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Ivan Illich: L'espoir et les espérances
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Dans les pays capitalistes, communistes et « sous-développés », une minorité commence d’apparaître qui éprouve un doute, se demande si l’Homo faber est bien l’homme véritable. Et c’est ce doute partagé qui annonce une nouvelle élite, à laquelle appartiennent des personnes de toute classe, de revenus divers, de croyances différentes.
Ivan Illich
Patrick Buisson était invité par Apolline de Malherbe
Invité par Apolline de Malherbe, Patrick Buisson* est d’une patience et d’une politesse vraiment admirables.
Même si l’on porte le nom d’un illustre poète français du XVIIe siècle, tout le monde ne peut pas être un Claude-Henri Rocquet s’entretenant avec André Leroi-Gourhan ou Mircea Éliade.
Arrivé à la fin de sa vie, Patrick Buisson dit avec simplicité ce qui est vraiment, sans s’émouvoir.
Ce qui est, c’est le monde inversé dans lequel l’Occident vit (ou meurt) aujourd’hui: où le bien est le mal, le mal est le bien, le vrai est le faux, le faux est le vrai, le beau est le laid, le laid est le beau, la vérité est mensonge et le mensonge est vérité.
Ce sont les temps apocalyptiques qu’ont si bien compris Youssef Hindi, Imran Nazar Hosein avec lui, à la lumière du Saint Coran, le chiisme, l’hindouisme et son temps cyclique.
Finalement, le bien le plus précieux, celui que les forces du mal cherchent à le plus détruire dans l’âme humaine, c’est l’Espoir, celui qui est resté dans la Boîte de Pandore. L’espoir et non l’espérance, comme Ivan Illich l’expliquait dans son extraordinaire entretien avec Jean-Marie Domenach dans un parc français, devant un statue de Pandora (Pan-Dora, la dispensatrice de tous les dons) qui portait gravée sur son ventre une image de la mort (document filmé INA, sur internet).
Pierre-Olivier Combelles
* Patrick Buisson est décédé le 26 décembre 2023.
Visionnez l'entretien ici:
Ivan Illich (1926-2002): Renaissance de l’homme épiméthéen ("Une société sans école", 1970)
"J'ai la foi, et cette foi me libère"
Ivan Illich, cité par Jean-Michel Dijan (minute 39:13)
Jean-Marie Domenach (à gauche), la statue de Pandore dans un parc et Ivan Illich (à droite). Capture d'écran de l'entretien "Un certain regard" (1972).
"Un certain regard": entretien filmé et en français, d'Ivan Illich avec Jean-Marie Domenach sur le mythe de Pandore et sur l'homme épiméthéen (1972). Vous pouvez le visionner ici sur youtube:
https://www.youtube.com/watch?v=K-eauppsNf0
ou sur Vimeo (sous-titré en anglais)
'Dans les pays capitalistes, communistes et « sous-développés », une minorité commence d’apparaître qui éprouve un doute, se demande si l’Homo faber est bien l’homme véritable. Et c’est ce doute partagé qui annonce une nouvelle élite, à laquelle appartiennent des personnes de toute classe, de revenus divers, de croyances différentes."
Ivan Illich
Chapitre 7
Renaissance de l’homme épiméthéen
Ivan Illich: Une société sans école (Deschooling Society) Traduit de l’anglais par Gérard Durand. Éditions du Seuil, Paris, 1971 et 1980. Réédité dans les Œuvres complètes, Vol 1 (Fayard2014).
Notre société ressemble à cette machine implacable que je vis une fois dans un magasin de jouets à New York. C’était un coffret métallique ; il vous suffisait d’appuyer sur un bouton et le couvercle s’ouvrait avec un claquement sec ; une main métallique apparaissait alors. Ses doigts chromés se dépliaient, venaient saisir le bord du couvercle. Ils tiraient et le couvercle se refermait. Comme c’était une boîte, vous vous attendiez à pouvoir y trouver quelque chose... Elle ne contenait qu’un mécanisme de fermeture automatique. Cette petite machine semblait être tout le contraire de la célèbre boîte de Pandore.
La Pan-Dora originelle (la « dispensatrice de tout ») fut une déesse de la terre à l’époque préhistorique et patriarcale de la Grèce. Notre Pandore laissa tous les maux s’enfuir d’une outre ou d’une jarre (pithos), qu’elle sut pourtant refermer avant que l’espoir puisse s’en échapper. L’histoire de l’homme apollonien débute au moment où ce mythe de Pandore perd de sa force ; et tout s’achèvera dans ce coffret capable de se refermer seul ! C’est l’histoire d’une société au sein de laquelle des hommes à l’esprit prométhéen élevèrent les institutions qui devaient enfermer les maux vagabonds. C’est l’histoire du déclin de l’espoir et de la montée d’espérances sans cesse grandissantes.
Mais pour comprendre cette évolution, il nous faut redécouvrir la différence entre l’espoir et les espérances. L’espoir, dans son sens fort, signifie une foi confiante dans la bonté de la nature, tandis que les espérances, dans le sens où nous utiliserons ici ce terme, veulent dire que nous nous fions à des résultats voulus et projetés par l’homme.
Espérer, c’est attendre d’une personne qu’elle nous fasse un don. Avoir des espérances, au contraire, nous fait attendre notre satisfaction d’un processus prévisible qui produira ce que nous avons le droit de demander. L’ethos prométhéen a maintenant étouffé l’espoir.
La survie de la race humaine dépend de sa redécouverte en tant que force sociale.
La Pandore du mythe, la généreuse donatrice originelle, fut envoyée sur terre porteuse d’une amphore qui contenait tous les maux, et il ne s’y trouvait qu’un seul bienfait : l’espoir. Or le primitif vivait dans le monde de l’espoir. Pour survivre, il se fiait à la générosité de la nature, aux dons des divinités et aux talents instinctifs de sa tribu. Les Grecs de l’époque classique cessèrent de parler de l’espoir, ils commencèrent de le remplacer par les « espérances ». Ils crurent que Pandore avait libéré à la fois les maux et les bienfaits, mais ils ne se souvinrent d’elle que pour la blâmer d’avoir laissé s’enfuir les premiers ; surtout, ils oublièrent que la dispensatrice était aussi la gardienne de l’espoir.
Ils racontaient l’histoire de deux frères, Prométhée et Épiméthée. Le premier prévint le second de se méfier de Pandore. Loin de suivre ce conseil, Épiméthée préféra l’épouser.
Dans la Grèce classique, le nom « Épiméthée », qui signifie « celui qui regarde derrière lui », prit le sens de « balourd », de « sot ». Les Grecs de l’époque classique et patriarcale possédaient une tournure d’esprit morale et misogyne telle qu’imaginer la première femme les soulevait d’horreur. Ils construisirent une société fondée sur la raison et l’autorité. Ils conçurent et élevèrent des institutions qui leur permettraient, pensaient-ils, de tenir en respect les maux répandus sur la terre. Ils découvraient qu’ils avaient le pouvoir de façonner le monde et de le domestiquer pour satisfaire à leurs besoins et à leurs désirs. Et sur ce qu’ils étaient capables de bâtir et de créer de leurs mains, ils voulurent modeler leurs besoins et les futures demandes de leurs descendants. Ils se firent législateurs, bâtisseurs, auteurs, créant Constitutions et œuvres d’art pour qu’elles servent d’exemples et de règles aux générations à venir. Alors qu’il suffisait au primitif de participer à l’expérience mythique pour être initié au savoir de la société, chez les Grecs l’homme véritable se définit comme l’excellent citoyen qui, par la paideia, s’est soumis aux institutions élevées par les ancêtres.
Le passage d’un monde où l’on interprétait les rêves à un autre où l’on rend des oracles se reflète dans l’évolution du mythe. Depuis des temps immémoriaux, on célébrait le culte de la déesse de la terre sur les pentes du Parnasse. C’était là que se trouvait, disait- on, le centre, le nombril de la terre ; à Delphes (qui vient du mot delphis, la « matrice ») dormait Gaïa, la sœur de Chaos et d’Éros. Son fils, le dragon Python, veillait sur ses rêves baignés de la lumière lunaire et humides de rosée ; jusqu’au jour où Apollon, le dieu- soleil, le bâtisseur de Troie, apparut à l’Orient, vint tuer le dragon et s’empara de la caravane de Gaïa. Les prêtres du dieu s’établirent dans l’ancien sanctuaire. Ils s’assurèrent les services d’une vierge, l’assirent sur un trépied au-dessus du nombril fumant de la terre et la soûlèrent de vapeurs. Ils transcrivirent ses divagations en hexamètres oraculaires d’une utilité immédiate ; de tout le Péloponnèse, les hommes vinrent soumettre leurs problèmes au sanctuaire d’Apollon. Les consultations étaient de toute nature. On s’enquérait, par exemple, des mesures propres à mettre un terme à une peste ou à une famine, du choix d’une Constitution qui conviendrait à Sparte, de l’emplacement favorable où bâtir des cités qui, plus tard, deviendraient Byzance et Chalcédoine. La flèche qui ne dévie pas de sa course devint le symbole d’Apollon et tout ce qui le concernait fut conçu comme raisonnable et utile.Lorsque Platon, dans La République, décrit l’État idéal, il en bannit déjà la musique populaire et seules trouvent grâce à ses yeux la harpe et la lyre d’Apollon, parce que leurs cordes peuvent créer « les harmonies de la nécessité et celles de la liberté, celles qui conviennent aux infortunés comme aux fortunés, les harmonies du courage et celles de la tempérance qui conviennent au citoyen ». Les citadins s’effrayaient de la flûte de Pan et de son pouvoir d’éveiller les instincts. « Seuls, dit encore Platon, les bergers peuvent jouer de leur syrinx et ce, seulement à la campagne. »
L’homme assumait la responsabilité des lois sous lesquelles il voulait vivre et modelait le monde à sa propre image.
