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Le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Maurice Bardèche: Souvenirs (extraits)

27 Avril 2012 , Rédigé par Béthune

 

Il est bien naturel, dans un monde où chacun marche sur les mains, qu'on nomme utopistes ceux qui s'obstinent à marcher sur leurs pieds.

Maurice Bardèche, Souvenirs.

 

Longtemps, j'ai eu honte d'annoncer, quand je devais, comme les autres élèves, dire le nom de mon village, que j'étais né à Dun-sur-Auron. Je trouvais ce nom à la fois ridicule et banal. Je compris beaucoup plus tard qu'on m'avait trompé, que le nom qu'on m'avait appris n'était pas le vrai nom de mon village, qu'il cachait au contraire sous cette dénomination administrative, l'antiquité et la noblesse du petit bourg qu'on avait appelé pendant des siècles Dun-le-Roi. Ce nom de Dun, qu'on retrouve dans Lugdunum qui est le nom ancien de la ville de Lyon, désignait autrefois une butte fortifiée : c'est un des noms les plus anciens de notre langue parce que c'est un nom gaulois antérieur à la conquête romaine. À Dun-le-Roi, l'éperon qui domine l'Auron fut fortifié au temps où le roi de France était devenu le roi de Bourges. On appelait alors cette butte le Châtelet. L'entrée en était défendue par un beffroi qui existe encore. Entre le beffroi et les fortifications du Châtelet s'étendait une rue autrefois bordée de maisons anciennes dont il ne restait plus, au temps de mon enfance, qu'un petit manoir du XVe siècle dans lequel on affirmait que le roi avait résidé : il était devenu la maison du médecin et j'y ai souvent joué avec une jolie fillette de mon âge jusqu'aux environs de ma huitième année. Dans la campagne, sur les bords de l'Auron, on montrait encore, dans mon enfance, les ruines du château de Bois-Sire-Amé que Charles VII avait fait construire pour Agnès Sorel. Bien qu'il y eût pour ce nom de Dunois bien d'autres explications, il me plairait de croire que c'est en raison des attachements qui s'étaient créés ainsi que le chef de la résistance française, le fameux bâtard d'Orléans, contemporain de Charles VII et compagnon de Jeanne d'Arc, prit le nom de comte de Dunois. Je pense toujours avec tristesse à ce que dut être autrefois le gros bourg paysan de Dun-le-Roi. Il était déjà assez important pour qu'on y eût fait construire, deux cents ans plus tôt, une belle église romane à l'entrée de la Grande-Rue. Cette Grande-Rue aboutissait au beffroi qui semblait alors une sorte d'alcazar installé pour protéger la villégiature du roi. Dans mon imagination, la transformation de Dun-le-Roi en Dun-sur-Auron, c'est comme si on avait fait porter une blouse d'épicier à un noble mendiant tiré d'une gravure de Callot.

 

Quelques semaines après mon retour à Paris, Lucien Rebatet me racontait des scènes du bombardement du pont de Gien qu'il décrivit plus tard dans Les Décombres. L'hystérie des femmes, si naturelle dans le danger, est pire que le danger lui-même. Dans ces aventures, les femmes redeviennent ce qu'elles sont, des proies. Elles cherchent instinctivement le mâle qui leur assurera la protection et la vie, toujours prêtes à payer le prix de passage. Même sans une nécessité, la solitude, l'angoisse, le désarroi, la rupture des habitudes, pas de témoins, font souvent des femmes, des errantes, aussi démunies, aussi fragiles que les jeunes fugueuses qui cherchent à s'accrocher quelque part. Il y a, sans doute, une volupté à être irresponsable. Les femmes aspirent parfois à cette sorte de sensualité. C'est peut-être une des significations inavouées de leur désir d'être libres.

 

Je me suis pourtant réveillé un moment de ma période de somnambulisme. Ce fut lors de l'agression anglaise sur la rade de Mers el-Kébir. J'étais aussi furieux qu'au moment de la réoccupation de la Rhénanie. La colère m'ôtait toute raison. J'accusai le gouvernement français de lâcheté. J'aurai voulu une riposte. Je ne savais ni où ni comment, mais il me semblait que cet acte de piraterie était un outrage qui ne pouvait être vengé que par un acte. Pierre Laval fut plus sage. Il savait trop bien notre impuissance. J'ai gardé, depuis ce jour, une haine tenace, non seulement contre Churchill, mais même contre la nation anglaise, qui avait approuvé cette trahison. Même le courage du peuple anglais que j'admirai plus tard pour sa ténacité et sa force morale pendant les nuits du bombardement de Londres n'a pu abolir ce sentiment. C'est toujours pour moi l'île des cagots et des hypocrites. Depuis ce jour, je sais qu'il y a dans ce peuple quelque chose de sauvage, que leur hypocrisie couvre ordinairement, mais qui est dans leur sang comme un instinct animal dont Shakespeare seul a su peindre la violence et l'implacable. À l'état de repos, ces bouledogues ont des manières parfaites : ils ont inventé l'humour, c'est beaucoup.

