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Le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Missionnaires de l'infamie (Gauguin, Noa-Noa)

23 Décembre 2011 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles

"Une grande noce eut lieu à Mataiea, la vraie noce, la noce légale que les missionnaires s'efforcent d'imposer aux tahitiens convertis.

J'y fus invité et Teura vint avec moi.

Le repas faisait le fond de la fête, et l'usage est, dans ces solennités, de déployer le plus grand luxe culinaire: petits cochons rôtis tout entiers sur des cailloux chauds, extraordinaire abondance de poissons, maiore, bananes sauvages, taros, etc...

La table, où un nombre considérable de convives étaient assis, avait été placée sous un toit improvisé que décoraient gracieusement des feuilles et des fleurs.

Tous les parents et tous les amis des deux époux étaient là.

La jeune fille - l'institutrice de l'endroit - presque blanche, prenait pour époux un authentique maori, fils du chef de Puna'auia. Elle sortait des écoles religieuses de Papeete, et l'évêque protestant, qui s'intéressait à elle, l'avait obligée à ce mariage un peu hâtivement, disait-on. Là-bas, ce que veut missionnaire, Dieu le veut.(...)

Au centre de la table trônait la femme du chef de Puna'auia, admirable de dignité. Sa robe de velours orangé, prétentieuse et bizarre, lui donnait un vague air d'héroïne de foire. Mais la grâce innée de sa race et la conscience de son rang prêtaient à ces oripeaux je ne sais quelle grandeur; dans cette fête tahitienne, aux fumets des mets, aux odeurs des fleurs de l'Île, elle ajoutait, me semblait-il, un parfum plus fort que les autres et qui les résumait tous - Noa Noa !

Près d'elle se tenait une aïeule centenaire, affreuse de décrépitude, et que la rangée intacte de ses dents de cannibale rendait encore plus terrible. Elle s'intéressait peu à ce qu'on faisait autour d'elle, immobile, rigide, presque une momie. Mais sur sa joue un tatouage, une marque sombre, indécise dans sa forme qui rappelait le style d'une lettre latine, parlait à mes yeux pour elle.

J'avais déjà vu bien des tatouages, je n'en n'avais vu aucun dans le caractère de celui-ci: celui-ci était sûrement européen. Autrefois, me dit-on, les missionnaires, sévissant contre la luxure, signaient certaines femmes d'un signe d'infamie, d'un avertissement de l'enfer, ce qui les couvrait de honte, - non point à cause du péché commis, mais à cause du ridicule et de l'opprobre d'un tel signe de destruction. Je compris alors la défiance des Maories vis-à-vis des Européens, défiance qui persiste aujourd'hui encore, très tempérée, d'ailleurs, par la généreuse hospitalité océanienne. Que d'années entre l'aïeule marquée par le prêtre et la jeune fille mariée par le prêtre! La marque est visible encore, double témoignage d'infamie, et pour la race qui l'a subie et sans doute pour la race qui l'a infligée... Cinq mois plus tard, la jeune mariée mit au monde un enfant bien conformé. Fureur des parents qui demandaient la séparation. Le jeune homme n'y voulut point consentir:

- Puisque nous nous aimons, qu'importe ? N'est-il pas dans nos usages d'adopter les enfants des autres ? J'adopte celui-ci.

Mais un point dans toute cette histoire resta obscur: pourquoi l'évêque, réputé comme excellent coq gaulois, s'était-il tant remué pour hâter la cérémonie légale et religieuse du mariage ? Les mauvaises langues insinuaient que... Eh! que ne disent pas les mauvaises langues? L'ange de l'Annonciation sait peut-être le mot de cette énigme ...

Et peut-être, qu'importe! "

 

Paul Gauguin, Noa-Noa - Séjour à Tahiti, précédé de "Gauguin" par Victor Segalen. Editions Complexe, 1989.

 

 

 

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