L’initiation primitive, par l’entremise de la terre maternelle, à la vie mythique s’était changée en éducation (paideia) du citoyen qui, sur le forum, se sentait à l’aise.
Le monde des primitifs est gouverné par le destin, les faits et la nécessité. En dérobant le feu céleste, Prométhée changea cela, les faits contraignants se muèrent en problèmes à résoudre, il mit en doute la nécessité et défia le destin. L’homme pouvait alors prendre le monde au piège du réseau de ses routes, de ses canaux, de ses ponts, créer un décor à sa mesure. Il prenait conscience de pouvoir affronter le destin, de changer la nature et de façonner le milieu où il vivrait, bien que ce fût encore à ses risques et périls. L’homme contemporain veut aller plus loin : il s’efforce de créer le monde entier à son image. Il construit, planifie son environnement, puis il découvre que pour y parvenir il lui faut se refaire constamment, afin de s’insérer dans sa propre création. Et, de nos jours, nous voilà placés devant un fait inéluctable : l’enjeu de la partie, c’est la disparition de l’homme.
Vivre à New York suppose l’apparition d’une conception particulière de la nature de l’existence et de ses possibilités. Sans cette vision, la vie à New York devient impossible. Un enfant des rues n’y touche jamais rien qui n’ait été scientifiquement conçu, réalisé et vendu à quelqu’un ; les arbres qui existent encore sont ceux que le service des jardins publics a décidé de planter. Les plaisanteries que l’enfant entend à la télévision ont été programmées à grands frais. Les détritus avec lesquels il joue dans les rues d’Harlem ne sont que les emballages conçus pour attirer le consommateur. L’éducation elle-même se définit comme la consommation de diverses matières faisant partie de programmes, objets de recherche, de planification et de promotion des ventes. Tous les biens sont le produit de quelque institution spécialisée et ce serait sottise, par conséquent, que d’exiger quelque chose qu’une institution quelconque ne saurait produire. L’enfant de la ville n’a rien à attendre, rien à espérer, sinon ce que lui promet le développement possible des méthodes de fabrication. Pour satisfaire son imagination, on lui fournit au besoin quelque récit d’« anticipation » ! Et que connaît-il, d’ailleurs, de la poésie de l’imprévu ?
Son expérience en ce domaine se limite à quelque découverte dans le caniveau : une pelure d’orange qui flotte sur une flaque. Il en vient à attendre l’instant où l’ordre implacable s’interrompra : une panne d’électricité, une échauffourée dans la rue. Souvent, il s’abandonne, il se laisse aller à musarder, à faire le sot, et c’est la seule expérience poétique dont il dispose encore !
Et puisqu’il n’y a rien de désirable qui n’ait été prévu, l’enfant de la ville tire bientôt la conclusion que nous serons toujours capables de concevoir une institution pour satisfaire chacun de nos besoins. Pour lui, il va de soi que les méthodes de production ont le pouvoir de créer la valeur. Que le but recherché soit de rencontrer une compagne, de rénover un quartier ou d’acquérir la possibilité de lire, on le définira de telle sorte que sa réussite puisse être l’objet d’une technique. Celui qui sait qu’une demande suppose une production s’attend bientôt à ce que la production crée la demande. Si l’on peut faire un véhicule lunaire, de même on peut créer la demande du voyage sur la lune. Ne pas aller où l’on peut se rendre serait un acte subversif. Il révélerait la folie du postulat que toute demande satisfaite conduit à la découverte d’une autre encore plus considérable et qu’il faut, à nouveau, satisfaire. Une telle révélation arrêterait le progrès. Ne pas produire ce qu’il est possible de produire ferait apparaître ce que dissimule la loi des « espérances grandissantes », euphémisme pour désigner, sans doute, cet abîme de frustration toujours plus profond. Cette loi, pourtant, gouverne une société bâtie sur la coproduction des services et d’une demande accrue.
La seule représentation de l’état d’esprit du citadin moderne que nous puissions trouver dans la tradition serait peut-être ces images de l’enfer où l’on voit Sisyphe, puni d’avoir un moment enchaîné Thanatos, pousser son rocher : il va atteindre le sommet, la pierre lui échappe. Ou ce pourrait être Tantale. Ce dernier, invité par les dieux à partager leur repas, en profita pour dérober le secret de la préparation de l’ambroisie, véritable panacée qui donnait l’immortalité. Il fut condamné à la faim et à la soif éternelles. Nous le voyons debout au milieu d’une fraîche rivière ; il se penche pour boire, les eaux se dérobent, tandis que les branches chargées de fruits s’écartent lorsqu’il tend la main. Un monde de demandes sans cesse croissantes n’est pas seulement d’une nature mauvaise, il devient tout bonnement l’enfer...
L’homme peut dorénavant tout demander puisqu’il n’imagine rien qu’une institution ne soit pas capable de lui fournir. Ce pouvoir n’est pourtant qu’une source de frustrations sans cesse renouvelées. Il s’est armé d’outils tout-puissants mais ce sont ses outils qui le dirigent. Toutes les institutions par lesquelles il entendait exorciser les maux originels sont devenues des cercueils dont le couvercle se referme sur lui. Les êtres humains sont pris au piège : prisonniers des boîtes qu’ils fabriquent pour enfermer les maux que Pandore avait laissés s’échapper. Dans la lourde fumée qui s’élève à l’ère industrielle, la réalité s’estompe et, d’un coup, nous nous trouvons dans l’obscurité.
Cette réalité, d’ailleurs, ne dépend-elle pas de la décision de l’homme ? Le même président qui ordonnait l’inefficace invasion du Cambodge pourrait tout aussi bien décider d’utiliser la bombe atomique et son efficacité absolue. Le bouton d’Hiroshima est devenu le nombril du monde. L’homme a acquis le pouvoir de faire en sorte que Chaos écrase à la fois Éros et Gaïa. Cette nouvelle puissance, qui lui permettrait de faire éclater la terre, devrait nous rappeler constamment que les institutions non seulement créent leurs propres fins, mais possèdent également le pouvoir de se détruire et nous avec.
Certes, l’armée fournit un exemple évident de l’absurdité des institutions modernes. Comment pourrait-elle défendre la liberté, la civilisation, la vie, sinon en les annihilant ?
Quand les militaires parlent de « sécurité », ils entendent par là la possibilité d’en finir avec la terre tout entière.
Mais l’absurdité n’est pas le privilège de l’armée, elle est tout aussi apparente dans les autres institutions. Assurément, leur personnel ne dispose pas d’un bouton sur lequel appuyer pour déclencher leur puissance destructrice ; mais elles n’en ont pas besoin !
Elles sont comme la boîte-jouet mystérieuse avec sa main mécanique qui vient empoigner le couvercle du monde. Elles créent des besoins plus vite qu’elles ne peuvent les satisfaire et, tandis qu’elles s’efforcent en vain d’y parvenir, c’est la terre qu’elles consument. Cela est vrai de l’agriculture comme de l’industrie, de même que de la médecine et de l’enseignement. L’agriculture moderne épuise les sols. La « révolution verte » est sans doute capable, grâce à de nouvelles semences, de tripler le rendement d’un hectare, mais il lui faut une quantité proportionnelle d’engrais, d’insecticides, d’eau et d’énergie. Et ce faisant, comme lorsqu’il faut produire les autres biens, on empoisonne l’atmosphère et les océans. Des ressources irremplaçables sont ainsi menacées. Si la combustion continue de croître au rythme actuel, nous brûlerons bientôt l’oxygène de l’air plus vite qu’il ne peut être remplacé. Quelles raisons aurions-nous de croire que la fission ou la fusion puissent remplacer la combustion sans que les dangers s’en trouvent amoindris ? Nos docteurs-sorciers remplacent les sages-femmes et promettent de faire de l’homme un être meilleur, planifié par les bons soins de la génétique, à l’humeur égale garantie par les tranquillisants ; lorsqu’il sera mortellement malade, ils sauront prolonger son sursis. Le triomphe de l’hygiène devient l’idéal contemporain. Nous devrons vivre dans un monde aseptisé où tous les contacts entre les êtres humains, entre l’homme et son milieu, seront l’objet d’infaillibles prévisions et manipulations. Dans ce but, nous avons fait du système scolaire une méthode de production d’un homme qui puisse s’intégrer à un monde où tout est planifié. L’école est ainsi devenue le meilleur outil pour prendre l’homme à son propre piège. Inexorablement nous cultivons, traitons, produisons, scolarisons jusqu’à ce que le monde en meure.