 

Tout d'un coup l'étendue de la défaite que j'avais peu et si mal ressentie à Canet m'apparut. Tout disait notre impuissance. À mes yeux dessillés, elle se montrait par les deux signes qui sont comme les cornes d'abondance de la déroute, ces signes qui sont inséparables de l'image de tous les peuples vaincus, la disette et la servitude : le désert et, dans ce désert, des colonnes de mâles emmenés en esclavage et des femmes hurlant leur détresse autour des aires où ils sont parqués, la captivité de Babylone.

 

Les contemporains n'ont connu que beaucoup plus tard les drames effroyables de Hambourg et de Dresde, les femmes et les enfants englués et brûlés par des bombes au phosphore, torches hurlantes, statues calcinées de familles entières qu'on retrouvait dans les rues se tenant encore par la main, massacres inutiles et haineux dont tous les hommes devraient pleurer de honte pendant des siècles, monument de la barbarie et de la dureté de coeur de notre triste temps. Non, nous ne savions pas. Quand nous savions quelque chose par la radio anglaise, nous soupçonnions une désinformation, à cause des chiffres qui circulaient, très inférieurs à la réalité, des souffrances des civils allemands, mais auxquels nous ne croyions pas tant ils étaient épouvantables.

 

Il est certain, en tout cas, que je fus, pendant ces semaines décisives, un très médiocre patriote, et, ce qui est pire, un mauvais logicien. Je ne me réjouissais pas de la défaite de l'armée allemande, pas davantage de la fin de l'occupation allemande. C'est le drame des nations qui ont perdu les moyens de leur indépendance. La fin de l'occupation allemande annonçait le début d'une autre occupation, celle des vainqueurs de l'Allemagne. Et la défaite allemande ne signifiait pas la victoire de la France, elle signifiait la victoire des ennemis de l'Allemagne nationale-socialiste qui étaient aussi les ennemis de ces régimes fascistes que j'avais admirés au détriment de ces démocraties que j'avais toujours détestées. Alors, je vis toute l'étendue de mes mauvaises pensées.

 

Je découvre aujourd'hui, en dénombrant les ravages perpétrés si facilement dans les plaines vulnérables de la raison, une vérité philosophique qui me confirme dans ma lecture de la réalité. L'acoustique de la guerre qui est fondée sur l'ignorance est le milieu psychologique dans lequel s'élabore toute conquête qui est possession des âmes. L'ignorance qui permet de nager et de survivre dans le drame est indispensable également à ceux qui veulent cueillir les fruits de l'usurpation. Les convulsions historiques forgent des reliefs nouveaux comme les convulsions géographiques créent de nouveaux continents. Ce qui émerge, fortunes politiques ou fortunes privées, prolétarisation des uns et suprématie des autres, ne peut avoir lieu que dans un effondrement général dû au mensonge. On n'a rien compris à ce qui se passait : c'est l'ignorance pendant la guerre. On ne comprend rien de ce qui se prépare, c'est l'ignorance dont on a besoin pour établir une nouvelle stabilité. Et on ne comprend rien à ce qui se prépare parce qu'on fabrique une image fausse de ce qui s'est passé. L'histoire des hommes n'est probablement qu'une succession de mensonges. C'est en ce sens que l'histoire existe. Il n'y a pas de sens de l'histoire, il y a des sens successifs qu'on impose à l'histoire qui n'est elle-même que la succession des recettes par lesquelles on parvient à faire supporter aux hommes l'inégalité scandaleuse de leurs conditions. Qui voudrait accepter qu'il y ait des riches et des miséreux si l'on ne parvenait pas à imposer des illusions ?

 

Je ne mis pas longtemps à le découvrir. Je n'avais qu'à poursuivre mon raisonnement jusqu'au bout, il me conduisait à un scandale. Pour renverser mon raisonnement, il fallait substituer une histoire à une autre, un vocabulaire à un autre, une conscience à une autre. Il fallait dire et inscrire sur le fronton de notre histoire que la France n'était pas une nation « non belligérante », une nation « non alignée » qui pouvait assister à la guerre en spectateur. Il fallait dire et inscrire dans notre histoire que la France restait « participante » de cette guerre, qu'elle était immobilisée certes, mais que, malgré cette immobilité provisoire, elle restait « engagée » et que, par conséquent, la véritable légitimité n'était pas la légitimité juridique de la non-belligérance, mais la légitimité à venir de ceux qui continuaient à se déclarer « présents » aux côtés des Alliés. C'est cette vision obligatoire du passé qui était l'originalité de l'épuration qu'on nous imposait, et de l'abdication qu'on exigeait de nous. Il y avait un viol des consciences dans cette abjuration. Et ce viol des consciences qui nous obligeait à revêtir une autre peau que la nôtre, à nous fabriquer une autre cervelle, je savais ce que c'était. Je n'avais qu'à me souvenir que l'expression même que j'utilisais pour définir cette opération était la même que le titre du célèbre ouvrage de Tchakotine, Le Viol des foules, qui, avant la guerre, avait décrit le lavage de cerveau employé par les communistes pour imposer la religion du marxisme-léninisme.

