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Le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

philosophie

Pierre Clastres 1977-2017: 40 ans après sa mort, l’héritage d’un anthropologue politique anarchiste (Résistance 71)

16 Décembre 2017 , Rédigé par POC Publié dans #Philosophie, #Exploration

"A l’occasion du 40ème anniversaire du décès prématuré dans un accident de voiture de l’anthropologue et ethnologue politique anarchiste Pierre Clastres (1934-1977), nous vous présentons un petit résumé de sa pensée et de ses conclusions de recherches, qui ne demandent qu’à être poursuivies.

Chercheur au CNRS, Clastres est venu à l’anthropologie (définition commune: recherche sur l’Homme et les groupes humains) par la voie de la philosophie. Élève de Claude Lévi-Strauss dont il sera un critique éclairé, il collabore avec un autre grand nom de l’anthropologie politique, l’américain Marshall Sahlins, dont il préfacera la traduction française de l’œuvre phare “Age de pierre, âge d’abondance” en 1975.

Clastres fait partie d’une grande lignée d’anthropologues et d’ethnologues français des années 1960-70 qui ont changé le cours de la pensée et de la vision anthropologique du monde ; des chercheurs comme Robert Jaulin et Jacques Lizot eurent également des recherches novatrices en la matière.

La grande originalité de la recherche de Pierre Clastres est que pour la toute première fois, va se développer une voie anthropologique du milieu entre les deux voies “classiques et orthodoxes” de l’approche de l’étude des groupes et sociétés humaines, celles du structutalisme évolutionniste dont Lévi-Strauss fut le fer de lance et l’anthropologie marxiste, essentiellement avec les recherches de Friedrich Engels et en France, contemporains de Clastres et des autres ethnologues cités, avec les chercheurs comme Maurice Godelier et Jacques Meillassoux, que Clastres critiquera véhémentement.

Comme tout anthropologue, Clastres fit un travail de recherche de terrain intense, qui le mena au Paraguay et au Brésil. Son étude phare fut réalisée au Paraguay en immersion totale dans la société des Indiens nomades Guayaki (Aché) en 1963-64. Les Guayaki étaient un des derniers peuples vivant toujours de la manière ancestrale qui leur avait été léguée. Ce peuple a disparu aujourd’hui. Clastres a aussi étudié les Indiens Chulupi-Ashluslay toujours au Paraguay en 1965-66 et des Indiens au Vénézuéla en 1970-71.

De cette étude de terrain approfondie, Clastres publia un compte-rendu de recherche sous la forme d’un livre: “Chronique des Indiens Guayaki”, Plon, 1972, soit près de 10 ans après son étude de terrain.

En 1974, il publie un autre ouvrage sur son étude d’un autre peuple de la forêt amazonienne les Guarani: “Le Grand Parler, mythes et chants des Indiens Guarani”, aux éditions Seuil.

Cette même année, Clastres publie aux éditions de Minuit, ce qui est sans aucun doute son œuvre maîtresse, représentant le cœur même de la “voie du milieu” anthropologique, l’essence de sa pensée issue de recherches approfondies sur les sociétés humaines et en désaccord avec les voies anthropologiques “orthodoxes” du structuralisme évolutionniste et du marxisme: “La société contre l’État”. Cet ouvrage est d’une importance capitale, car il permet de mieux comprendre pourquoi la société humaine est devenue ce qu’elle est aujourd’hui, assujettie à la dictature de la division induite, contrôlée par les structures étatiques. n’encourageant que l’oppression oligarchique du plus petit nombre sur la vaste majorité.

Décédé prématurément dans un accident de voiture le 29 juillet 1977, Pierre Clastres travaillait à la résolution d’apories (apparentes impasses contradictoires) survenues au cours de ses recherches. Trois ans après sa mort, furent publiés des fragments de son travail inachevé sous la forme de deux ouvrages posthumes, faisant en fait partie de la même étude: “Recherches d’anthropologie politique” et “l’archéologie de la violence”, au Seuil, 1980. Les textes furent préalablement publiés par la revue « Libre » en 1977.

L’œuvre de Clastres a ouvert de nouvelles voies de réflexion pour trouver une solution au marasme sociétal contemporain, des voies déjà effleurées par certains penseurs anarchistes. Elle demeure incomplète et surtout jusqu’à aujhourd’hui, particulièrement dérangeante pour la pensée dogmatique du formatage des esprits dans le moule de la société du spectacle et de la marchandise reine. Pierre Clastres a eu une pensée novatrice, ancrée dans le réel des sociétés primitives (lire: premières, ancestrales en terme anthropologique, aucune consonance péjorative…), de nos sociétés par effet miroir, qui mérite non seulement d’être plus connue, mais aussi mérite d’être continuée afin de résoudre les contradictions sur lesquelles ils travaillaient. Où est aujourd’hui le nouveau Pierre Clastres ? Notre société en a besoin. Il a été dit que l’anthropologue anarchiste américain David Graeber était son héritier, il convient de constater que ce n’est pas le cas dans la durée, malgré tout le respect qu’il mérite ainsi que son travail.