Comme nous le disions, l’absurdité de l’institution militaire est évidente. Il est, par contre, plus difficile d’apercevoir celle des institutions non militaires qui est encore, à y bien regarder, plus effrayante, précisément parce qu’elle se manifeste de façon inexorable. Nous savons quel relais électrique ne doit pas se fermer pour éviter le désastre atomique. Nous ne disposons d’aucun coupe-circuit pour prévenir l’holocauste écologique.
Au cours de l’Antiquité, l’homme s’aperçut qu’il pouvait façonner le monde, mais il ne cessa pas de le considérer comme une demeure précaire, et la vie demeurait encore pour lui farce et tragédie. On commença de faire confiance à la nature humaine avec le développement des institutions démocratiques, pour peu qu’elle fût placée dans leur cadre. Il y avait encore équilibre entre ce que l’on attendait des institutions et de la bonne volonté d’autrui. Les métiers traditionnels prirent de l’extension et, avec eux, les institutions nécessaires à leur exercice.
Cependant, sans s’en apercevoir, on prit peu à peu l’habitude de faire d’abord confiance au mécanisme institutionnel plutôt qu’à la bonne volonté de l’homme. Ainsi, le monde commença de perdre sa dimension humaine, jusqu’à notre temps où se retrouve la contrainte des faits et de la fatalité, comme aux époques dites « primitives ». Mais l’univers chaotique du barbare était, en fait, constamment soumis aux interventions de divinités mystérieuses et anthropomorphes, tandis que nous ne pouvons attribuer le chaos de notre monde qu’à notre propre action et à notre propre planification. L’homme est maintenant le jouet des savants, des ingénieurs et des planificateurs.
Personne n’échappe à cette logique particulière qui apparaît dans nos déclarations comme dans celles d’autrui. Je connais un village mexicain où il ne passe pas plus d’une douzaine de voitures par jour. Un jour, un Mexicain jouait aux dominos juste devant chez lui, sur la nouvelle route macadamisée. Une voiture arriva à toute vitesse et le tua. Un touriste américain me raconta l’accident. Il était encore sous le coup de l’émotion, et pourtant il conclut : « Ce gars-là, ça devait lui arriver !»
Au premier abord, cette remarque ne diffère pas du commentaire d’un primitif, d’un habitant de la brousse racontant l’aventure survenue à un membre de la tribu qui n’a pas respecté quelque tabou et, par conséquent, a perdu la vie. Mais les deux constatations n’ont finalement pas le même sens. Le primitif attribue l’événement funeste à quelque puissance surnaturelle, incompréhensible et aveugle, tandis que notre touriste éprouve une crainte respectueuse devant la logique inexorable de la machine. Le primitif ne ressent aucune responsabilité, le touriste y est sensible mais il s’efforce de rejeter ce sentiment. Ni l’un ni l’autre ne sont capables de percevoir le ressort du drame classique, la logique de la tragédie qui sous-tend l’entreprise personnelle et la révolte. Le primitif n’en a pas encore pris conscience, le touriste l’a perdue. L’univers mythique de l’Américain, comme celui du primitif, est constitué de forces inertes, inhumaines. Ils ne connaissent pas l’expérience du tragique, de la révolte. Pour l’homme de la brousse les événements se conforment aux lois de la magie, pour notre Américain à celles de la science, ou, si l’on veut, à celles de la mécanique qui pour lui régissent les événements physiques, sociaux et psychologiques.
L’humeur du public en 1971 est favorable à un changement profond de la direction prise par la recherche d’un avenir prometteur. Les objectifs que paraissent servir les institutions sont continuellement bafoués par les résultats. Le programme contre la pauvreté produit un nombre plus considérable de pauvres, la guerre en Asie multiplie les Viêt-congs, l’aide technique conduit à un sous-développement accru, les centres de contrôle des naissances font augmenter le taux de survie et contribuent à l’explosion démographique, les écoles produisent sans cesse plus de laissés-pour-compte et, si l’on parvient à diminuer quelque source de pollution, c’est généralement au profit d’une autre.
Quant aux consommateurs, ils s’aperçoivent que plus ils peuvent acheter, plus ils éprouvent de surprises désagréables. Tout récemment encore, il paraissait logique d’attribuer cette épidémie de troubles fonctionnels au retard pris par la science face aux exigences technologiques grandissantes, ou d’en rendre responsable la malignité des ennemis : l’homme d’une autre race, d’une autre classe, d’une autre idéologie. Mais les espérances mises dans la science diminuent, de même que l’on ne parvient plus à croire que la dernière guerre ait été véritablement la dernière.
Comment le consommateur expérimenté croirait-il encore à la magie toute-puissante de la technique ? Ne sait-il pas que les ordinateurs se dérèglent, que les hôpitaux créent leurs maladies infectieuses, que prendre sa voiture va le jeter dans les embouteillages, que le téléphone fonctionne mal ? Il y a seulement dix ans, il paraissait raisonnable de croire à l’avènement d’une vie meilleure grâce aux progrès de la science. Maintenant les hommes de science font peur aux enfants ! Certes, les opérations lunaires ont démontré que l’on pouvait presque éliminer l’erreur humaine dans un système d’une extraordinaire complexité. Cela ne suffit pas à calmer nos craintes : le consommateur est incapable de se plier au mode d’emploi du monde où on veut le faire vivre et la maladie paraît sans remède. Pour le réformateur social, il n’est pas non plus question de revenir aux idées du milieu du siècle. On n’espère plus remédier au problème d’une juste répartition des biens en parvenant à les créer en abondance. Le coût du conditionnement capable de satisfaire les goûts modernes a monté en flèche, et par « modernes » on entend la nécessité du vieillissement des produits, déjà passés de mode avant même que le besoin soit satisfait.
Les limites des ressources terrestres commencent d’apparaître. Aucune découverte scientifique ou technique ne pourrait fournir à tous les habitants du monde les biens et les services dont disposent les pauvres des pays riches. La technologie la plus révolutionnaire, la moins « gourmande » que l’on nous propose exigerait pour atteindre cet objectif l’extraction de cent fois plus de fer, d’étain, de cuivre, de plomb...
Les enseignants, les médecins, les employés des services sociaux s’aperçoivent que leurs différents métiers ont à tout le moins un point de ressemblance. Ils créent une demande accrue des services institutionnels qu’ils représentent et ne peuvent jamais la satisfaire.
Non seulement ce qui paraissait, il n’y a pas si longtemps, une solution raisonnable nous devient suspect, mais c’est l’ensemble de la sagesse conventionnelle dont on se méfie. Même les lois de l’économie semblent ne plus s’appliquer en dehors des limites étroites du secteur géographique et social où se trouve rassemblée la plus grande part de l’argent. L’argent est certes facile à faire circuler, mais uniquement dans une économie fondée sur la productivité mesurée en termes monétaires. C’est ce que font à la fois les pays capitalistes et communistes, qui comparent leur productivité en calculant en dollars leurs prix de revient et leurs bénéfices. Les régimes capitalistes s’enorgueillissent de leur niveau de vie plus élevé, preuve de leur supériorité. Les communistes se vantent de leur taux de croissance plus élevé qui indique, selon eux, leur triomphe inévitable. Mais quelle que soit l’idéologie, le coût total d’une productivité accrue grandit en proportion géométrique. Les institutions les plus importantes rivalisent férocement pour disposer des ressources dont aucun inventaire ne fait état : l’air, les océans, le silence, la lumière, la santé. Elles n’attirent l’attention du public sur la raréfaction de ces ressources que lorsqu’elles sont presque irrémédiablement avilies. Partout la nature devient nocive, la société inhumaine ; la vie privée est envahie et la vocation personnelle étouffée.
Une société qui a choisi d’institutionnaliser ses valeurs assimile la production des biens et des services à leur demande. L’éducation qui nous fait ressentir la nécessité de bénéficier d’un produit est comprise dans le prix de ce dernier. L’école est l’agence de publicité qui nous fait croire que nous avons besoin de la société telle qu’elle est. Dans une telle société, il faut sans cesse profiter davantage des valeurs offertes. Les plus gros consommateurs rivalisent âprement pour être les premiers à épuiser la terre, à se remplir la panse, à discipliner le menu fretin des consommateurs et à dénoncer ceux qui trouvent encore leur satisfaction à se contenter de ce qu’ils ont. L’ethos de l’insatiabilité se retrouve, ainsi, à la base du saccage du milieu physique, de la polarisation sociale et de la passivité psychologique.
Quand les valeurs ont été institutionnalisées dans des processus planifiés et mécanisés, les membres de la société moderne croient que bien vivre consiste à avoir des institutions définissant les valeurs qu’à la fois eux et leur société croient nécessaires. On pourrait d’ailleurs définir la valeur institutionnelle comme le niveau de production d’une institution. La valeur correspondante de l’homme se mesure à son aptitude à consommer et à dégrader les produits institutionnels, créant ainsi une nouvelle demande plus forte que la précédente. Quelle est la valeur de l’homme institutionnalisé ? On ne lui demande que d’être un bon incinérateur ! Il est devenu, en quelque sorte, l’idole de ses œuvres. Il est la chaudière qui brûle les valeurs produites par ses outils. Et il n’existe aucune limite à sa voracité. Il vit dans la démesure, dans un idéal prométhéen porté à l’extrême.