 

Tel fut le premier acte criminel du système d'hypocrisie et de mensonge sous lequel nous vivons tous depuis plus d'un demi-siècle. Cette subtile acrobatie intellectuelle de quelques savants juristes me rendit plus clair le refus de la grâce de Robert Brasillach par le général de Gaulle. On avait inséré frauduleusement dans le dossier préparé pour le général de Gaulle la page de couverture du magazine Ambiance dirigé par Pierre Bloch qui représentait côte à côte Jacques Doriot en uniforme de lieutenant de la LVF, uniforme allemand portant l'écusson tricolore de la Légion, entre Robert Brasillach et Claude Jeantet l'un et l'autre en civil. Je n'ai jamais cru au bruit qu'on a fait courir que le général de Gaulle aurait confondu sur cette photographie Robert Brasillach en civil avec Jacques Doriot en uniforme et qu'il aurait refusé la grâce parce que Robert Brasillach aurait porté l'uniforme de l'armée allemande. C'est invraisemblable chez un général politicien qui connaissait certainement les vedettes politiques des dernières années de la Troisième République. Je ne crois pas davantage à l'explication donnée par de Gaulle lui-même dans ses Mémoires : il aurait été impitoyable en raison des responsabilités particulières que confère un grand talent. C'est une excuse de « père noble » qui ne correspond qu'à une attitude théâtrale. Il me semble, au contraire, que l'insertion de cette photographie dans le dossier avait pour objet de rappeler à de Gaulle la visite de Brasillach à la Légion antibolchévique qui n'avait pas été évoquée à l'audience, sa responsabilité dans la diffusion de la vérité sur le massacre de Katyn et par conséquent son dessein de nuire à un allié de l'axe visé par la nouvelle définition donnée à l'article 75. Je crois que la mort de Robert Brasillach est un assassinat réussi. C'est tout ce qu'il est permis de dire aujourd'hui.

 

Je n'ai pas cessé, en effet, depuis cinquante ans, de donner une autre image des événements dont j'avais été le témoin et de rétablir le sens des mots qu'on avait usurpés et falsifiés. C'est certainement à juste titre que mon savant critique suggérait qu'on devrait m'abriter dans un hôpital psychiatrique.

 

Le dépeçage de l'empire colonial anglais et de l'empire colonial français nous annonçait notre condition de vaincus. Mais cette spoliation internationale s'accompagnait dans chacun de nos pays d'une spoliation particulière. Cette spoliation c'était celle de notre personnalité nationale. Il ne suffisait pas que nous soyons vaincus, il fallait encore que, dans chacun de nos pays, nous soyons esclaves, ce qui est la condition de vaincus. Cet esclavage général, il était obtenu par la confiscation des moyens de communication. La dictature gaullienne n'avait duré que seize mois. Elle avait été remplacée par la Quatrième République qui restaurait le régime des partis et celui des politiciens. Mais rien n'avait été changé au dispositif de muselage. Les journaux et les radios étaient censés représenter les principaux partis : mais comme ils étaient les journaux et les radios qui avaient été installés autoritairement au moment de la Libération, ils répétaient tous la même histoire préfabriquée de la guerre, ils n'étaient qu'un seul journal au fond. La nation tout entière était nourrie d'une falsification, elle était dévoyée. On assistait à une transfusion du sang. Cette opération se faisait en deux temps : d'abord une soustraction du sang corrompu, c'est-à-dire du sentiment national, de l'instinct de conservation qui avait poussé les Français pendant l'Occupation à accepter l'inévitable pour sauver la matière humaine, les Français ; puis une injection du sang nouveau, remplaçant l'instinct de conservation par des principes d'universalité qui proclamaient le caractère sacro-saint de toute personne humaine, c'est-à-dire de toute personne non autrement spécifiée, ayant réussi à s'installer en territoire français. Opérer cette substitution de la personne humaine résidente, quelle qu'elle soit, au citoyen français autochtone, c'était ce qu'on appelait sauver l'âme de la France.

C'était le commencement d'une entreprise de dépossession qui allait se poursuivre pendant quarante ans et qui se poursuit encore au moment où j'écris ces lignes sans qu'on comprenne comment on pourra l'arrêter.

