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Rouge et Blanc, ou le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Sur la justice et la peine de mort (R.L. Bruckberger)

21 Novembre 2009 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles

"Il n'y a pas pire dépravation de la société que de voir la justice et sa force en des mains malhonnêtes, qui l'exercent pour les puissants contre les faibles."

R.L. Bruckberger, Joinville, in Tableau de la littérature française, Gallimard, 1960.



La peine de mort


par Yves Daoudal


Itinéraires
n°304

 

IL Y A DES LIVRES DE CIRCONSTANCE qui demeurent toujours d’actualité. Il suffit pour cela que l’auteur transcende les circonstances. Il suffit, comme on dit, qu’il " élève le débat ", ce qui est tout autre chose que la fuite horizontale dans des " généralités " plus inconsistantes que ne le seront plus tard les circonstances du moment de la parution. Oui à la peine de mort, du père Bruckberger, est un de ces livres (1). Il est " de circonstance ", assurément, puisqu’il a été publié lors de la campagne électorale des dernières législatives dans le but avoué d’inciter les Français à chasser les socialistes du pouvoir et à exiger un référendum sur la peine de mort. Mais les socialistes ont-ils vraiment été chassés du pouvoir, et a-t-on entendu parler d’un référendum sur la peine de mort ?

Et l’on n’est pas près, sans doute, d’entendre " le prochain garde des sceaux ", c’est-à-dire l’actuel, M. Chalandon, monter à la tribune de l’Assemblée pour dire, comme le souhaite le père Bruckberger : " J’ai le grand honneur de présenter à cette assemblée une loi de solidarité nationale envers les victimes de crimes atroces, et qui exprime cette solidarité par la peine de mort ! "

Ce livre est " de circonstance " encore par ses premières pages, qui sont une lettre ouverte à Robert Badinter. Mais ces pages, ne serait-ce que par le panache de leur expression, trouveront toujours des lecteurs. Et surtout, elles évoquent à travers Badinter le socialisme en tant que tel. " Parce qu’ils détestent la société, qu’ils la détestent viscéralement, les socialistes devraient être les derniers à se charger d’elle. Les socialistes corrompent nécessairement toute société qui leur tombe entre les mains, parce qu’ils l’accusent a priori non seulement d’être corrompue, mais irréformable et corruptrice. " Les socialistes ont des idées. Mais " les idées ne sont pas la réalité, elles se substituent à la réalité ". Le schizophrène " caresse indéfiniment " une idée fixe toujours fausse, qui coupe le sujet de la réalité. Ainsi M. Badinter a-t-il une idée de l’homme, et il sacrifie les hommes à l’idée (rousseauiste) qu’il se fait de l’homme.

Livre de circonstance il l’est enfin par le tableau que brosse le père Bruckberger d’une France occupée par la pègre qui lui impose un couvre-feu, d’une France où prolifère là " petite délinquance ", d’un monde où s’est installée une " internationale de la terreur " à la faveur de la lâcheté des pays du " monde libre ". Mais ces " circonstances "-là n’ont pas quitté l’actualité, et les arguments solides de Bruck sur le terrorisme sont loin d’avoir encore convaincu les politiciens de la " plate-forme ". Le terrorisme est une forme de guerre, dit-il, et une guerre doit " mobiliser instantanément non des diplomates, mais des soldats ". Mais dans un détournement d’avion, c’est risquer la vie des otages, objectera-t-on. Eh oui, répond calmement Bruck, il est plus dangereux de vivre en temps de guerre qu’en temps de paix.

Et le seul moyen d’arrêter le chantage terroriste des prises d’otages effectuées pour obtenir la libération de terroristes emprisonnés, c’est de condamner à mort et d’exécuter les terroristes. " Le gouvernement le plus lâche, le plus enclin à céder au terrorisme, ne peut plus libérer des gens qui ont été condamnés à mort et exécutés. "


*

Fondamentalement, comme toujours, il faut rendre leur sens aux mots. D’abord à celui de justice. Face à la " rêverie de justice " d’un Badinter, " une justice sans coercition, une justice sans châtiment ", le père Bruckberger donne " la conception de saint Louis ". L’exercice de la justice fait partie intégrante de la souveraineté : " endommager la justice, c’est corrompre la souveraineté ". " La justice c’est rendre à chacun son dû. " Elle comprend la munificence (récompenser le mérite) et la vengeance (châtier le crime).