L’épuisement et la pollution des ressources de la terre sont surtout le résultat d’une corruption de l’image qu’il se fait de lui-même, d’une régression de sa conscience.
Certains suggèrent de parler d’une mutation : l’animal social est devenu un organisme parasitaire des institutions. Cette institutionnalisation des valeurs positives, cette incroyance qu’un processus planifié de traitement donne finalement les résultats désirés par le bénéficiaire, cet ethos du consommateur se trouvent au cœur de l’illusion prométhéenne. Il faut arracher les valeurs aux institutions pour découvrir un nouvel équilibre dans le milieu où nous vivons.
Dans les pays capitalistes, communistes et « sous-développés », une minorité commence d’apparaître qui éprouve un doute, se demande si l’Homo faber est bien l’homme véritable. Et c’est ce doute partagé qui annonce une nouvelle élite, à laquelle appartiennent des personnes de toute classe, de revenus divers, de croyances différentes.
Elles se méfient des mythes de la majorité : des utopies scientifiques, du diabolisme idéologique et de cette attente du jour où les biens et les services seront enfin distribués de façon égale. Elles partagent cependant avec la majorité le sentiment d’être pris au piège, la conscience que la plupart des nouvelles décisions politiques adoptées avec un large soutien populaire conduisent à des résultats opposés à ceux que l’on se proposait d’accomplir. Pourtant, alors que la majorité prométhéenne des aspirants astronautes veut encore se dissimuler le problème fondamental, cette minorité en voie d’apparition commence de critiquer le deus ex machina scientifique, la panacée idéologique et la chasse aux démons et aux sorcières. Cette minorité commence d’exprimer sa méfiance à l’égard de nos institutions contemporaines qui nous lient comme les chaînes tenaient Prométhée à son rocher. Il faut que l’espoir confiant et l’ironie classique (eirôneia) s’unissent pour dénoncer l’erreur prométhéenne.
On interprète généralement le nom de Prométhée comme voulant dire « celui qui regarde l’avenir » ou parfois même comme « celui qui fait avancer l’étoile Polaire ». Par la ruse, il ravit aux dieux leur monopole du feu, enseigna aux hommes à s’en servir pour forger le fer, devint le dieu des technologues et finit enchaîné.
La pythie de Delphes a été remplacée par l’ordinateur avec ses panneaux de commande et ses bandes perforées. Les hexamètres de l’oracle sont devenus des codes de programmation. L’homme a cédé la barre à la machine cybernétique. La machine finale apparaît pour diriger nos destinées. Les enfants rêvent de quitter cette terre crépusculaire à bord de leurs vaisseaux spatiaux.
Vue de la lune, Gaïa la bleue pourrait apparaître à Prométhée comme la planète de l’espoir et l’arche de l’humanité. Une conscience nouvelle des limites terrestres et une nostalgie également nouvelle peuvent ouvrir les yeux de l’homme et lui faire voir pourquoi son frère Épiméthée, en épousant Pandore, choisit d’épouser la terre.
À ce point, le mythe grec prend une allure de prophétie favorable. Il nous dit que le fils de Prométhée fut Deucalion qui, comme Noé dans le récit biblique, tint la barre de l’arche ; il survécut au déluge pour devenir le père d’une humanité nouvelle qu’avec l’aide de Pyrrha, fille d’Épiméthée et de Pandore, il tira de la terre. C’est ainsi qu’il nous faut comprendre le sens de ce pithos que Pandora obtint des dieux et qui était le contraire de la boîte : c’est notre vaisseau, notre arche.
Il nous faudrait maintenant un nom pour ceux qui croient à l’espoir plus qu’aux espérances, un nom pour ceux qui aiment leur prochain plutôt que les biens, ceux qui croient que :
Personne n’est dépourvu d’intérêt,
leur destin est tel la chronique des planètes.
Rien en eux qui ne soit particulier,
comme planète diffère d’autre planète.
Il nous faudrait un nom pour ceux qui aiment la terre sur laquelle nous pouvons nous rencontrer.
Et si un homme vivait dans l’obscurité
et dans cette obscurité se faisait des amis,
eh bien, l’obscurité est bonne !
Il nous faudrait un nom pour ceux qui aident leur frère Prométhée à allumer le feu et à forger le fer mais qui le font pour développer leur aptitude à soigner, à aider, à s’occuper d’autrui, sachant que :
Et chacun a son monde bien à lui
et dans ce monde la merveille d’une minute
et dans ce monde le tragique d’une minute,
ce sont ses biens à lui*.
Pourquoi ne pas appeler ces frères et ces sœurs, porteurs de notre espoir, les Épiméthéens ?
Ivan Illich
* Ces citations sont extraites du poème Les Gens, d’Evgueni Evtouchenko.
Sur le même blog et sur le même sujet:
Ivan Illich (1926-2002), un penseur pour notre temps
https://pocombelles.over-blog.com/2014/11/ivan-illich-1926-2002-un-penseur-pour-notre-temps-5.html
Transcription de l'entretien d'Ivan Illich avec Jean-Marie Domenach (1972)
Pour un tout petit temps seulement, nous sommes prêtés l'un à l'autre
Transcription de l'entretien d'Ivan Illich avec Jean-Marie Domenach (1972)
Ivan Illich interprète le mythe de Pandora dans un entretien télévisé avec à Jean-Marie Domenach, en 1972. Sur le ventre de Pandora, l'image du Serpent à tête de mort. Source des images: captures d'écran.
Pour un tout petit temps seulement, nous sommes prêtés l'un à l'autre.
Nous vivons parce que tu nous dessines.
Nous avons de la couleur parce que tu nous peints
et nous respirons parce que tu nous chantes.
Mais seulement pour un tout petit temps nous sommes prêtés l'un à l'autre.
Parce que nous nous effaçons comme le dessin même quand il est fait sur l'obsidienne.
Nous perdons notre couleur comme même le quetzal.
et nous perdons notre son et notre souffle comme même le chant de l'eau.
Pour un tout petit temps seulement nous sommes prêtés l'un à l'autre.
Transcription exacte par P.O. Combelles du poème aztèque (du roi Nezahualcoyotl, semble-t-il), transcrit par un Espagnol en nahuatl et qu'Ivan Illich récite de mémoire à la fin de l'entretien.
Statue anthropomorphe de la déesse-mère Tonantzin (Churubusco, Museo Nacional de las Intervenciones). Photo: Thelmadatter (Wikipedia)
La déesse-mère Tonantzin est aussi Cihuacóatl, la déesse-serpent. Or c'est un serpent avec une tête de mort qui est représenté sur la statue de Pandore que montre Ivan Illich, à l'endroit de son sexe...
Un regard incertain
Transcription de l'interview Ivan Illich / Jean-Marie Domenach de 1972
Ivan Illich ne peut peut-être pas tout expliquer aujourd'hui, mais il est très utile de nourrir ses connaissances acquises au cours de sa vie de considérations actuelles, comme une sorte de savoir de base permettant de beaucoup mieux comprendre le monde. Ivan Illich a modestement consacré sa vie à réfléchir sur la vie et n'a pas fermé les yeux sur son savoir et sa pensée, mais les a mis à nos pieds. C'est un trésor très riche.
Traduction en allemand d'une interview en français, diffusée sur la RTF dans la série « Le regard incertain", traduite à partir de la transcription en anglais.
NDLR: L'entretien de Jean-Marie Domenach avec Ivan Illich s'est fait en français, qu'Ivan Illich parlait parfaitement bien. Le texte ci-dessous n'est pas la transcription directe, mais la traduction d'une traduction en allemand que nous venons de découvrir sur internet, elle-même faite, semble t-il, à partir d'une transcription en anglais. C'est un pis-aller, en attendant la transcription directe en français, qui reste à faire. Avis aux amateurs !
Vidéo de l'entretien:
Curieux du monde, inquiet pour le monde, Ivan Illich, qui aimait l'humanité et les dieux, est né à Vienne en 1926, dans une Europe alors fragile et instable. Il a vécu dans de nombreux endroits différents, déménageant souvent, en raison de son héritage juif. Il a appris huit langues et s'est tourné vers Dieu pour devenir prêtre, puis évêque, avant de laisser la hiérarchie derrière lui, avec l'intention de devenir un voyageur constant en quête de justice et de vie. Comme les cristaux qu'il a également étudiés, sa voix est faite de fragments géométriques et tortueux, où l'histoire, la philosophie et la science fleurissent dans un désordre apparent avant de prendre la forme d'idées étoilées. Bien sûr, nous pouvons tourner notre confiance vers d'autres soleils ou étoiles mortes, et les illuminations d'Ivan Illich n'apparaîtront pas autrement que comme des nébuleuses lointaines. Aujourd'hui, nous regardons à travers les yeux d'un astronome de l'humanité.
L'interview a été réalisée par Jean-Marie Domenach.