 

Il est vrai que le reste de la planète ne valait pas mieux. La haine s'était emparée des balances de la justice. Elle était devenue la déesse des temps modernes. Les États-Unis, toujours à l'avant-garde du progrès, avaient découvert deux instruments également efficaces, la bombe atomique et le génocide. La bombe atomique permettait de tuer par masses : celui qui la détenait avait le pouvoir, comme un génie des Mille et Une Nuits, de mettre fin à toutes les guerres. Le génocide, plus précis, plus chirurgical, permettait de tuer par sélection en impliquant des individus dans le projet général de crime contre l'humanité. Le fonctionnement de ce prodigieux bulldozer me fascinait comme un enfant. J'avais eu horreur de l'Épuration parce que l'Épuration avait détruit ma vie : c'était une préoccupation égoïste. Le procès de Nuremberg fit de moi un modèle de désintéressement : j'étais indigné d'une autre manière, à cause de gens qui ne m'étaient rien — pour ainsi dire par esthétique. J'étais devenu ce qu'il y a de plus dangereux au monde, un idéaliste.

Je n'avais aucune sympathie élective pour l'Allemagne ou pour les Allemands. Ce n'est pas l'Allemagne que j'aimais, c'était le courage, la loyauté, la fraternité au combat. Ce n'était même pas le national-socialisme que j'aimais : ce n'était pas Horst Wessel, c'était Ernest Psichari, c'était Bournazel. Et ce n'était pas le Japon que j'aimais. Je reprochais, au contraire, aux Japonais d'avoir permis stupidement à Roosevelt de lancer son pays dans la guerre en essayant, sans y réussir, d'anéantir la flotte américaine à Pearl Harbor. Mais j'admirais, j'admirerai toujours ceux qui partent à l'aube, après avoir salué leur empereur, pour sauver leurs camarades par leur propre sacrifice. Je n'y peux rien. On m'a trop fait lire le De Viris illustribus Romae quand j'avais douze ans. C'était toute mon éducation. Comme l'histoire des Gracques, des trois cent six Fabius ou des Scipion, Corneille, Tite-Live, Sénèque, sont de mauvaises lectures. Ils donnent trop d'exemples de héros.

 

Ces sentiments sont-ils étranges ? Je serai peut-être mieux compris si je rappelle qu'au temps où ces pensées commandaient ma sensibilité, nous n'avions pas encore subi l'avalanche de la propagande qui déboula plus tard sur nos têtes à la suite, justement, du procès de Nuremberg. Je sais aussi que ce serait plus simple si je disais que j'étais bouleversé par les souffrances de ce peuple allemand, si écrasé, si déraciné, si misérable, par la détresse de ces familles allemandes qui avaient tout perdu, les maris, les fils, les pères, qui vivaient dans des caves, cherchaient leur nourriture dans les poubelles des vainqueurs, peuple mendiant que la charité seule soutenait. Je me souvenais, pour me consoler de la fureur des hommes, de ce vieux libraire juif, Victor Gollancz, que je connus plus tard, qui vint de Londres avec des wagons qu'il avait remplis de souliers pour que les enfants allemands ne fussent pas pieds nus, pendant l'hiver de la défaite, dans la triste neige de leur pays dévasté.

 

En lisant les quarante volumes de la sténographie du procès des « criminels de guerre » devant le tribunal international de Nuremberg et en essayant de comprendre la mentalité des juges qui composaient ce tribunal que je trouvais monstrueux, j'avais découvert qu'il ne s'agissait pas seulement d'un transfert de responsabilité que les vainqueurs rejetaient sur les vaincus, mais que l'essentiel était la proclamation d'un principe nouveau de la vie politique : la souveraineté nationale, désormais, n'existait plus, on n'avait plus le droit de s'en réclamer et de la revendiquer, la nation n'était plus qu'une parcelle géographique d'un tout appelé l'humanité, juge suprême de toutes les nations. Ce juge suprême indiquait ce qui était permis aux nations et ce qui leur était défendu, et il avait le droit et même le devoir de les punir si elles avaient dépassé ce qui était permis et perpétré ce qui était défendu, qui prenait, dès lors, le nom de crime. La nation devenait un individu et la nouvelle nation de tous les hommes était l'humanité qui avait pouvoir et permission sur toutes les nations. Pour moi, cette perspective signifiait que la terre se dérobait sous mes pieds. La garantie de mon existence, de mes droits, ma nation, cessait d'être ma propriété.

Ce socle de mon civisme, de mon dévouement, qui était aussi le socle de ma vie, n'existait plus : il n'était plus qu'un tas de sable. Des millions d'hommes, pas seulement les Allemands de la Wehrmacht, mais les fantassins de Verdun et des Éparges étaient morts pour ce tas de sable. Désormais nous n'aurions plus aucun droit d'être ce que nous sommes, de défendre ce qui nous appartient, d'être chez nous sur une certaine partie de la terre ; nous n'étions plus que des fourmis qui se trouvaient par hasard sur un certain tas de sable appartenant à tous les hommes et sur lequel tous les hommes pouvaient s'installer.