En hommage à ce grand penseur français dérangeant, encore par trop méconnu et sans aucun doute sciemment maintenu au placard, nous avons sélectionné ci-dessous quelques extraits de son œuvre, que nous pensons essentiels à une bonne compréhension de ce qu’est primordialement la société humaine, ce qui fait partie de notre nature profonde au-delà du temps et de l’espace et comment et pourquoi la spoliation sociétale s’est opérée et surtout d’entrevoir comment sortir du cercle vicieux induit par la société étatico-capitaliste et son illusion démocratique de contrôle.

Ceci est très important à comprendre, parce que cela nous montre que nous vivons dans une société de l’illusion, de la tromperie et de la supercherie, faite et gérée pour que se perpétue à l’infini le malheur de la division politique, source de tous les maux de nos sociétés depuis 10 ou 11 000 ans. N’oublions pas que l’Homme, selon les recherches archéologiques courantes, seraient vieux de quelques 1,6 millions d’années, la Terre vieille de 4 milliards d’années et que nous sommes engagés dans la division politique puis économique de nos sociétés depuis environ la période néolithique (9000 ans avant notre ère). 10 000 ans contre 1,6 millions d’années… Beaucoup de destruction à tous les niveaux en bien peu de temps. La bonne nouvelle est que ceci n’est pas inéluctable, et c’est en comprenant le développement de la société humaine depuis son origine, au-delà des dogmes factices et arrangeant pour l’establishment de la division organisée, que nous pourrons entrevoir la voie à défricher pour une société du futur enfin émancipée du carcan de la division et de la coercition étatico-économique. A cet égard, la pensée de Pierre Clastres n’a pas fini d’éclairer le chemin."

Résistance 71

Lisez ici la première partie puis le dossier complet sur le site de Résistance 71:

https://resistance71.wordpress.com/2017/06/25/pierre-clastres-1977-2017-40-ans-apres-sa-mort-lheritage-dun-anthropologue-politique-anarchiste-1ere-partie/

 

Le rapt des enfants guayaki par les Paraguayens. Extrait du livre de Pierre Clastres: Chronique des Indiens Guayaki. Collection Terre Humaine, Plon, 1972.

Le rapt des enfants guayaki par les Paraguayens. Extrait du livre de Pierre Clastres: Chronique des Indiens Guayaki. Collection Terre Humaine, Plon, 1972.

Pierre Clastres 1977-2017: 40 ans après sa mort, l’héritage d’un anthropologue politique anarchiste (Résistance 71)
Pierre Clastres 1977-2017: 40 ans après sa mort, l’héritage d’un anthropologue politique anarchiste (Résistance 71)
Pierre Clastres 1977-2017: 40 ans après sa mort, l’héritage d’un anthropologue politique anarchiste (Résistance 71)
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La famille de l'Homme

10 Août 2017 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles Publié dans #Biologie, #Riopelle, #Pierre-Olivier Combelles, #Philosophie, #Sciences

Young Earth & Moon  A young Earth 650 million years after its molten birth has cooled enough for a solid crust to form and for gases--delivered by comets and internal outgassing--to have formed a primitive atmosphere thick with turbulent, roiling clouds. Under the shadow of its night side flashes of lightning and the ruddy glow of volcanoes and lava fields illuminate the clouds from beneath.  The space around the Earth is highlighted by remnants of the nebula from which the Solar System was born. On the upper right is the Earth's young Moon with lava-filled scars still glowing hot from asteroid massive impacts. Walter Myers: http://www.arcadiastreet.com/cgvistas/earth/01_precambrian/earth_01_precambrian_1600.htm

Young Earth & Moon A young Earth 650 million years after its molten birth has cooled enough for a solid crust to form and for gases--delivered by comets and internal outgassing--to have formed a primitive atmosphere thick with turbulent, roiling clouds. Under the shadow of its night side flashes of lightning and the ruddy glow of volcanoes and lava fields illuminate the clouds from beneath. The space around the Earth is highlighted by remnants of the nebula from which the Solar System was born. On the upper right is the Earth's young Moon with lava-filled scars still glowing hot from asteroid massive impacts. Walter Myers: http://www.arcadiastreet.com/cgvistas/earth/01_precambrian/earth_01_precambrian_1600.htm

