Le petit peuple (Igor Chafarévitch)
S'appuyant sur les travaux d'Augustin Cochin, Igor Chafarévitch analyse dans son lumineux ouvrage "Russophobie" la captation du pouvoir, dans les Etats et les systèmes politiques issus de la Révolution française, par un "petit peuple" tyrannique aux intérêts indépendants du "grand peuple" (majorité) qu'il est censé représenter.
"Les vues examinées dans les deux précédents chapitres se fondent en un système unique. Qui plus est, leur fondement est constitué par tout une philosophie de l'Histoire - une vision particulière du caractère du processus historique. Il s'agit en l'occurence de savoir si l'Histoire est un processus organique, comparable à celui de la croissance d'un organisme vivant qu'on appelle l'évolution biologique, ou si elle est consciemment construite par les hommes comme une sorte de mécanisme. En d'autres termes, la question est de savoir si une société est un organisme ou bien un mécanisme, si elle est morte ou vivante (1).
Selon le premier point de vue, c'est à la faveur d'une [lente] évolution que la société humaine se seraient constituées des "normes de comportement" (au sens large: des normes technologiques, sociales, culturelles, morales et religieuses). Ces "normes de comportement" ne sont, en règle générale, l'invention consciente de personne, elles sont apparues à la suite d'un processus très complexe dont chaque nouvelle étape se fonde sur toute l'histoire antérieure. L'avenir est le fruit du passé, de l'Histoire, et non de supputations. Pas plus qu'un nouvel organe chez un animal n'apparaît parce que celui-ci a préablement acquis la conviction de son utilité, aucune institution sociale nouvelle n'est créée consciemment, et dans un but précis.
Le second point de vue consiste à affirmer qu'une société est construite par les hommes d'une façon logique, d'après des critères d'utilité et sur la base de de résolutions prises à l'avance. Là, on est autorisé et bien souvent forcé d'ignorer les traditions historiques, le caractère des peuples, les systèmes de valeurs élaborés au cours des siècles (une parole de Voltaire semble typique à cet égard: "vous voulez avoir de bonnes lois? Brûlez les vôtres et faites-en de nouvelles")(2). En revanche, un rôle décisif est joué par ceux qui détiennent les connaissances et le savoir-faire requis. Ce sont les véritables créateurs de l'Histoire. C'est à eux qu'appartient la rude tâche d'élaborer des plans pour l'avenir afin d'y plier ensuite l'insaisissable élan de la vie. le peuple n'est plus qu'un matériau entre leurs mains. Tels des charpentiers travaillant le bois ou des ingénieurs coulant le béton armé, ils érigent avec ce matériau [vivant] une construction nouvelle dont le schéma a été préalablement élaboré. Il va de soi qu'une telle vision des choses creuse un véritable gouffre entre le "matériau" et les "créateurs". Ces derniers ne peuvent considérer le "matériau" comme leur semblable (cela entraverait leur travail): en revanche, ils sont tout à fait enclins à éprouver à son égard de l'antipathie, voire de l'irritation si ce "matériau" refuse de remplir son rôle. Le choix de l'une ou de l'autre de ces conceptions détermine deux morphologies différentes. Celui qui adopte le premier point de vue se considère comme une sorte d'auxiliaire et de collaborateur des puissances qui surpassent de loin ses limitations individuelles. Celui qui se sent attiré par la seconde conception peut être enclin à se prendre pour un créateur indépendant de l'Histoire, un démiurge, un petit dieu et, en fin de compte, un violeur car c'est en suivant une telle voie qu'on aboutit à une société privée de liberté, quelles que soient les vélléités démocratiques d'une telle idéologie.