Alors, à partir de cette proclamation, nous entrions non pas dans un nouveau siècle, mais dans une nouvelle ère de l'humanité. Ce qui avait changé, ce qui annonçait un autre temps et un autre champ à la fois d'action et de pensée, c'était l'obligation d'avoir désormais présente à l'esprit une image totale du monde et non plus du petit coin du monde dans lequel nous habitions. Quatre-vingt mille Chinois engloutis sur les rives du Yang-Tsé c'était désormais quelque chose qui allait nous concerner, qui, par conséquent, nous deviendrait proche ; et aussi les famines en Afrique, la misère, mais qu'y pouvions-nous ? les crimes, mais est-ce que cela nous regardait ? Et pourtant, à cause de la radio, bientôt à cause de la télévision surtout, qui permettait de voir, ou d'avoir l'illusion de voir, nous serions proches de tout, présents à tout, témoins de tout. C'était cela, ce que signifiait l'apparition sur le champ de bataille mondial de cette Gorgone bien pire que Blücher à Waterloo, la métaphysique.

À cause des avions, à cause de la radio, à cause de la télévision, le monde se rapetissait. Nous devions nous habituer et surtout habituer nos esprits au raccourcissement des distances. La distance, qui était jadis notre protection, notre sécurité, devenait flexible, élastique, devenait une variante, à chaque décennie changeante, qui devait entrer dans tous nos calculs. Et, à cause de cela, les données de la politique seraient désormais continuellement remises en cause, car la géographie rapetissée, rétrécie, contractée, nous proposait de nouveaux voisins et de nouvelles frontières. Et ce raccourcissement des distances, en élargissant notre vision, donnait, en revanche, à nos pensées une envergure qu'elles n'avaient pas auparavant. Nous aurions à nous demander non plus seulement si ce que nous souhaitions ou décidions était bon, salutaire ou nuisible pour nous, pour notre pays, mais si ce que nous souhaitions ou décidions pour nous était aussi conforme à des règles que nous pouvions proposer aux autres hommes, aux autres pays.

Alors ce qu'on m'avait appris à Louis-le-Grand, en khâgne, me revenait à l'esprit. J'entendais bourdonner en moi les vieilles litanies par lesquelles on avait gravé en moi les principes de la morale de Kant : que ton choix pour chaque action puisse être proposé comme loi de tous les hommes. Le kantisme, l'esprit de 1789, faisait une majestueuse entrée en scène, cinquante ans avant le bicentenaire. Et en même temps qu'il faisait son entrée, on voyait s'inscrire sur le fronton du temple, l'avertissement célèbre de Péguy : « le kantisme a les mains pures, mais il n'a pas de mains ».

Alors, comme nous étions toujours placés dans le petit coin de terre appelé notre patrie, dont la liberté, la sécurité, la prospérité étaient la garantie de notre liberté personnelle, de notre prospérité individuelle, les choix politiques allaient dépendre soit du réalisme qui nous invitait à protéger notre patrie et les intérêts de notre patrie qui étaient notre bien et en même temps la garantie de notre liberté, soit de l'universalisme qui faisait de nous des citoyens du Monde, tributaires d'un ordre et d'une prospérité universels.

J'aurais donc désormais à dire, tout le long de ma vie, si j'acceptais cette loi universelle que des moralistes absolus sans pays et sans visage m'imposeraient et comme autrefois, à préférer ce qui me tient à coeur, ce qui me paraît juste et salutaire pour moi et pour les miens, ce qui me permettrait de rester moi-même, option qu'on flétrissait du nom désobligeant de réalisme. Et, en présence de cet entêtement, c'est moi qu'on appelait utopiste : à juste titre, car il est bien naturel, dans un monde où chacun marche sur les mains, qu'on nomme utopistes ceux qui s'obstinent à marcher sur leurs pieds.

 

Je n'étais pas un poseur de bombes, mais un petit paysan têtu qui ne voulait pas qu'on piétine son champ au nom de la métaphysique.

 

Quoi qu'il en soit, un avocat général du nom de Bouchardon qui avait l'âme moins sensible que mon courageux substitut Gonet établit avec fermeté que la loi par laquelle il était interdit de féliciter les poseurs de bombes était bien celle par laquelle le législateur m'interdisait de rétablir, même dans une faible mesure, ce que je regardais, à tort ou à raison, comme la vérité historique. Je contemplais, navré, pendant qu'on m'accablait, la figure sévère de l'excellent conseiller décoré auquel on s'adressait tout particulièrement pour lui lire avec courroux les phrases sévères qui concernaient les nègres américains qui lançaient des bombes au phosphore sur les femmes et les enfants de Dresde et de Hambourg. J'étais triste qu'on lui fît de la peine. Il avait l'air convaincu que je détestais les noirs. Ce n'était pas vrai : je détestais seulement les bombardiers.

