MAHÂKAPI-JÂTAKA
Mâhâkapi Jâtaka (Grande Stûpa de Sanchi, Ier siècle av. J.-C.) link
Mâhâkapi-jâtaka*
En ce temps-là, alors que Brahmadatta régnait à Bârânasî**, le Bodhisatta*** qui s’était réincarné sous la forme d’un singe était dans la force de l’âge, haut et large, plein de vigueur et de puissance, il vivait dans l’Himavant**** avec une troupe de quatre-vingt mille singes.
Il y avait là, sur le bord de la Gangâ*****, un manguier foisonnant de ramilles et de branches, à l’ombre dense, qui se dressait touffu pareil à une montagne. On l’appelait l’arbre Nigrodha. Ses fruits doux avaient une saveur et un parfum célestes, ils étaient gros autant qu’une grosse cruche. Ce manguier avait une branche dont les fruits tombaient sur la terre ferme, une autre dont les fruits tombaient dans la Gangâ, deux enfin qui laissaient choir les leurs juste au pied de l’arbre.
Un jour que le Bodhisatta mangeait des mangues en cet endroit avec les singes, il fit cette remarque :
« Il nous arrivera d’être en péril pour un fruit de cet arbre tombé dans la Gangâ. »
Alors, quand vint la floraison, dès que les fruits eurent atteint la grosseur d’un pois chiche, il ordonna de manger ou de faire tomber toutes les mangues de la branche qui surplombait le fleuve, sans en excepter une seule.
Malgré ces précautions, un fruit mûr, qu’un nid de fourmis avait caché à la vue des quatre-vingt mille singes, tomba dans la rivière. Il alla se prendre dans les filets que le roi de Bârânasî avait fait étendre en amont et en aval du fleuve, tandis qu’il y prenait ses ébats. Lorsque le roi se fut diverti tout le jour et, qu’avec le soir, vint le moment du départ, les pêcheurs du prince, relevant les filets, trouvèrent la mangue :
- Nous l'ignorons, Sire.
- Qui pourrait le savoir?
- Sire, les coureurs de bois.
Le roi fit venir les hommes de la forêt et quand il eut appris que c’était une mangue mûre, il la fendit avec un couteau, en donna d’abord à manger aux forestiers, puis en mangea lui-même et en fit donner à ses femmes et à ses ministres.
Le jus de la mangue mûre se répandit dans tout le corps du roi. Le prince, sous l’empire du désir ardent qu’avait fait naître en lui ce goût exquis, demanda aux coureurs de bois en quel lieu poussait ce manguier.
- Au bord de la rivière, dans l'Himavant, lui dirent-ils.
Alors il fit rassembler des radeaux et des bateaux en grand nombre et il partit sur le fleuve en suivant le chemin indiqué par les hommes de la forêt.
Pendant combien de jours vogua-t-il ? Personne de l’a raconté.
Enfin il arriva sur les lieux.
- Voici l'abre, Sire, lui dirent les coureurs de bois.
Le roi donna l’ordre de ranger les bateaux et, s’étant avancé à pied, entouré de sa nombreuse suite, il fit disposer son lit sous le manguier. Il mangea des mangues mûres et toutes sortes de mets délicieux, puis il se coucha.
On plaça des gardes dans toutes les directions et l’on alluma du feu.
A minuit, tandis que les hommes dormaient, le Grand Être****** arriva avec ses compagnons. Les quatre-vingt mille singes se mirent à manger des mangues, vagabondant de branche en branche.
Le roi, s'étant éveillé, vit les singes. Alors il fit lever ses gens et manda les archers:
- Cernez les singes qui dévorent ces fruits pour qu'ils ne puissent s'enfuir et percez-les de vos flèches. Demain, je mangerai de la chair de singe avec les mangues.
- Bien, Sire, répondirent les archers qui se placèrent autour de l'arbre et encochèrent leurs flèches.
Les singes à cette vue tremblèrent, craignant de mourir. Ne pouvant fuir, ils vinrent trouver le Grand Être:
- Seigneur, des archers entourent l'arbre, ils ont l'intention de nous tuer lorsque nous nous échapperons, qu'allons-nous faire? questionnèrent-ils le coeur battant.
Le Bodhisatta répondit:
- Ne craignez rien, je vous sauverai.
Une fois qu'il eut réconforté les singes, le Bodhisatta grimpa sur une branche qui montait tout droit, puis il alla jusqu'à l'extrémité d'un rameau qui surplombait la Gangâ, de là il bondit et, franchissant l'espace de cent portées d'arc, il retomba sur le haut d'un buisson, au bord du fleuve. Une fois à terre, après avoir regardé attentivement l'espace, il pensa:
"J'ai dû parcourir telle distance."
Alors, il coupa une liane à sa base et après l'avoir examinée il se dit:
"Voilà pour attacher à l'arbre et voilà pour traverser les airs."
Mais quand il eut déterminé ces deux longueurs, il oublia celle qui était nécessaire pour entourer sa taille.
Il prit la liane, fixa une de ses extrémités à un arbre qui avait poussé au bord de la Gangâ, attacha l'autre autour de ses hanches et, avec la rapidité d'un nuage emporté par le vent, il franchit d'un bond l'espace de cent portées d'arc. Mais comme il n'avait pas pensé au lien qui entourait sa taille, il ne put atteindre l'arbre; saisissant fermement de ses deux mains une branche du manguier, il donna cet ordre au singe:
- Vite, passez sur mon dos et sauvez vos vies grâce à cette liane.