Illich : Tu connais l'histoire. Elle est arrivée, et il y avait deux frères. Prométhée, l'un qui regardait en avant, le planificateur, et son frère Epiméthée, c'était celui qui regardait en arrière. Prométhée disait à Epiméthée : "Laisse-la être". Mais Epiméthée est tombé amoureux de Pandore et est resté avec elle, celle qui, selon l'histoire, a ouvert sa boîte. Selon Hésiode, tous les maux sont sortis et Épiméthée s'est souvenu du seul don qui manquait, l'espoir. Nous ne la voyons plus que rarement dans la mythologie classique. Depuis cette époque, la mythologie classique s'est focalisée sur l'avenir en essayant de mettre dans une boîte tous les maux que la Pandore classique avait laissés sortir. Épiméthée a tenté de détourner l'attention de Pandore - et de la tourner vers les maux - et, dans cette tentative, de développer un monde où nous avons des institutions, des abris, pour préserver les autres maux qui étaient là à l'origine.
Je pense que l'histoire de Pandore, je répète, l'histoire de Pandore, est la meilleure histoire sur la façon dont les gens dans le monde qui font confiance à Delphos deviennent des gens qui interprètent les rêves et les images, des gens qui planifient. Comme tu le sais, Delphes est devenu plus tard le principal centre de planification, parce que tous les, comment dirais-tu...
Domenach : Les Grecs.
Illich : Oui, les villes grecques ont été construites là où les prêtres de Delphes disaient qu'elles devaient être construites. Ils avaient plus de connaissances que tous les autres, car tous venaient à Delphes pour raconter leur histoire. Les prêtres étaient donc en mesure de donner les bonnes instructions, comme les stratèges professionnels d'aujourd'hui, qui écoutent ce que les gens se disent les uns aux autres et qui indiquent pour l'avenir ce qu'ils ont réellement vu dans le présent.
Dans sa zone génitale, tu peux voir le serpent avec la tête de mort. Le ventre de cette femme a été placé dans ses mains et est devenu une boîte à monnaie. Pour moi, c'est l'une des figures les plus fascinantes de l'histoire occidentale. Je pense que la montée du capitalisme, ce que j'appelle le capitalisme au sens le plus large du terme, peut être étudiée à travers l'examen de cette femme. Dans le monde d'aujourd'hui, si nous ne retournons pas dans le monde de Pandora Gea, qui vit, qui a vécu et je pense qu'elle continue à vivre dans la grotte de Delphos. Si nous ne nous souvenons pas de notre capacité à interpréter le langage des rêves qu'elle pouvait interpréter, nous sommes condamnés, la Terre ne peut pas survivre.
Regarde ce qui s'est passé quand son ventre est devenu un écrin. Des prêtres mâles d'Apollon sont venus d'Asie mineure, ont enlevé Pandore de son piédestal et ont placé une petite fille dans sa grotte, une fille qu'ils ont gardée prisonnière et droguée pour qu'elle dise [certaines] choses et qu'elle prédise ensuite l'avenir en vers hexamétriques comme les ingénieurs des temps modernes. J'ai l'impression qu'aujourd'hui, même si c'est sous une autre forme, nous voyons une nouvelle Pythie, une Pythie qui a été établie avec l'ordinateur, le calculateur, la machine électronique qui nous parle de manière non hexamétrique, à des miles de distance, avec son rythme de 12 bits par unité. C'est la fin du monde. C'est le dernier résumé ultime pour ce que nous avons atteint par l'échange de la Pythie, le monde de Pandore en tant que gardienne de la boîte pour l'antique Terre Mère, que nous voyons maintenant - notre génération, et non des moindres, à nouveau des jeunes - comme l'étoile bleue que nous voyons d'en haut, avec la nostalgie de la lune.
Cette Vierge dégénérée a été amenée au Mexique par les Espagnols, sous sa forme dégénérée de garante de la miséricorde, mais les Espagnols y ont trouvé une autre divinité, Tonantzin (déesse-mère des Aztèques), avec une compréhension très différente du monde par d'autres indigènes. Les Espagnols ont associé Marie à Tonantzin, tout comme les premiers chrétiens ont associé la Vierge Marie à la Gaïa hellénistique, très rarement seulement à l'antique Pandora, Gea Pandora. Tonantzin est cependant une divinité complètement différente. Je la vois tous les jours depuis notre balcon.
Domenach : À Cuernavaca.
Illich : Oui, nous avons ces deux grands volcans, Popocatepetl et sa femme, Tonatzin Iztaccihuatl ; Le soleil se lève tous les jours à leurs pieds. Quoi qu'il en soit, c'est un monde que nous ne comprenons pas ici en Europe, car Tonantzin mange le soleil et donne naissance aux étoiles. Elle les mange la nuit, et c'est la raison pour laquelle son ventre est plein, de pierres mangées dans l'Antiquité. Tu peux aussi voir tout le problème avec la diffusion de la culture occidentale en Amérique, lorsque les gens établissent des liens à travers des symboles, lors du mélange de symboles comme la Vierge Marie et la Gaïa hellénisée avec la Tonantzin néolithique des Aztèques. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet.
Domenach : Tu as beaucoup parlé de ces divinités qui nous entourent, mais durant toute notre conversation, tu n'as pas mentionné le nom du Christ. Y a-t-il une raison à cela ?
Illich : C'est vrai, je préfère ne pas parler de mes amis de manière superficielle. Et, pour aller plus loin, je pense qu'aujourd'hui les gens ont tendance à utiliser le nom de Dieu de manière insensée, généralement pour justifier quelque chose. Je préfère faire savoir que je l'aime sans en parler. De toute façon, il est généralement impossible de le faire de nos jours sans s'embarquer dans des malentendus dangereux, très dangereux.
Domenach : Il y a l'institution et le contraire de l'institution. Qu'est-ce que cela signifie lorsque cette institution prétend suivre le Christ ?
Illich : Donc, l'institution est basée sur le modèle politique, sur le modèle de l'administration, sur une bureaucratie, même une Bible, je le sais. Le fait que j'ai mes racines dans la Bible en fait en quelque sorte une "mère". Nous sommes collés l'un à l'autre pour la vie, comme toi, avec ta femme. Et je sais par la Bible qu'elle est une prostituée, et je ne serais pas un Romain, un chrétien catholique romain dans l'Église du Dieu qui l'a donnée, si je n'avais pas le courage de me dire que je suis le fils d'une prostituée. Mais ça, ce sont des choses, donc l'aliénation est telle que si je parlais de l'Église, tu verrais tout de suite qu'elle est sur la pente descendante. En France ou à Rome, et surtout dans les pays d'Amérique latine, je ferais la comparaison avec un parti, des agitateurs peut-être, des agitateurs de l'aile gauche, plutôt que de l'aile droite. Acceptons l'ambiguïté d'être les fils d'une mère qui n'est pas digne d'être, mais pas l'une d'entre nous. Sur le chemin qui nous aide à clarifier notre position entre les organisations, peut-être. En Occident, l'ecclésiologie est l'une des grandes traditions d'étude, d'analyse d'une institution autre que l'État. En appliquant la théorie large de l'ecclésiologie, lors de sa sécularisation profonde, nous serions en mesure d'avoir une meilleure discussion sur ces nouvelles religions qui cherchent à produire littéralement des bénédictions comme l'éducation, la santé, le bien-être et nous aurions une idée plus claire de la façon dont les institutions devraient être inversées [pensées]. Les institutions actuelles et même l'Église essaient aujourd'hui de proposer des prières de table, alors qu'il devrait y avoir des tables autour desquelles nous pourrions nous retrouver les uns les autres, par des voies mystérieuses. Et nous pourrions développer un sens de l'espoir étroit, toujours personnel - plus que de permettre l'espoir - comme nous en avons discuté autrefois.
Domenach : Et tu penses que l'Église en Amérique latine, où tu as séjourné la plupart du temps, a fait ou fait beaucoup, et est en train de le faire actuellement ?
Illich : Oui, bien sûr, c'est toujours une organisation puissante. Et pour cette raison, elle peut utiliser le pouvoir du soutien, par exemple pour ceux qui se considèrent aujourd'hui comme la gauche, même pour la marge à l'extrême gauche. Certaines personnes le font. Mais inévitablement, cela sera à nouveau entravé par un nouveau pouvoir dont le seul objectif actuel est d'augmenter la production, le produit national brut, au nom de tous. Je pense que nous devrions plutôt nous concentrer sur le message d'inspiration de l'Évangile, sur le courage, le sens de l'humour, le sens des relations, la crainte de Dieu.
Permettez-moi d'expliquer ce que je veux dire par ce dont nous venons de discuter. La survie de la Terre doit être construite sur un nouveau système politique, où les rapports de majorité garantissent l'établissement de ce qui est suffisamment bon, suffisamment rapide, ce qui mérite d'être encouragé. Je parle de la pauvreté de l'esprit au sens le plus profond, parce que les pauvres sont ceux qui, selon l'Évangile, possèdent la terre. Il y a une convergence étrange entre le bonheur de la pauvreté, si nous en discutons maintenant selon ces termes politiques, et ce que nous reconnaissons logiquement. C'est essentiel pour la survie dans un monde où les gens ont presque tous les pouvoirs.