 

La signification de mon livre contre le procès de Nuremberg était beaucoup plus grave que celle de la Lettre à François Mauriac. Dans ce dernier cas, ma voix n'avait été qu'une voix parmi d'autres : elle était seulement la plus catégorique, la plus agressive et celle qui avait fait le plus de bruit. Mais elle ne traitait que d'un cas de conscience particulier aux Français et elle ne soutenait que des principes que tout le monde pouvait approuver : et même, tout le monde savait ou, du moins, sentait qu'on ne pouvait les transgresser qu'en imposant silence aux vaincus. En récusant les juges de Nuremberg, au contraire, je jetais un défi qui intéressait le monde entier. Pouvait-on imposer aux nations une loi contraignante comme celle qu'on impose aux particuliers ? En affirmant la sujétion des nations à des juges et à une gendarmerie, est-ce qu'on ne faisait pas disparaître ce qui est le propre de la nation, la souveraineté ? En inventant une pax romana et en l'imposant par la force, est-ce qu'on n'établissait pas un statu quo définitif qui faisait des privilégiés et des défavorisés ? À qui profitait cette pax romana ? Ces questions interpellaient beaucoup de gens et gênaient beaucoup de calculs.

La prétention d'ériger en juge des nations un tribunal international sous prétexte d'agression et de crimes de guerre impliquait un « gel » de la carte du Monde établie par les vainqueurs. Ce « gel » de la carte du Monde aboutissait à consacrer une répartition de la puissance et cette répartition de la puissance devenait aussi une répartition de la richesse. Une telle répartition qu'il était interdit de corriger par la force consacrait un conservatisme de la possession du territoire. Quels que soient les amendements qu'une politique de décolonisation ou de secours « humanitaires » puisse apporter à cette attribution définitive, il resterait toujours des pays riches qui demeureraient des pays riches et des pays pauvres qui seraient condamnés éternellement à la pauvreté. Qu'arriverait-il si les pays riches étaient incapables de gérer équitablement leur richesse et si les pays pauvres sous la pression de leur démographie étouffaient dans les limites qui leur étaient imposées ? Les pays pauvres auraient-ils d'autre destin que d'être des réservoirs d'esclaves ou des poudrières incontrôlables ? Quelle gendarmerie pourrait leur imposer la soumission ? Et la puissance qui se constituerait le gendarme du Monde par délégation des juges de paix de la planète n'aurait-elle pas, même sans intention d'impérialisme et en agissant ou en croyant agir au nom de la paix et de la justice, la tentation de confondre l'intérêt de la paix avec la défense de ses propres intérêts ?

Je voyais une écume pestilentielle sortir de ce chaudron. C'est trop souvent le résultat de l'idéalisme. On part de chez soi plein d'un courroux généreux pour affranchir des esclaves et délivrer des princesses enchantées : et le résultat ce sont des villes enflammées, le règne des Carpetbaggers qui rançonnent les survivants et l'installation dans les pays qu'on voulait libérer de tyrannies bien plus durables et bien plus inhumaines que les injustices qu'on avait voulu détruire. L'idéaliste arrache les arbres et détourne les eaux : on s'étonne ensuite qu'il crée des déserts. On en accuse la méchanceté des hommes. On ferait mieux de dénombrer les ruines que causent leur optimisme et leurs illusions.

 

Je me mis au travail aussitôt. Je rédigeai en quelques semaines un ouvrage qui présentait l'image de l'Europe que nous aurions voulu construire. C'était une vision que la politique de la guerre froide rendait irréalisable. Ce n'était que son moindre défaut. Elle était, en outre, tout à fait opposée à l'idée que les financiers et les industriels se faisaient de l'Europe future qui, pour eux, devait être essentiellement un marché commun. Je dédiai ce livre au sénateur Taft, petit-fils d'un président des États -Unis parce qu'il était le candidat que les républicains avaient opposé en 1948 à Harry Truman, successeur de Roosevelt. Le titre que je choisis L'OEuf de Christophe Colomb était à la fois absurde et obscur. Je voulais dire que la solution que je proposais était simple, évidente, mais qu'on n'y pensait pas.