Et c’est à une véritable réhabilitation du juste concept de vengeance que se livre le père Bruckberger. " La vengeance s’exerce en infligeant une peine et un châtiment proportionnés au détriment. Et voici le point capital : dans l’exercice de la vengeance, ce qui importe le plus, ce n’est pas la peine infligée, c’est l’état d’âme de celui qui exerce la vengeance. " Si son intention est de faire mal au criminel, elle est évidemment illégitime, car elle relève de la haine. " Le vengeur ne doit avoir en vue que le bien général de la société dont il a la charge. (…) Comme la guerre, la vengeance n’est légitime que pour un plus grand bien. " Abolir la peine de mort, c’est affaiblir considérablement le bras vengeur de la justice, et donc l’État, et " encore les assises mêmes de la civilisation ".

Notre dominicain formule lui-même l’inévitable objection : " C’est vous, prêtre de Jésus-Christ, ministre par excellence de la miséricorde, qui osez réclamer publiquement le rétablissement de la peine de mort ? "

Car en effet, dans l’Évangile, non seulement il n’est jamais question d’une justification de la vengeance, mais bien plus il est commandé le pardon des injures. Le père Bruckberger perce ici à jour une des si nombreuses confusions où nos contemporains se complaisent. Le chrétien a le devoir de pardonner les injures qui lui sont faites à lui, et " ce pardon l’identifie à celui qui, sur la croix, a pardonné à ses bourreaux ". Mais " rien n’est plus misérable, rien n’est plus injuste, rien n’est plus anti-chrétien que de s’arroger le droit de pardonner les injures qui sont faites aux autres ".

En ce qui concerne la peine de mort, le père Bruckberger cite le " code de Noé ", qui comporte " la première et plus solennelle justification de la peine capitale, la fondation sacrée du droit et même du devoir pour l’homme de tuer le meurtrier parce que le meurtrier a profané en sa victime l’image du Dieu vivant ". La prescription sera reprise dans la loi de Moïse, et Jésus n’a pas aboli la loi. Au contraire il a confirmé le décalogue, et si l’époque moderne est une période de régression de la civilisation, c’est parce que l’homme a perdu ce " mode d’emploi " de l’homme qu’est le décalogue.

De plus, comme l’affirme avec force le père Bruckberger, on n’abolit pas la peine de mort, sinon sur le papier. Et le parallèle qu’il établit avec la sexualité est remarquable. S’il n’est pas solidement encadré par une justice forte, le besoin d’être vengé s’exprimera de façon anarchique, comme on le voit avec les phénomènes d’auto-défense, de même que l’appétit sexuel, s’il n’est pas solidement encadré dans l’institution du mariage, s’exprimera de façon anarchique, comme on le voit également dans les mœurs actuelles. Ainsi la peine de mort, qui canalise une constante irascible de l’homme ; et le mariage qui canalise une constante concupiscible, sont deux puissants facteurs de civilisation et leur abolition est un retour à la barbarie, à " l’anarchie instinctive de l’animalité ". Les abolitionnistes sont comme les Cathares, ceux-ci jetaient la malédiction sur la sexualité et le mariage, ceux-là jettent la malédiction sur la vengeance, " qui est un instinct de l’homme aussi naturel que la sexualité ".

Le père Bruckberger n’hésite pas à prendre en considération ce qu’on peut considérer comme le plus élevé des arguments abolitionnistes, tel qu’il a été formulé par Camus : " Sans innocence absolue, il n’est pas de juge suprême. " Bruck répond simplement que si ce juge suprême existait nous serions tous condamnés à mort, et que, précisément, nous sommes tous condamnés à mourir… Ce n’est pas là le problème. La personne humaine est au-dessus de l’État. L’État n’a justement pas à être juge suprême, juge des consciences. La peine de mort ne se justifie que par des raisons relatives, " tenant beaucoup aux circonstances, mais à des circonstances malheureusement impérieuses ". La justice absolue est impossible. L’imaginer, c’est vouloir se mettre à la place de Dieu. Et là l’utopie devient criminelle. Quand l’homme se met à la place de Dieu ça finit mal : " Les régimes communistes sont les régimes les plus meurtriers de l’histoire, précisément parce qu’ils se prétendent innocents, porteurs de la justice absolue. A cause de la même prétention, ils sont aussi les plus menteurs. "

La " justice absolue " sur la terre des hommes est donc une fausse piste. Et le père Bruckberger nous indique, magnifiquement, la voie royale de la sagesse traditionnelle couronnée par le christianisme. A partir du mythe d’Œdipe, il montre comment les Grecs anciens avaient une conception cosmique de la justice, opposée à notre conception individualiste étriquée. OEdipe, parricide et incestueux sans le savoir, serait aujourd’hui acquitté. Mais il a conscience d’avoir gravement perturbé l’ordre de l’univers, et il se châtie lui-même pour ses crimes. Car le châtiment est purificateur, il rétablit l’ordre cosmique et réintègre le criminel dans cet ordre.