Les quatre-vingt mille singes saluèrent respectueusement le Grand Être en lui demandant de lui pardonner et s'échappèrent ainsi.
Or, à cette époque, Devadatta******* s'était, lui aussi, réincarné comme singe et faisait partie de la troupe:
"Voilà le moment, pensa-t-il, d'avoir raison de mon ennemi."
Grimpant tout en haut d'une branche, il prit son élan et se laissa tomber sur le dos du Bodhisatta.
Le Grand Être sentit que son coeur se brisait. Une atroce douleur l'envahit. Quand à celui qui avait causé cette douleur, il s'en alla.
Le Grand Être resta seul.
Le roi qui ne dormait pas avait vu toute la scène et ce qu'avait fait le Grand Être et ce que les singes avaient fait. Il s'étendit sur sa couche tout songeur:
"Ce n'est qu'une bête sauvage et il sacrifie sa vie pour sauver ses compagnons ! " méditait-il.
Lorsque le jour se leva, le roi se dit en lui-même, lui qui était plein de bonnes pensées à l'égard du Bodhisatta:
"Il ne faut pas que ce singe extraordinaire périsse, je vais le faire mettre à terre d'une façon ou d'une autre et je prendrai soin de lui."
Il ordonna de disposer un radeau sur la Gangâ et d'y construire une plate-forme, puis de descendre le singe très doucement. Cela fait, il donna l'ordre de couvrir le dos du Bodhisatta avec un vêtement jaune, de le baigner dans l'eau de la Gangâ, de lui donner à boire de l'eau avec du jus de canne à sucre et de frotter son corps immaculé avec un liniment dont le prix est de mille pièces, puis de l'étendre sur une couche qu'on recouvrit de peaux huilées.
Cela fait, le roi s'assit sur un siège bas et prononça cette première stance:
Qui es-tu toi, qui donnes ta vie pour sauver ces singes,
Et eux que représentent-ils pour toi, ô singe magnanime ?
Après avoir entendu ces paroles, le Bodhisatta prononça les stances suivantes afin d'instruire le roi:
O Roi, je suis le seigneur,
Le protecteur de cette troupe de singes
Que tu as terrifiés
Et plongés dans la douleur, ô victorieux.
J'ai franchi d'un bond
L'espace de cent portées d'arc,
De là je me suis élancé
Avec une liane attachée à mes pattes de derrière
Et je suis revenu au manguier,
Emporté par le vent comme un nuage.
Ne pouvant l'atteindre,
J'ai saisi une branche
Et, pendant que j'étais ainsi étiré,
Les singes se sont sauvés,
Marchant les uns derrière les autres
Sur la branche et puis sur la liane.
Mes liens ne me font pas souffrir
Et la mort me sera douce,
Car j'ai donné le bonheur
A ceux dont j'étais le roi.
Cet exemple est fait, ô Roi,
Pour te montrer ton rôle.
Un roi doit désirer le bonheur du royaume, des coursiers,
Des guerriers et des citadins;
Un prince éclairé doit souhaiter le bonheur de tous.
C'est ainsi que le Grand Être exhorta et instruisit le roi; cela fait, il mourut.
Le roi fit venir ses ministres et leur dit:
- Rendez à la dépouille de ce prince des singes les mêmes devoirs que vous rendriez à celle d'un roi.
Ensuite, il enjoignit à ses femmes d'escorter le roi des singes jusqu'au lieu de crémation, habillées de rouge, les cheveux épars et des torches à la main..
Les ministres utilisèrent cent charretées de bois pour élever le bûcher. Et ils firent pour le Grand Être comme on fait pour les rois, puis ils prirent son crâne et l'apprortèrent à leur souverain. Le monarque ordonna de construire un cetiya******** à l'endroit où l'on avait incinéré le Grand Être. Il y fit brûler des lampes et offrit en hommage des guirlandes et des parfums. Ensuite, il fit garnir d'or le crâne du singe magnanime; et précédé de la relique qu'il honorait d'offrandes, de guirlandes et de parfums, il regagna Bârânasî. Il la fit déposer dans l'enceinte du palais et ordonna de lui rendre hommage pendant sept jours, après avoir décoré toute la ville.
Ensuite il fit élever un cetiya pour la relique; sa vie durant, il y porta des offrandes, des guirlandes et des parfums.
Il resta fermement attaché à l'enseignement du Bodhisatta et après avoir régné avec justice, faisant l'aumône et accomplissant de bonnes actions, il monta au ciel.
* Jâtaka du singe magnanime.
** La ville de Bénarès, au bord du Gange.
*** Être qui est sur la voie de l'illumination suprême, qui deviendra Bouddha au bout d'un certaion nombre de renaissances.
**** Himalaya
***** Le fleuve Gange
****** Une des appellations du Bodhisatta.
******* Nom propre d'un parent du Bouddha, son ennemi et son rival.
******** Monument funéraire.
Choix de Jâtaka extraits des Vies antérieures du Bouddha. Traduit du pâli par Ginette Terral. Connaissance de l'Orient. Collection UNESCO d'oeuvres représentatives. Gallimard, 1958.
Bharhut (Inde) 150 av. J.C.