Ce livre, mis en vente en novembre 1951 eut peu de succès. C'est pourtant un de mes ouvrages politiques auxquels je tiens le plus. Au moment où j'écris ces lignes, il est plus que jamais d'actualité : parce qu'il oppose une image réaliste et simple de l'Europe à la conception mercantile qui, depuis les années 1960, a remplacé l'idée de l'Europe politique. Ce petit livre me paraît avoir exprimé les conditions aujourd'hui encore indispensables pour que l'Europe existe et qu'elle ne soit pas noyée dans un ensemble mondialiste qui lui retire toute individualité économique et culturelle.

Le principe sur lequel reposait ma conception de l'Europe était la subordination du mercantile au politique : le contraire de la conception que Jean Monnet avait représentée. Il me semblait capital que les nations européennes sortent de l'état de dépendance dans lequel elles se trouvaient soit vis-à-vis des États-Unis soitvis-à-vis de l'URSS. Pour les États satellites de l'URSS, le voeu était alors irréalisable. En revanche, il était urgent que les nations européennes cessent de compter sur l'armée américaine pour assurer leur indépendance : car il ne fallait pas oublier qu'une élection pouvait amener au pouvoir un président isolationniste.

Notre devise devait donc être « Ni Washington, ni Moscou », mais pour que cette devise ait un sens, il fallait constituer en priorité un système d'alliances politiques et militaires entre les États européens capable de doter l'Europe d'une capacité de dissuasion. L'alliance de l'Allemagne et de la France devait être l'axe de ce système défensif. La possession de l'arme atomique était dans cette alliance la dot de la France, l'Allemagne y apportait ses qualités militaires et sa puissance industrielle. Pour des raisons diverses, l'Italie et l'Angleterre ne pouvaient être que les ailes de ce dispositif.

Trois conditions étaient indispensables pour l'indépendance de l'Europe. Il fallait d'abord éliminer toutes les ingérences, directes ou indirectes. Je pensais d'abord aux ingérences idéologiques : ni Washington ni Moscou signifait également ni dictature communiste ni idéologie démocratique. Le territoire européen devait être libre d'occupation. Mais le ciel européen, lui aussi, devait être interdit aux nuages porteurs de miasmes. Pour réaliser cette antisepsie, il fallait ériger des écluses sur tous les canaux qui importaient en Europe des idées ou des intérêts étrangers. Ces écluses devaient filtrer les mouvements de capitaux capables d'installer en Europe des puissances de fait qui échappaient à tout contrôle. L'Europe, affaiblie par sa défaite, et, par conséquent, vulnérable, devait contrôler toutes les inséminations morales, en particulier les perfusions sanguines opérées sur l'opinion publique par la presse et la radio. Pour qu'il y ait une Europe indépendante, il fallait donc premièrement que cette Europe soit une citadelle inaccessible et, en particulier protégée contre les agressions intellectuelles et aussi les contaminations intellectuelles, formes diverses, mais également redoutables d'une occupation morale clandestine moins visible, mais tout aussi grave qu'une immigration incontrôlée.

 

Je ne voyais pas encore très clairement ce que nous savons aujourd'hui : que le résultat le plus certain du libre-échange illimité est la destruction de secteurs entiers des activités nationales et, par conséquent, la fatalité du chômage. Le libéralisme sauvage nous expose non seulement à une invasion, mais à une dépossession. Il entraîne à la fois notre assujettissement économique et la paupérisation de tous ceux qui travaillent dans les branches détruites ou fragilisées de chaque production nationale. Un protectionnisme sélectif à l'égard des produits non européens est une condition indispensable non seulement pour l'équilibre économique et social des pays d'Europe, mais pour la survie même de la civilisation européenne. Cette nécessité est si bien comprise que, même nos gouvernements actuels, tout en confessant le libéralisme avec l'agenouillement et la soumission des dévots, sont obligés de pratiquer sournoisement, pour éviter la ruine des pays qu'ils gouvernent, le protectionnisme qu'ils condamnent dans leurs discours.

 

Cette conception de la citadelle Europe est le contraire même de cette Europe terrain vague inventée par Jean Monnet, défendue par Robert Schumann et couronnée à Bruxelles en la personne de Jacques Delors. Je ne suis ni économiste, ni sociologue, ni politologue. Cette position catégorique que je professe encore actuellement n'est pas, pour moi, une position politique, mais une revendication culturelle. Tout ce que j'ai écrit ensuite n'a jamais été qu'une protestation contre l'invasion de l'économique dans notre vie. L'appareil économique et social dans lequel nous sommes moulus n'aboutit pas à une société de consommation, comme on l'a dit en langage noble, mais tout simplement à une société de mercantis installés dans leur boutique de prêt-à-porter. Tous vêtus de la même défroque, tous nourris du même « Big Mac », tous rêvant de la même femelle et des mêmes distractions, tous soumis, automatisés, conditionnés, clients obligatoires attendant chaque soir, tout en béant aux exploits de MM. Berlusconi ou Benedetti, le jour de gloire où nous gagnerons le gros lot de la loterie nationale ou la berline offerte par les jeux télévisés : l'essentiel, bien entendu, étant que rien ne soit changé à la belle mécanique qui nous permet d'être, pendant toute notre vie, une parcelle anonyme et interchangeable d'un grand tout qui est nous-même.

