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Le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Les Marquises

5 Février 2011 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles

ἀθάνατοι θνητοί, θνητοὶ ἀθάνατοι,

ζῶντες τὸν ἐκείνων θάνατον, τὸν δὲ

ἐκείνων βίον τεθνεῶτες.


 

Les mortels sont immortels et les immortels,

mortels ; l’un vivant la mort de l’autre, et

mourant la vie de l’autre.   

 

Héraclite d'Ephèse, Fragment 62

 

 

Paul Gauguin 144

 

(...)

Et voici, enfin, la mise en scène: "De nos jours, en l'île d'Hiva-Oa, au district d'Atuana." Toile de fond panoramique: la grande tombée verticale sur une vallée savoureuse de la muraille géante, striée de grêles cascades métalliques et écrêtée d'une barre horizontale de nuages stagnants, perpétuels, qui nivelle le dentelé des sommets. Ces crêtes tourmentées dénomment les îles: Grande-Crête, Crête-sur-la-Falaise, Crête-sur-le-Rocher. Leurs parois s'incrustèrent de cadavres, que, pour les honorer, les indigènes allaient tapir, par d'invraisemblables routes, en des cachettes presque aériennes. Les portants de la scène: ce sont les contreforts qui de droite et de gauche cernent jusqu'au rivage chaque vallée, que la mer vient barrer encore d'une crête déferlante; car ici, pas de récif protecteur, cet apaisant récif des plages océaniques mortes. Ici la mer vit, et bat, et ronge. La houle entre dans la baie, roule sur la plage blonde ou brune, suivant les jets de lave éructés jadis par les cratères éteints.

Et dans ces barrières strictes, un fouillis de masses vertes, de palmes ocreuses frissonnant au vent, de colonnades arborescentes hissant vers la lumière les efflorescences pressées. De l'eau bruit partout, crève sur la montagne, détrempe le sol, serpente en rivières au lit de galets ronds. Tout vit, tout surgit, dans la tiédeur parfumée des étés à peine nuancés de sécheresse, tout: hormis la race des hommes. Car ils agonisent, ils meurent, les pâles Marquisiens élancés. Sans regrets, sans plaintes ni récris, ils s'acheminent vers l'épuisement prochain. Et là encore, à quoi serviraient de pompeux diagnostics ? L'opium les a émaciés, les terribles jus fermentés les ont corrodés d'ivresses neuves; la phtisie creuse leurs poitrines, la syphilis les tare d'infécondité. Mais qu'est-ce que tout cela sinon les modes diverses de cet autre fléau: le contact des "civilisés". Dans vingt ans, ils auront cessé d'être des "sauvages". Ils auront, en même temps, à jamais, cessé d'être.

Voici donc que ces vallées somptueuses apparaissent alors chemins funéraires, pénétrant vers le coeur stérile des îles: bordées de maisons de bois affaissées sur leurs terrasses de pierres éboulées aussi, semées de paë-paë sacrés, où, dans l'enceinte de basaltes roulés s'immolaient les victimes, elles ont vu mourir les dieux autochtones, puis les hommes. Gauguin y mourut donc aussi, dans une claire matinée de la saison fraîche. Le fidèle Tioka, son ami indigène, le couronna de fleurs odorantes, l'enduisit, selon l'usage, de monoï onctueux, puis déclara tristement: "Maintenant, il n'y a plus d'hommes."

Iles Marquises - Tahiti, janvier 1904

 

Victor Segalen, Gauguin dans son dernier décor


 

 


 
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