(...) Ce phénomène social pourrait sans doute devenir plus intelligible pour nous si nous le remplaçons dans un cadre
historique plus vaste. Nous connaissons, en effet, au moins une situation historique où un phénomène semblable a été minutieusement et très clairement décrit
- il s'agit de la Grande révolution Française. Parmi les chercheurs qui se sont penchés sur cette période, l'un des plus intéressants, tant par l'originalité de ses idées que par son
extraordinaire érudition, est sans conteste l'historien français Augustin Cochin. Dans ses travaux (3), il a accordé une attention toute particulière à une
certaine couche sociale et intellectuelle qu'il a appelée le "Petit Peuple". D'après Cochin, un cercle restreint de personnes formées au sein de sociétés de
pensée, d'académies, de loges maçonniques, de clubs et de cellules a joué un rôle décisif dans le déroulement du processus révolutionnaire en France. Ces
cercles n'avaient d'autre environnement intellectuel et spirituel que le leur: ce fut un "Petit Peuple" au milieu du "Grand Peuple", voire même une sorte
d'"anti-peuple", puisque sa vision du monde était diamétralement contraire à celle du "Grand Peuple". On y forgeait un type d'homme entièrement
nouveau, enclin au renversement [des valeurs]: tout ce qui constituait les racines, l'"échine spirituelle" de sa nation devait lui sembler profondément
étranger: ainsi, il ne devait faire aucun cas de la foi catholique, du code de l'honneur, de la fidélité au souverain, de sa fierté historique, de
l'attachement aux usages et aux privilèges de sa province natale non plus que de son état ou de sa guilde. Les "sociétés" autour desquelles se groupait le
"Petit Peuple" se chargeaient de créer à l'intention de leurs membres une sorte d'univers clos à l'intérieur duquel se déroulait leur existence toute
artificielle. Par exemple, si dans le monde ordinaire, c'est l'expérience qui constituait le critère ultime en matière de jugement (l'expérience historique),
dans leur monde clos, c'était l'opinion générale. N'était réel que ce que les autres membres de la "société" tenaient pour tel, et de même pour ce qu'ils disaient et approuvaient. L'ordre naturel des choses se trouvait ainsi renversé: la doctrine n'était plus une conséquence [de l'expérience], mais sa cause. Le mode de
recrutement des ces "sociétés" obéissait à la maxime : "se libérer du poids mort", c'est-à-dire des gens soumis aux lois du "monde ancien", i.e. des gens d'honneur, de parole et de foi. C'est pour cette raison que toutes ces "sociétés" connaissaient des épurations périodiques (qui correspondent aux "purges "de notre
époque). Ceci dans le but de forger un "Petit Peuple" de plus en plus pur, pour marcher vers la "liberté", c'est-à-dire une libération de plus en plus grande
par rapport aux modes de penser du "Grand Peuple" qui n'étaient en l'occurence que des préjugés tels que le sentiment religieux ou monarchique, saisissables
seulement en vertu d'un contact spirituel [avec les réalités que ces mots recouvrent]. Ce processus purificateur se trouve illustré chez Cochin d'un bel
exemple, celui du "bon sauvage", très répandu dans la littérature de l'époque des "Lumières" avec le Prince persan de Montesquieu ou le Gourou de Voltaire,
etc. Il s'agit le plus souvent d'un individu possédant tous les accessoires matériels ainsi que toutes les connaissances théoriques offertes par la
civilisation, mais totalement privé de la compréhension de l'esprit qui anime tout cela, et c'est pourquoi tout le choque, tout lui paraîtstupide et
illogique. D'après Cochin, ce personnage n'a rien d'une fiction, il fait partie de la vie: cependant il n'habite pas les forêts de l'Ohaïo, on le trouve tout
simplement au sein des académies philosophiques et des loges maçonniques, il est l'image de l'homme [nouveau] qu'elles voulaient créer, être paradoxal pour
qui son environnement naturel équivaut au vide, tout comme ce même milieu représente pour d'autres le monde réel. Il voit tout mais ne comprend rien, et
c'est justement la profondeur de cette incompréhension qui fait toute la valeur du personnage. Après avoir entièrement parcouru le cursus éducatif offert à
lui, c'est une existence pleine de merveilles qui attend le jeune représentant du "Petit Peuple": toutes les difficultés de la vie réelle disparaissent pour
lui, tout lui semble alors simpleet clair, comme s'il était définitivement libéré des chaînes de la vie. Mais il y a l'envers de la médaille:
l'apprenti-sorcierne sait guère vivre en dehors de son milieu d'adoption, dans l'univers du "Grand Peuple" il suffoque tel un poisson hors de l'eau. Ainsi,
le "Grand Peuple" devient une menace pour l'existence du "Petit Peuple": c'est le début d'une lutte: les Lilliputiens tentent d'enchaîner Gulliver. D'après
Cochin, cette lutte traversa les années qui précédèrent la révolution ainsi que la période révolutionnaire elle-même. 1789-1794, c'était le quinquennat du
pouvoir du "Petit Peuple" sur le "Grand Peuple". Celui-ci ne reconnaissait de peuple que lui-même et ce sont ses propres droits qu'il a formulés dans les
fameuses "Déclarations". Ce fait explique cet apparent paradoxe, lorsque le "peuple vainqueur" se retrouva en minorité et les "ennemis du peuple" en majorité (cette affirmation revenait sans cesse dans la bouche des révolutionnaires).