 

La vérité, c'est que je souffrais d'une sorte d'allergie à l'égard de ce qu'on appelle le « milieu littéraire ». Je n'en faisais pas partie et je n'avais pas envie d'en faire partie.

J'ajoute encore que je lisais peu, car une grande partie de la production littéraire française m'irritait par son conformisme, son insignifiance ou sa bizarrerie byzantine.

 

Quant à mon oeuvre littéraire, elle est, par définition, périssable, comme toute oeuvre de recherche ou de critique qui vieillit avec les changements de mentalité et les nouveautés de la documentation. L'histoire en est à peu près impossible à faire parce qu'une grande partie en a paru sous des signatures imaginaires. Mais comme il s'agit toujours d'études critiques ou de portraits d'écrivains que j'ai publiés dans la dernière partie de ma vie, ceux de Flaubert, de Céline, de Léon Bloy, je ne crois qu'ils soient de nature à m'assurer une longue postérité d'admirateurs. C'est par d'autres qualités qu'on découvrira peut-être en moi tardivement un écrivain pour lequel on puisse éprouver quelque sympathie.

 

Sur Balzac :

 

J'avais été surpris, comme l'avait été trente ans plus tôt le grand critique allemand Ernst Robert Curtius, en constatant que la plupart des présentateurs de La Comédie humaine ne donnaient qu'un rôle secondaire à l'ensemble des oeuvres groupées sous le titre d'Études philosophiques. Balzac, au contraire, les considérait comme une préface capitale indispensable à l'explication qu'il avait voulu donner des passions humaines et de la société, et même comme la clé de ce qu'il appelait son « système ». J'avais donc proposé de publier La Comédie humaine dans un ordre différent de celui que Balzac avait fixé et qui avait été suivi jusque-là par tous les éditeurs. Je commençai par les Études philosophiques et je présentai les romans descriptifs ensuite en montrant comment ils étaient autant de déductions des principes posés dans les Études philosophiques. Mon intrépide Lyonnais accepta sans discuter cette présentation nouvelle de laquelle je tirai plus tard un essai que j'ai intitulé Une lecture de Balzac et que je regarde, aujourd'hui encore, comme celui de mes essais critiques auquel je suis le plus attaché.

 

Sur Stendhal :

 

À la vérité, la jeunesse de Stendhal ne m'excitait guère. Ses manies, son goût des mathématiques, son admiration des idéologues, sa passion du théâtre, sa fatuité, son didactisme de séducteur m'étaient très étrangers. J'avais peur de m'ennuyer en continuant avec ce mirliflore. Je ne comprenais pas comment ce professionnel de l'impertinence avait pu écrire des romans qui me procuraient tant de plaisir. C'est en repérant des notations rapides, en apparence fugitives, dans des œuvres que je trouvais secondaires, l'Histoire de la Peinture, la Vie de Napoléon, les Pages d'Italie que je sentis pour la première fois un langage secret, des mots, des refus, des colères sourdes, étincelles que je reconnaissais et qui faisaient en moi comme un chemin lumineux. Alors, je compris brusquement que Stendhal, après la chute de Napoléon, avait été blessé de la même blessure que moi, que l'épuration qui avait suivi Waterloo avait laissé sur lui des traces que je reconnaissais. Alors je compris pourquoi j'aimais tant Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, puis je reconnus en Fabrice Del Dongo dans La Chartreuse de Parme le jeune enthousiaste attiré par les causes perdues, je revoyais mes illusions, je retrouvais le décalque en lui de tout ce que j'aimais, de tout ce que j'aurais fait si j'avais eu vingt ans : les mêmes mépris, les mêmes dégoûts, transposés, mais reconnaissables dans tout ce qui frémit dans les romans de Stendhal et anime les êtres délicieux et imprévus dont chaque geste et chaque pensée sont une insulte aux institutionnels. Et je découvrais dans ces romans le mélange savoureux de l'incivisme et du bonheur. Cela me plut assez. Je le dis, je pris plaisir à le dire. Et je compris que ce n'était pas par inertie et paresse que je m'étais enfermé dans la pièce appelée débarras où les lits des enfants étaient repliés le matin pour me permettre d'écrire.

 

Maurice Bardèche, Souvenirs, Buchet/Chastel, 1993. Extraits choisis et dactylographiés par Béthune.

 

 

Bibliographie

 

Maurice Bardèche : Nuremberg ou la Terre promise (1948), Nuremberg II ou les Faux-Monnayeurs (1952), Défense de l’Occident (revue fondée en 1952)

 

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