de sa première grande jonque Fou-Po I) avec son équipier Tatibouët, dans un état de dénutrition total et soigné à l'hôpital des lépreux, il apprend la nouvelle de la disparition de Fou-Po II, jetée à la côte par la tempête qui a sévi au cours de la nuit.
Je l’ai senti cette nuit…; il se passait quelque chose : je n’ai pu fermer l’œil ; je me souviens fort bien de ce coup de vent qui, pendant quelques minutes, fit battre la fenêtre de ma chambre ; je pensai tout de suite au Fou Po sur rade ; nous l’y avions mouillé hier…, mais mal peut-être ? Je me souviens, j’avais demandé de mettre une deuxième ancre, l’a-t-on mise ?... Oui, sans doute.
Pourtant au moment de cette rafale, j’ai senti quelque chose de trouble en moi… quelque chose qui me blessait dans le cœur … Mon Fou Po ? Non, ce n’est pas possible… un Dieu qu’on dit Bon, ne s’amuserait pas à des facéties pareilles…
Et pourtant… !
Tout à l’heure, en me réveillant, je vois l’infirmière près de moi…
Elle m’aide à me lever ; me conduit à son bras dans le hall… me fait asseoir ; comme elle me paraît différente de la veille : ses traits sont fatigués ; elle semble lasse, veut parler, mais n’a que des paroles vides de sens…
Tout me paraît d’ailleurs étrange : au bout du hall, j’ai aperçu le grand Docteur, j’ai voulu lui sourire, mais il a détourné la tête comme pour éviter mon regard, et a disparu dans une chambre ! Tati devait venir me voir ce matin… il ne paraît pas !... Où est-il ?
L’infirmière se tient devant moi ; pourquoi me regarde-t-elle ainsi, avec des yeux fixes ?
Elle parle, et ce qu’elle me dit est si bizarre :
-Imaginez, fait-elle doucement, imaginez… qu’après avoir souffert… vous appreniez…vous appreniez une mauvaise nouvelle ?
Que veut-elle dire ? Je ne comprends pas !
-Imaginez que… après avoir échappé à la mort, sauvé quoi ! c’est cela surtout qui compte, n’est-ce-pas ?
Elle déménage ! mauvaise nuit, sans doute !
Je vois arriver Tatibouet… lentement, pâle ; comme il est pâle ! Pourquoi, lui aussi, me regarde-t-il avec ces yeux fixes ?...
Soudain, je comprends… : le coup de vent de cette nuit ? celui qui s’engouffra dans ma chambre… Le Fou Po ?
La gorge serrée, je questionne, n’osant croire.
-Quoi ? dites ? le bateau ?...
Tatibouet se jette dans mes bras…
-Oui, pauvre capitaine…notre bateau ! perdu !... Cette nuit, jeté à la côte… on l’a vu ce matin… sur les rochers… éventré !
J’ai une vision rapide du désastre… mes yeux se troublent… je me lève comme une mécanique… je veux courir « le » voir une dernière fois… mais tout se met à tourner dans ma chambre, et je tombe sur le sol… affalé… comme une loque !
***
On m’a retransporté dans mon lit… Seule l’infirmière reste auprès de moi : elle me dit, lentement, la totalité du désastre !
-Des indigènes, au petit jour, ont aperçu la jonque plantée sur les rochers, la coque éventrée… Toute la nuit, elle a talonné, les fonds de la coque ont été broyés… la mer s’y est engouffrée, noyant tout, emportant tout… En quelques heures, trois années d’efforts, de luttes, perdus ! Mes manuscrits, mes notes, mes dessins, mes photos, mes cahiers de calculs… tout repris par la mer !
Et je pleure, pleure comme un gosse battu… Et c’est vous ce bon Dieu qu’on qualifie de Bon… ?
***
La porte de la chambre s’entr’ouvre. Peut-on entrer ? Je tourne la tête : qui peut parler français ici ? Dans l’entre-baîllement, je vois une figure de vieillard à la barbe grise qui sourit…
Le missionnaire français !... Un prêtre de ce bon Dieu a tous, de cette branche dite catholique … Que me veut-il ? Il tombe bien mal !
-Que voulez-vous ? dis-je d’un ton bourru.
Il entre plus souriant, referme la porte, et se tenant devant mon lit :
-Je viens vous dire simplement … ceci :
« Cher capitaine, ne désespérez jamais ! les voies de Dieu sont impénétrables ! »
Je sens que je vais l’insulter… Vient-il se moquer de moi ? Est-il chargé par son Dieu de continuer un peu plus longtemps la sinistre comédie ?
Mais je m’arrête… une espèce de clarté me frappe qui illumine sa figure de prêtre…
Plus bas, il reprend :
-Oui, je viens simplement vous dire : ne désespérez pas !... les voies de Dieu sont impénétrables !...
Et il ajoute :
-Oui, je sais !... Je sais ! vous avez tout perdu !... ou du moins vous croyez avoir tout perdu !... L’avenir est sombre ? vous pleurez ? vous êtes abattu ? vous accusez le ciel ?... Et pourtant… vous êtes moins à plaindre, beaucoup moins… que ces centaines de malheureux au milieu desquels je vis… ces lépreux ! Savez-vous ce que c’est un lépreux ? rongé dans son corps, rongé dans son âme… fui, méprisé de tous… et pourtant, écoutez… ils ne pleurent pas, eux !