Au XVIe siècle, un grand théologien a commenté la Somme de Thomas d'Aquin sur les relations entre le bonheur et le don du Saint-Esprit. Il a montré comment Thomas d'Aquin comprenait la crainte de Dieu comme étant au cœur du bonheur de la pauvreté, car il ne s'agit pas d'une forme de crainte soumise, comme je pourrais être intimidé parce que tu me frappes. Il s'agit plutôt de cette forme de peur amicale, dans laquelle je ne veux pas que quoi que ce soit puisse s'interposer entre nous. La peur de ce qui pourrait nous séparer est vraiment l'essence de cette pauvreté, de ce besoin de limites maximales que la politique devrait maintenant mener. Tu vas peut-être dire que c'est une utopie, mais je dis non. C'est la croyance essentielle en la divinité de l'homme, même s'il est gravement blessé. Oui.
Domenach : Ivan, j'ai une autre question à te poser. Tu as dit tout à l'heure que tes racines se trouvaient dans la Bible. Je suis sûr que tu pourrais trouver des personnes partageant les mêmes idées dans presque tous les pays. Pourquoi as-tu choisi ces endroits précis ? Parce que tu me rappelles un peu les bohémiens d'élite, comme le dit C. Wright Mills. Tu sais, ces intellectuels qui vont de New York à Paris, de Paris à Tokyo. Est-ce que tu as choisi le Mexique et l'Amérique latine pour une raison particulière ?
Illich : Oui, je l'appelle toujours ma patrie. Ma patrie dans le sens d'un fils adoptif qui ne vient pas du Mexique. Je ne suis en principe pas déloyal envers une nation ou un signe distinctif de ce genre. Mais j'ai des amis, dont certains que tu connais. J'ai des amis et c'est l'amitié qui me maintient là-bas, certainement pas des principes. Mais tu sais, je ressens la même chose quand je travaille avec les Portoricains à New York, dans une paroisse de 20.000 personnes originaires des tropiques dans un bidonville misérable. Là, je vois la pauvreté réelle et je vois ce que cela signifie d'être vraiment pauvre et d'être appelé pauvre. Plus tard, j'ai exploré le nord-est du Brésil, mais je n'ai plus jamais vu autant de misère et d'inégalités que chez les Portoricains à New York, et c'est ce qui m'a amené à Porto Rico.
Domenach : C'est à ce moment-là que tu as appris leur langue.
Illich : Oui, et c'est la raison pour laquelle je n'ai jamais bien appris l'espagnol. Le portugais, je l'ai bien appris dans notre école. Le portugais de Cuernavaca, que nous avons inventé à Rio de Janeiro - assez bien pour se perdre dans le carnaval. Mais en espagnol, j'ai toujours l'air d'un Portoricain de New York.
Domenach : Tu parles la plupart du temps en huit langues.
Illich : Oui.
Domenach : Laquelle est la tienne ? Est-ce qu'elle existe ?
Illich : Non, je suis une personne sans langue maternelle, je pense. C'est très compliqué, parce que ma tête a travaillé dès le début dans trois ou quatre langues à l'époque, et cela explique beaucoup de choses.
Domenach : Et pourquoi, comment es-tu arrivé parmi les Portoricains, qui ont été pour toi une expérience si fondamentale ? Par hasard ou parce que tu voulais vivre avec les pauvres ?
Illich : Oui, par hasard.
Domenach : Par hasard.
Illich : Par hasard. J'étais à New York pour travailler dans une bibliothèque et j'ai rencontré des Portoricains sur la 108e rue. Je suis arrivé à New York après ...
Domenach : ... étudié quoi ?
Illich : Alors, des études pour un métier. Je suis cristallographe.
Domenach : Cristallographe.
Illich : Même si j'ai rendu plus tard une thèse de doctorat en histoire, mais ce sont, sont, sont ... juste des certificats de connaissance. C'est ainsi que je les ai rencontrés à New York et que j'ai été fasciné. J'ai demandé si je pouvais travailler ou vivre dans une paroisse, là où se trouvaient les Portoricains. Seul, j'étais à l'apogée d'une dépendance à la drogue.
Domenach : Et tu étais prêtre à cette époque ?
Illich : Oui, j'étais prêtre. Je crois que j'ai été prêtre pendant quatre ans, au plus fort d'une situation qu'il est difficile de décrire. Mais j'avais, je ne sais pas pourquoi, cela me rappelait les années de cache-cache avec Hitler, déclaré juif dans une situation de guerre, d'un moment à l'autre. C'est ainsi que je me suis retrouvé en fuite. La vie m'a amené à Porto Rico, mais Porto Rico m'a mis à la porte.
Domenach : Ils t'ont mis à la porte.
Illich : Oui.
Domenach : Le gouvernement ?
Illich : Le gouvernement et l'Église ensemble, parce que je me moquais de leur bêtise.
Domenach : La bêtise. Tu veux dire la provocation ?
Illich : Oui, oui, oui. L'intégration, l'aumône par l'intégration dans le marché nord-américain .
Domenach : C'est ainsi que tu es retourné à New York.
Illich : Non, non, non. Avec un groupe d'amis, nous avions décidé qu'il nous fallait une base indépendante pour travailler, une république intellectuelle indépendante. A Cuernavaca, nous avons établi ce centre qui, pour financer son entretien, vendait une ressource totalement indépendante et libre : la langue espagnole. Nous avons enseigné l'espagnol, nous avons aussi un peu exploité le français, mais tous ceux qui pensaient que nous avions enseigné quelque chose de génial, eh bien, c'était la manière dont nous abordions la chose. ? Et maintenant, nous avons ce club où, comme tu le sais, 300 à 400 personnes viennent, des pauvres et des riches viennent, des gens d'Amérique latine et même d'Afrique discutent ensemble, chacun à sa manière (lo que de da la gana), comme nous disons en espagnol.
Domenach : Comme une université.
Illich : Oui, mais il n'y avait pas de professeurs, ni même de directeur parmi les 60 personnes qui faisaient tourner l'entreprise, ou qui éditaient les publications ou s'occupaient de la bibliothèque. Cela dépendait donc de l'individu, et il est difficile d'expliquer s'il s'agissait de théorie ou de pratique, parce que cela donnait à certains d'entre nous la chance d'être vraiment présents dans différents endroits d'Amérique latine.
Domenach : Penses-tu que la manière dont Cuernavaca a été maintenue en activité est bonne et que le modèle peut être exporté et éventuellement répliqué ?
Illich : Non, je n'en suis pas sûr.
Domenach : Pas encore.
Illich : Je ne suis pas sûr, je ne sais pas. Je pense que c'est aussi simple que ça.
Domenach : Dans combien d'années ?
Illich : Dix ans et ça marche. Mais je pense vraiment que tout le monde ferait la même chose pour se débarrasser de ce sentiment d'infériorité [qui est créé] par cette fichue scolarisation, cette scolarisation mentale, et pourrait se dire : "Je me retrouve ensemble avec quelques amis pour discuter de tel ou tel événement et j'ouvre un petit café pour faire ça". Et c'est ce qui se passe actuellement, pas dans les capitales en Amérique latine, mais dans les petits villages.
Domenach : Il y a une vraie université pour les gens.
Illich : Oui, mais cela ne devrait pas s'appeler une université.
Domenach : Et qu'est-ce que tu veux faire maintenant ? Quel est ton plan.
Illich : Je ne sais pas, je ne sais pas.
Domenach : Étudier ?
Illich : Vivre. Tu sais que je ne suis pas Prométhée.
Domenach : Ou un poète.
Illich : C'est à toi de décider si je représente quelque chose de bien.
Domenach : Pourquoi t'ont-ils mis à la porte à Porto Rico ? Qu'est-ce que c'était ?
Illich : A l'époque, j'étais l'un des cinq membres d'un comité qui gérait l'ensemble du secteur public de l'éducation à Porto Rico et j'étais également le recteur de l'université catholique. J'ai insisté sur le fait que les 42% du budget national alloués à l'éducation n'étaient pas suffisants. Je voulais plus d'argent pour l'éducation publique, car j'estimais que les écoles privées et les écoles catholiques, en quête de plus de prestige, se livraient à une concurrence déloyale qui reléguait les écoles publiques au second rang. Je me suis moi-même retrouvé entre deux chaises, que ce soit avec l'establishment libéral ou l'establishment de l'aile droite ecclésiologique. Et j'ai un peu honte de le dire, parce que plus tard, l'analyse de l'Amérique latine, où je me suis rendu pendant un an, de Cuernavaca à Porto Rico, je veux dire de Porto Rico à Cuernava - ...