Les Hébreux, poursuit le père Bruckberger, avaient plus que les Grecs encore " le sentiment que chacun d’entre nous est responsable de l’ordre cosmique ". Chacun d’entre nous perturbe cet ordre par son péché.

Chacun d’entre nous est responsable " de l’ordre cosmique tout entier, aussi bien spirituel que matériel, aussi bien invisible que visible ", et c’est cela qui fonde sa dignité, une dignité " unique, incomparable, proprement divine ".


*


Si le christianisme est venu couronner cette antique doctrine – dont le père Bruckberger, observateur des sciences nous montre qu’elle est corroborée par les découvertes biologiques et écologiques –, c’est que notre religion l’a élevée au plan spécifiquement surnaturel en appelant " cette solidarité universelle, où chacun est responsable de tous et de l’équilibre même de la création, la communion des saints ".

C’est seulement à ce niveau-là, celui de la " restauration du pacte originel de Dieu avec l’univers ", que la peine de mort peut prendre son sens profond, " son sens mystique de réconciliation du criminel lui-même avec la victime ". Et c’est par le châtiment que le criminel recouvre sa dignité, ayant la possibilité ultime d’assumer la responsabilité de ses actes. " Si le condamné sait saisir sa chance, quels qu’aient été ses crimes passés, il est investi soudain d’une irréfutable souveraineté. C’est une autre justice, une Justice de l’autre monde qui entre en ce monde, le traverse, et emporte sa proie comme sur un char de feu. N’enlevez pas aux grands criminels cette chance suprême de nous échapper, de monter sur le char de feu, d’être emportés par lui. "

Et le père Bruckberger ajoute : " Cela aussi, j’en parle, parce que je l’ai vu. " On regrettera sans doute qu’il ne nous donne pas d’exemples concrets de ce qu’il a vu. On sait que, de Gilles de Rais à Jacques Fesch, pour donner un exemple célèbre et le dernier exemple français connu (), un grand nombre de criminels – grâce à la peine de mort acceptée, assumée – sont montés " sur le char de feu ".

Ce sont là autant de preuves de la vérité de la doctrine de la solidarité universelle, du châtiment qui rétablit l’ordre cosmique, l’accord du criminel avec lui-même et avec l’univers, et lui permet par sa mort d’accéder à la sainteté.

Mais si notre confesseur dominicain ne s’étend pas sur ce qu’il a vu, c’est qu’il juge préférable, dans les dernières pages de ce livre, qui sont un sommet de son œuvre, d’évoquer le premier de ces criminels, l’exemple type qui nous a été donné par Dieu lui-même, celui du " bon larron ".

Face au mauvais larron, qui ne cherche qu’à sauver sa peau et dont Bruck fait le " patron des abolitionnistes ", il y a le bon larron. Celui-ci " sait qu’il a gâché sa vie, il n’a pas l’intention de gâcher sa mort ". Et là, sur le gibet, " il se hausse tout d’un coup plus haut qu’Œdipe-roi, beaucoup plus haut ". Le jugement qui le condamne, il le trouve équitable. Mais, discernant " à travers son propre malheur le Juste et l’Injuste ", il dit de Jésus que lui " n’a rien fait de mal ". " C’est là qu’il est subitement devenu chrétien : il a eu pitié de Dieu, de l’innocence divine suppliciée qu’il a eu la grâce de reconnaître. " Et alors surgit l’espérance, et le salut. Ce criminel, rejeté par la cité des hommes, est le " seul et unique saint canonisé par Jésus-Christ ". Contrairement à son compagnon, il n’a pas demandé de miracle, et c’est en restant " cloué sur la promesse de son Seigneur " qu’il obtient le miracle des miracles, l’évasion vers le haut, dans l’éternité bienheureuse.

Les dernières pages achèvent de donner au plaidoyer du père Bruckberger un poids spirituel d’une densité exceptionnelle (au moins pour un tel sujet) et orientent le lecteur in fine vers la Croix et l’adoration. Ce n’est pas son moindre mérite.


Yves Daoudal.

 
(1) Oui à la peine de mort, par R.L. Bruckberger, Plon, 1985


Biographie du Père Bruckberger:

http://fr.wikipedia.org/wiki/Raymond_Leopold_Bruckberger

 

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