… Un chant lointain monte, clair, mi-religieux, mi-joyeux… le même que j’entendis hier…
-Ils chantent, eux !
Il semble y avoir plus de lumière encore autour de la tête du vieillard… ; je baisse le front…
-Et pourquoi chantent-ils, vos lépreux ?...
-Je vais vous le dire, enfant !
Et tandis que je souris à cette appellation donnée à mes cheveux grisonnants, le Père s’assied à mon chevet…
-Parce qu’il y a quelques années, un humble prêtre venu des Flandres…
-Le P. Damien ?
-Oui, le P. Damien est venu ici, est mort ici, lépreux parmi ses lépreux… Si vous saviez comme il a souffert !... moins du mal qui le rongeait, que de la jalousie de ses frères en Jésus-Christ. Mais il n’a jamais cessé d’être joyeux… On est toujours joyeux, n’est-ce pas, quand on sait qu’on adouçit les peines des autres ? Il est mort… ; on croit qu’il est mort… Que non ! son âme vit toujours ici parmi les lépreux, son âme joyeuse… Voilà pourquoi mes lépreux aujourd’hui chantent…
« Ils sont gais ! tenez, si vous pouvez vous tenir sur vos jambes, vous viendriez avec moi… ; vous verriez que la grande Amérique a fait beaucoup pour eux… : ils ont leurs cinémas, leurs autos, leurs dancings… tout cela c’est très bien, mais je vous conduirais aussi à la messe… vous resteriez au dernier rang, pour ne les voir que de dos… (de face, croyez-moi, c’est horrible… Quand à ma première messe, je me suis retourné vers eux pour l’Orate fratres… je vous le dis de face, c’est horrible !) et vous les entendriez chanter… et vous seriez ému… Pourquoi ? parce que c’est l’âme du P. Damien qui chante en eux…
Je baisse la tête… honteux de moi-même…
J’entends comme dans un rêve, la porte qui se referme ; comme dans un rêve aussi, la voix qui reprend :
-Oui, ne désespérez jamais !
La chambre est vide... elle paraît soudain plus claire, plus joyeuse... serait-ce l'âme du P. Damien... ?
***
Le « Père » parti, Tatibouet entre…
-Tati, lui dis-je, je ne sais pas encore comment je ferai, mais je vais repartir !
Il me regarde, étonné…
-Je vais repartir… Je construirai un nouveau bateau…
Tati, me prenant les mains, me dit :
-Je repartirai avec vous, cap’taine ; vous savez, je ne puis vous quitter… je sais : vous êtes ruiné… c’est un peu de ma faute… J’ai attendu que vous soyez au bout de votre rouleau… j’espérais que cette aventure finirait quand vous n’auriez plus le sou ; mais aujourd’hui, je vous le dis, c’est à moi maintenant, j’ai encore pas mal d’argent en Chine… Vous voulez construire un nouveau bateau ? on construira un nouveau bateau !... Alors on retourne en Chine faire une nouvelle jonque ?
Que se passe-t-il en ce moment dans mon esprit…je ne saurais le dire exactement ! nous allons construire… un double canoë polynésien…
Il me regarde, ahuri…
-Quelle espèce c’est là ?
-Je ne sais pas encore très bien, mais c’est un type de voilier que les Polynésiens employaient jadis pour traverser le Pacifique… Il y a je crois, de cela… un millier d’années… !
Eric de Bisschop, Kaimiloa - D'Honolulu à Cannes par l'Australie et le Cap à bord d'une double pirogue polynésienne. Plon, Paris, 1939.
A Honolulu, Eric de Bisschop construira, avec l'aide du fidèle Tatibouët, la double pirogue Kaimiloa, avec laquelle ils rejoindront le port de Cannes, en France (1938), au terme d'une extraordinaire navigation. Cet exploit, qui reliait Bisschop aux hardis marins polynésiens qui parcoururent autrefois le Pacifique, fit de lui le pionnier de la construction des multicoques de plaisance.
Des années plus tard, Eric de Bisschop construisit le radeau de bambous Tahiti Nui I pour prouver que le peuplement de l'Amérique du sud avait été fait par les Polynésiens à bord d'embarcations similaires (les doubles pirogues étant réservées à l'exploration). Parti de Tahiti en 1956 avec un équipage, il atteint presque les îles Juan Fernandez au large de la côte chilienne. Le radeau ayant subi de graves avaries, il fut remorqué par un bâtiment de la marine chilienne, puis abandonné. Un nouveau radeau, Tahiti Nui II, fut alors construit avec l'aide des pêcheurs du port chilien où il avait été accueilli et rejoignit le port du Callao, à Lima, au Pérou. De là, ils repartirent vers la Polynésie, où Tahiti Nui II s'échoua le 30 août 1958 sur l'atoll de Rakihanga, dans les îles Cook. Eric de Bisschop, mourut d'épuisement le même jour, sur la plage.
Pierre-Olivier Combelles
qui a retranscrit le texte de Bisschop d'après l'original.
Kaimiloa, la double pirogue polynésienne à voilure de jonque
Tahiti Nui I, le radeau en bambou et à dérives réglables, au départ de Tahiti