Domenach : Tu as voyagé de manière extensive, et tu as aussi beaucoup marché, non ?
llich : Oui, je l'ai fait, comme les Espagnols il y a longtemps, à pied d'un endroit à l'autre et c'est vraiment loin. Mais quoi qu'il en soit, j'ai réalisé que mon erreur, que beaucoup d'autres avaient commise avant moi, était de croire qu'on pouvait changer la productivité et la diffusion institutionnelles en changeant l'éducation. Plus tard, j'ai réalisé que les écoles, tant qu'elles restent des écoles, sont bien pires, avec leurs effets secondaires indésirables, que ce qui est obtenu par l'éducation dans les meilleures conditions, à savoir que les enfants apprennent quelque chose. Parce que la première chose qu'un enfant apprend à l'école, c'est que l'apprentissage est un processus formel et institutionnel. Année après année, nous apprenons que nous devenons personnellement de plus en plus précieux parce que nous continuons à accumuler de nouvelles couches d'un produit intellectuel, un produit immatériel. Nous apprenons ce qui vaut la peine d'être appris, ce qui sera utile plus tard ou peut-être utile à une société, est quelque chose que les professionnels peuvent accomplir. Nous apprenons que si quelqu'un n'est pas instruit par un professionnel, l'enseignement a moins de valeur. Toutes ces critiques de la formation ont eu lieu après 1960. Je pense que nous avons réussi à faire réfléchir les gens sur la nécessité de déscolariser la société, sur l'idée d'une société plus simple avec une technologie plus compréhensible, ce qui implique que nous connaissions les limites dont nous avons parlé auparavant et que nous en discutions davantage. Je pense que maintenant, notre atelier à Cuernavaca, et nous nous y sommes entièrement consacrés - va développer des analyses similaires sur les soins de santé, les mythes de la vitesse et le logement. En Amérique latine, dans tous nos pays, le critère pour déterminer si une maison est habitable ou si elle doit être détruite parce que la ville ne le veut pas, est maintenant si complexe qu'une maison tout juste habitable coûte plus cher en loyer mensuel que ce que 80% de la population peut payer. Dans tous ces domaines - éducation, santé, logement - il est nécessaire que nous donnions aux gens de nouveaux outils que la technologie peut fournir, afin qu'ils puissent construire quelque chose pour eux-mêmes, prendre soin d'eux-mêmes, se former eux-mêmes. Même une vidéothèque ne coûte pas très cher aujourd'hui. Cela signifie que notre langage doit à nouveau être transformé. En d'autres termes, nous appelons actuellement à cela, ou plutôt nous utilisons des concepts qui peuvent être utilisés comme concepts d'action. Nous vivons maintenant à une époque où nous avons une bonne compréhension de la chute de l'Empire romain, la gnose ; la connaissance est traduite en un commerce de la connaissance dans lequel nous pouvons acheter ou gagner des certificats. Nous sommes particulièrement doués pour les accumuler, car nous sommes par nature de bons consommateurs de connaissances.
Domenach : Cette scolarisation que tu attaques, c'était une de nos fonctions principales de notre progrès culturel et social. Comment peux-tu imaginer une société sans écoles ?
Illich : Avant de comprendre ou de parler d'une société sans écoles - ce qui a été le cas à toutes les époques historiques, et ce qui continue à être le cas pour les trois quarts de la population qui ne vont pas à l'école ou qui sont exclus au bout d'un an ou deux, et sur un chemin où ils sont sur un moins bon chemin, précisément parce qu'ils sont allés à l'école, ils ont juste appris qu'ils ont moins de valeur que ceux qui sont allés à l'école plus longtemps - nous devons voir les dégâts que les écoles provoquent. Pour le voir, nous devons faire une distinction claire entre ce qu'un étudiant ou un enseignant fait personnellement dans différentes situations et ce que les écoles, en tant que structure, produisent inévitablement. Parfois, un élève apprend quelque chose d'un enseignant ; nous nous souvenons tous de moments de notre enfance qui ont été des journées ou des heures vraiment éclairantes avec un instructeur. Mais c'est complètement différent de ce que les écoles enseignent dans le monde entier. Cela apprend aux élèves qu'ils ont besoin de l'institution pour apprendre quelque chose. Il apprend aux enfants qu'ils peuvent ne pas apprendre quelque chose parce que quelqu'un à un niveau supérieur l'a décidé. Elle apprend à l'enfant à se sentir classé par un bureaucrate. Inévitablement, l'école apprend à l'enfant que le type d'apprentissage respecté par la société est le produit d'une institution, établi par cette institution et par des experts qui savent comment produire ce service. La scolarisation intègre inévitablement le capitalisme, la capitalisation du savoir, parce que c'est le consommateur de savoir qui peut montrer ses certificats, qui montrent ce qu'il a accumulé à l'intérieur et la société lui atteste une valeur sociale plus élevée qu'à une personne qui peut montrer des certificats de formation moins valables.
Depuis le moment où les écoles sont devenues obligatoires - et dans la plupart des pays, elles sont obligatoires, mais néanmoins insuffisantes pour la grande majorité au niveau obligatoire - partout dans le monde, les écoles sont des institutions de reproduction sociale. La Russie se reproduit de la même manière que les États-Unis : 1.000 heures de présence par an dans des groupes de 30 enfants d'âges spécifiques et un enseignant, année après année, pour traiter et stocker les connaissances. L'école est le lieu de la spiritualisation du capitalisme. Et il n'y a pas d'alternatives possibles au capitalisme tant que nous continuons à produire de la consommation de savoir, qui est en réalité de plus en plus trop complexe pour justifier le besoin de cette capitalisation.
Domenach : En France, l'éducation publique a été associée à toute la lutte pour le progrès. Donc quand tu parles de déscolarisation, les gens se disent : "Il essaie de nous ramener au Moyen-Âge !"
Illich : Je sais, mais c'est extrêmement difficile de parler du capitalisme de produits immatériels. Et les gens ne comprennent pas qu'à travers la formation, et en particulier la formation obligatoire, la croissance, l'apprentissage et le développement ont été transformés en résultat dans la consommation d'une grande institution internationale : l'école. Nous avons transformé la croissance personnelle en formations qui ressemblent à des écoles. Et il devrait être logique que lorsque nous avons fait cette transformation, que nous l'avons rendue obligatoire, l'éducation et la connaissance sont devenues elles-mêmes des marchandises, même si dans la plupart des pays, ces marchandises sont aujourd'hui contrôlées par les autorités publiques. La formation, et en particulier le savoir, devient rare dès qu'il est devenu une marchandise.
Le véritable problème, le véritable défi pour le socialisme aujourd'hui est de prendre conscience de la manière dont les traitements sociaux, les traitements - "treatment", est-ce le bon mot ? - les thérapies, que nous définissons comme des produits institutionnalisés, sont devenus des marchandises essentielles. En raison de toute la discussion sur la pollution de l'environnement, qui est devenue très réelle depuis que nous détruisons actuellement le monde naturel de Pandore, cela n'a plus de sens, même si nous réalisons que nous détruisons de la même manière la convivialité sociale, les structures sociales, si nous suivons l'exemple de la Russie et des États-Unis dans la tentative de développer le quatrième secteur, le secteur tertiaire obligatoire, tout en transformant tous les besoins interpersonnels, le besoin d'aide lorsque je suis malade ou que je meurs, la nécessité d'affronter le monde de manière ouverte et de comprendre ce qui s'est passé dans le monde lorsque j'étais jeune, le besoin de se déplacer d'un endroit à l'autre par des moyens de transport. Tout cela, nous le transformons en marchandise.
Lorsque Marx a écrit son fameux premier chapitre du Capital, la marchandise était pour lui d'abord et principalement un produit manufacturé. On pouvait la toucher. Mais si on lit attentivement, il est clair que cet étrange vieil homme, lorsqu'il écrivait sur le "saut au-dessus de l'abîme", voyait ce qui pourrait arriver un jour, notamment dans le chapitre où il dit : "Sur cette voie, nous aurons de plus en plus de choses utiles - et de plus en plus d'hommes inutiles". Il a réalisé qu'un temps viendrait où tous les services deviendraient des marchandises pour l'homme. Je ne pense pas qu'il soit possible de trouver une solution dans le monde d'aujourd'hui, dans cette triple dégradation du monde d'aujourd'hui que j'expliquerai dans un instant, si les politiciens et les idéologues ne prennent pas en compte le fait que la voie que nous suivons essentiellement est la transformation de tous les services en marchandises, même au nom du socialisme.
Maintenant que j'ai parlé de la triple charge, de la triple dégradation du monde, je passe à l'élimination des ressources, à la dégradation ou à la dévalorisation des marchandises dont nous dépendons et dont nous devenons les esclaves, et à la polarisation sociale. Prenons à nouveau l'exemple de l'école. J'ai séparé une fois l'éducation en savoir et scolarisation et il y a automatiquement certaines personnes qui reçoivent plus que d'autres pour certaines raisons et qui légitiment leurs avantages économiques, sociaux, politiques au moyen de l'accumulation intellectuelle de marchandises immatérielles, appelées savoir.
Ce que nous devons comprendre, c'est que le monde technique, dans lequel les experts ne sont pas nécessaires, serait un monde dans lequel différents aspects de la technologie, rendus possibles par la technologie, limiteraient radicalement le bien pour les gens. Tout le monde au Pérou saurait comment réparer le cœur technologique, à condition qu'ils aient des cœurs technologiques et que personne, pas même le président ou le service d'urgence, ne roule à plus de 15 kilomètres par heure. Tout le monde au Pérou ou au Mexique serait capable, en quelques semaines, d'effectuer les analyses sanguines nécessaires pour guérir 90% des maladies qui menacent aujourd'hui la vie des jeunes et de déterminer ce que pourrait être une médication appropriée aujourd'hui. Mais au lieu de cela, nous devrions avoir la possibilité de détruire les deux bombes au cobalt qui se font concurrence dans tous les petits pays comme le Honduras par exemple, et qui ne rapportent des bénéfices qu'à ceux qui possèdent des connaissances de consommateurs, et ce sont les mêmes qui accumulent les connaissances disponibles sur le marché en tant que marchandise, que ce soit sur un marché de l'Est ou de l'Ouest.