Nous sommes là confrontés à une vsion du monde étonnamment proche de celle qui fait l'objet de notre analyse dans le présent travail. Elle consiste entre autres à ne considérer son histoire nationale que sous l'angle de l'échec, à la tenir tout entière pour une scène de boucherie: voyez toutes ces Henriade et Pucelle
d'Orléans... Il s'agit de rompre tout lien avec la tradition historique et cela par n'importe quel moyen: changements de noms des villes, du calendrier,
etc. L'idée prévaut que tout ce qui est raisonnable doit être emprunté à l'extérieur, en l'occurence à l'Angleterre: cette conviction inspire, entre autres,
les Lettres Philosophiques de Voltaire (qu'on appelle parfois Lettres anglaises). On estime en particulier devoir emprunter à un système
politique étranger - le parlementarisme anglais.Nous sommes d'avis que cette façon de voir les choses ne s'applique pas seulement à la Révolution Française mais il est susceptible d'éclairer un
ensemble de faits historiques beaucoup plus large. Chaque période de crise dans la vie d'un peuple voit apparaître un "Petit Peuple" porteur d'une idéologie
diamétralement opposée à celle de la majorité. Tous les éléments organiques de la structure sociale, les racines spirituelles de la nation, sa tradition
politique, ses principes moraux, son mode de vie original, tout cela est rejeté en bloc et traité comme un ramassis d'âneries, de préjugés grotesques et
malpropres destinés à être élagués sans compromis.
N'ayant plus de liens sprirituels avec son peuple d'origine, cette petite "élite" considère celui-ci comme un matériau: le travail sur ce matériau n'est plus qu'une question d'ordre TECHNIQUE sans rapport avec la moindre norme morale, dénuée de toute sympathie (le verbe grec sunpathéo signifie littéralement "souffrir avec" NdT), de toute pitié. Cochin fait observer que cette vision du monde trouve son expression dans le symbole fondamental du mouvement maçonnique (qui a joué un rôle important dans la préparation de la Révolution Française): la construction du Temple, où les individus ne sont que les pierres que l'on assemble mécaniquement en suivant le plan des "architectes". (chapitre IV: Le petit peuple)
Igor Chafarévitch
de l'Académie des Sciences de Russie
de l'Académie des Sciences et des Arts des USA
de l'Académie Nationale Américaine des Sciences
de l'Académie Léopoldine d'Allemagne
de l'Académie Nationale italienne des Lynx
de la British Royal Society of London
Ancien rapporteur au Comité des Droits de l'Homme en URSS
Lauréat du Prix Lénine
Lauréat du Prix Heinemann
La Russophobie. Traduit du russe par Alexandre Volsky et publié sous la direction de Christian Jansen. Editions Chapitre Douze SER (1993)
(1) C'est à Platon qu'appartient la comparaison du législateur avec un maître d'oeuvre. Il élabore le plan d'un Etat idéal dans la République et les lois. De son côté, Aristote considère l'Etat comme le résultat d'une évolution naturelle comparable à celle de
la famille (Cf.: Politique 1252a). Dans Culture de la Renaissance en Italie, J. Burckardt affirme qu'il était courant de penser, à l'époque de la
Renaissance, que l'Etat représentait une construction artificielle. La théorie du "contrat social" de Hobbes et de Rousseau est une belle illustration du
point de vue "constructiviste". En revanche, le point de vue qui considère un Etat comme une sorte d'"organisme" vivant a conduit certains à imaginer
une "physiologie sociale", une "anatomie sociale", voire d'appliquer la théorie de Darwin aux phénomènes sociaux: cf l'ouvrage de Karl Menger: Untersuchungen über die Sozialwissenschaften und der politischen Ökonomie.. Leipzig, 1883. De nos jours, le point de vue
"organiciste" est développé dans l'oeuvre de Hayek. De manière générale, ce sont les historiens qui soutiennent la théorie "organique", tandis que celles des
"mécanismes sociaux" appartiennent en propre aux sociologues et aux politiciens (par exemple l'expression d'"ingénierie sociale").
(2) Phrase retraduite du russe, l'auteur n'ayant fourni aucune indication quant à sa source. (NdT).
(3) Les sociétés de pensée et la démocratie, Paris 1921.