Domenach : Il y a une question qui me taraude encore et que je voudrais te poser. Qui doit légitimer cet idéal social, économique ?
Illich : Eh bien, je parle d'un maximum, pas d'un idéal particulier, et je pense que dans un monde où les choses deviennent scientifiquement possibles, toutes les vitesses deviennent possibles, et toutes les façons de prolonger la vie deviennent réalisables. La semaine dernière, le directeur du programme spatial aux États-Unis a axé son travail sur l'exploration de l'immortalité. Pour certains, tout est possible, tant que la grande majorité de l'humanité est dressée à travailler comme esclave pour envoyer un homme sur la lune. Dans un tel monde, il est indispensable que la légitimité mette l'accent sur la limitation, comme un résumé de ce que nous considérons comme suffisant dans un certain cadre, pour nous-mêmes.
Domenach : Prométhée, l'homme de travail qui s'est révolté contre les dieux, est toujours présent parmi nous. Mais de l'autre, Epiméthée, nous n'avons plus parlé. Penses-tu qu'il soit encore vivant lui aussi ?
Illich : C'est une figure mythologique oubliée de l'Occident, restée avec Pandore, et qui a fermé l'amphore avant que l'espoir ne s'échappe. Il est resté à l'état de compagnon. Et s'il est resté dans le monde avec son compagnon, il a inventé l'espoir, pour les projets d'un monde humain. Notre véritable problème aujourd'hui est de retrouver une compréhension humaine vraiment profonde de l'espérance dans ce monde, sur notre terre. L'espoir s'est perdu lorsqu'il est devenu le produit surnaturel d'institutions qui utilisent des rituels pour produire l'espoir d'un autre monde, et Camus avait donc raison de prêter attention à ce problème.
Domenach : Mais l'espoir pour nous doit être restauré, n'est-ce pas ? Pour notre vie.
Illich : Pour nous, pour nous.
Domenach : Pour nous, ou par un type de communauté que tu appelles convivialité.
Illich : Exactement.
Domenach : Tu veux dire que vivre ensemble signifie qu'il n'est plus nécessaire d'acheter des choses.
Illich : Oui, exactement. Nous devons reconnaître que la productivité institutionnelle atteint un certain point où elle nous fait reculer, nous empêche d'être ouverts à la convivialité. Nous atteignons un certain point où toute une culture est tellement centrée sur l'accomplissement de la vie humaine par la consommation de biens et de services que nous devenons incapables, en tant que membres typiques de cette culture, d'avoir confiance dans le fait qu'un autre être humain peut prendre soin de nous, que nous pouvons apprendre de lui, même s'il n'est pas professionnel, même s'il ne fait pas partie d'une institution, et n'a rien appris de particulier. Il doit y avoir une différence entre l'espoir que nous retrouvons et l'espoir au sens d'une attente, d'une attente croissante. Nous devons réapprendre à faire la différence entre l'ouverture d'esprit, être surpris par une autre personne, et l'attente qu'une institution nous livre un produit tel que nous l'avons prévu et déjà identifié à l'avance. Je pense que la plus grande tâche de notre époque est de redécouvrir notre capacité à vivre en interdépendance, même dans les sociétés technologiques, ce qui est la pire des conditions de toutes les sociétés, à l'Ouest comme à l’Est.
Lorsque les gens discutent habituellement, comme nous l'avons fait ces derniers jours, ils considèrent les problèmes de l'avenir comme une lutte pour rendre les institutions plus productives, un moyen de se protéger des mots que Pandore a émis et de diffuser les résultats selon lesquels les produits d'une institution sont maintenant meilleurs. Je pense que le véritable enjeu est de faire en sorte que les institutions fassent marche arrière.
Domenach : Oui, tu sais très bien ce que les gens pensent de ces idées. Les gens disent qu'elles sont utopiques.
Illich : Je ne sais pas quel est le contraire de l'utopie. Elle est habituellement considérée comme réaliste par la plupart des dirigeants d'une société, ou du moins ce qu'ils appellent le réalisme. Je parle de simplification, de renversement des institutions, de dé-professionnalisation, et les trois me semblent inévitablement nécessaires si nous voulons survivre, et pour cette raison, ils sont réalistes. Quand je parle de simplification, les gens disent souvent, oh, voilà encore un de ces rêveurs de la tradition vers un retour à la nature primitive. Je n'ai rien contre le fait d'être associé à un conservateur de l'âge de pierre (neolithic conservative). Et je n'ai rien contre le fait qu'on me traite de conservateur de l'âge de pierre.
Domenach : De l'âge de pierre.
Illich : Oui, c'est une étiquette.
J'enseigne sur la nécessité de simplifier la vie si nous voulons profiter des biens de la terre. Parce que ceux qui sont contre la simplification et pour le progrès continu - progressus populorum en latin médiéval - rendent les gens fous et affirment qu'on ne peut jamais dire ce qui est bon, parce que le bien signifie toujours "plus". Je parle de l'inversion des institutions. Bien plus que les institutions que nous avons, qui sont des goulots d'étranglement, des cheminées qui donnent une éducation aux enfants, je demande des institutions pour ceux qui veulent apprendre, un monde suffisamment simple pour qu'ils puissent apprendre de la vie plutôt que sur la vie.
En voyageant mois après mois en Amérique latine, de Caracas à Santiago, j'ai souvent eu l'occasion de m'arrêter dans de petits villages et je pense que les gens savent comment vivre sainement au lieu d'aller chez le médecin qui produit la santé comme un service pour eux. Ils peuvent vivre sur le vaisseau spatial Terre, de manière écologique, comme les mécaniciens aiment à le formuler. Et finalement, je crois à la déprofessionnalisation. Je le vois bien. Nous sommes capables de déprofessionnaliser la parole et l'écriture. Pourquoi ne pas déprofessionnaliser aussi la médecine, comme le font les Chinois. Nous savons qu'en cas d'accident, les gens meurent souvent parce que ceux qui les entourent ne savent pas quoi faire. Ici, je veux parler de la re-professionnalisation des valeurs, de l'échange et du service à un niveau de compétence qui n'aurait pas été possible avant la technologisation moderne. Je pense qu'être capable de faire ce qui est politiquement faisable - les principales bases seraient des décisions majoritaires sur différents éléments de base, où nous déciderions quelle vitesse est suffisante - et quels soins de santé sont suffisants. Et même si tu voulais quelque chose, nous ne produirions pas plus pour toi - en tant que société du moins - que ce que la société a jugé bon pour tous après des décisions communales.
De plus en plus de nos jours, depuis la Révolution française, nous définissons comme objectif de la démocratie l'obtention d'un consensus sur le minimum auquel chacun a droit. Je propose d'inverser cette idée. Un système politique sain devrait définir comme objectif principal le maximum qui suffit à chacun. C'est la raison pour laquelle, lorsque je parle d'économie, je propose de passer d'une économie basée sur la circulation à une économie dans un État stable qui reconnaît les limites du monde, que le monde physique, matériel, n'est pas infini, et que le véritable renversement, joint, représentation, par définition, ne sont pas des marchandises, mais sont en revanche illimités.
Pour le souligner encore une fois, si c'est plus facile à comprendre. Quand les gens me demandent si je suis un utopiste, je réponds que je suis pour la simplification, pas pour le romantisme. Je suis pour le renversement des institutions et non contre toutes les institutions. Et je suis pour la dé-professionnalisation et la re-personnalisation des valeurs, pas contre les compétences. Tous ceux d'entre nous qui vivent dans un monde simple savent que les gens savent et peuvent façonner la boue en des choses qui sont fantastiques, extraordinairement belles et complexes. Permettez-moi de citer un poème que j'ai lu dans l'avion en route pour Paris, en préparation de cette interview. C'est un poème aztèque de l'âge de pierre, écrit par un Espagnol en lettres espagnoles, mais en nahuatl (indien). Le poème dit:
"Ce n'est que pour un court instant fugace que nous nous sommes prêtés l’un à l’autre". Car il est adressé à un dieu. "Nous vivons parce que tu nous as faits, Nous avons des couleurs parce que tu nous as peints. Et nous respirons parce que tu nous chantes. Mais pour un bref instant, nous nous sommes prêtés l’un à l’autre". Et il poursuit. "Parce que nous nous effaçons nous-mêmes, comme la peinture est effacée, même si elle est faite de pierre. Nous perdons nos couleurs, comme le quetzal, le bel oiseau vert, perd ses couleurs. Et nous perdons notre voix et notre souffle, comme même le bruit de l'eau. Ce n'est que pour un court instant que nous nous sommes l’un à l’autre".
Traduit de l’allemand par Le Rouge et le Blanc avec www.DeepL.com/Translator (version gratuite)
Visionnez ici la vidéo originale de l'entretien en français:
Poème original de Nezahualcoyotl, en nahuatl, et sa traduction en espagnol.
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