Carboniferous riverbank.  Ferns, seed ferns, and giant lycopods (primitive moss-like plants with long slender leaves) flourished during the Carboniferous period, from about 360 to 300 million years ago. Some lycopods, such as the arboreal genus Sigillaria illustrated here, grew as high as 130 feet. (100 feet is considered tall for a modern Maple tree). Other tree-like plants included many varieties of arborescent horsetail of the genus Calamites and genus Asterophyllites.  While the first dinosaurs were not to appear for another 130 million years, the Carboniferous forests were home to a plethora of terrestrial animals, including many species of invertebrates and some of the first walking vertebrates, including amphibians resembling modern salamanders. It was the insects however, many of them giants, that dominated the landscape. There were dragonfly-like Meganeura with wingspans up to 30 inches, giant centipedes roamed the forest floor, and some scorpions were over 20 inches long. Walter Myers: http://www.arcadiastreet.com/cgvistas/earth/02_paleozoic/earth_02_paleozoic_6200.htm

Carboniferous riverbank. Ferns, seed ferns, and giant lycopods (primitive moss-like plants with long slender leaves) flourished during the Carboniferous period, from about 360 to 300 million years ago. Some lycopods, such as the arboreal genus Sigillaria illustrated here, grew as high as 130 feet. (100 feet is considered tall for a modern Maple tree). Other tree-like plants included many varieties of arborescent horsetail of the genus Calamites and genus Asterophyllites. While the first dinosaurs were not to appear for another 130 million years, the Carboniferous forests were home to a plethora of terrestrial animals, including many species of invertebrates and some of the first walking vertebrates, including amphibians resembling modern salamanders. It was the insects however, many of them giants, that dominated the landscape. There were dragonfly-like Meganeura with wingspans up to 30 inches, giant centipedes roamed the forest floor, and some scorpions were over 20 inches long. Walter Myers: http://www.arcadiastreet.com/cgvistas/earth/02_paleozoic/earth_02_paleozoic_6200.htm

La famille de l'Homme

Nos ancêtres ont été toutes sortes de mammifères et de reptiles terrestres, de poissons et d'animaux marins et au commencement, d'algues bleues et de bactéries... voilà pour nous réconcilier avec la Création tout entière, dont nous sommes parents! La vie d'un être humain avec ses multiples métamorphoses depuis la cellule initiale et l'embryon pisciforme, reproduit en raccourci cette évolution de millions d'années. Un arbre généalogique cosmique que j'avais offert, je m'en souviens, au peintre canadien Jean-Paul Riopelle, dans ma correspondance avec lui après la mémorable journée que nous avions passée ensemble au bord du Saint-Laurent, du côté de Kamouraska, à l'époque de la migration des oies des neiges ...

Pierre-Olivier Combelles

Oeuvre de Riopelle. Photo: Le Soleil, Jean-Marie Villeneuve. Source: http://www.lapresse.ca/le-soleil/arts/expositions/201409/25/01-4803687-les-migrations-du-bestiaire-riopelle-et-ses-animaux.php

Oeuvre de Riopelle. Photo: Le Soleil, Jean-Marie Villeneuve. Source: http://www.lapresse.ca/le-soleil/arts/expositions/201409/25/01-4803687-les-migrations-du-bestiaire-riopelle-et-ses-animaux.php

La végétation au cours des temps géologiques

Dario De Franceschi
UMR 8569
Muséum National d'Histoire Naturelle, Paris

http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosevol/decouv/articles/chap3/deFranceschi.html

P.S.: et amusez-vous en lisant les commentaires (85!) à l'article sommaire et plein d'erreurs du Figaro sur l'"ancêtre commun des mammifères" (ou plutôt un des ancêtres communs, car il y en a une infinité et de toutes sortes !):

http://www.lefigaro.fr/sciences/2013/02/08/01008-20130208ARTFIG00377-l-ancetre-commun-des-mammiferes-devoile.php

La famille de l'Homme
Walter Myers: Urban ruins with Grey Owls  A light urban environment as it may appear after having been abandoned to the elements for a century or so. In the foreground is a pair of owls of the species Strix nebulosa, known as Great Grey Owls. Location  North America  2120 A.D. http://www.arcadiastreet.com/cgvistas/earth/06_future/earth_06_future_1000.htm

Walter Myers: Urban ruins with Grey Owls A light urban environment as it may appear after having been abandoned to the elements for a century or so. In the foreground is a pair of owls of the species Strix nebulosa, known as Great Grey Owls. Location North America 2120 A.D. http://www.arcadiastreet.com/cgvistas/earth/06_future/earth_06_future_1000.htm

Earth losing atmosphere to red giant Sun  In about 12 billion years our Sun, now as a red giant, will continue to expand, eventually reaching the orbits of Mercury and Venus, consuming and vaporizing those planets down to their constituent elements."  In this image the Sun's girth is approaching Earth and its enormous heat is driving away the Earth's atmosphere, boiling the oceans, and incinerating all organic matter. Walter Myers: http://www.arcadiastreet.com/cgvistas/earth/06_future/earth_06_future_6000.htm

Earth losing atmosphere to red giant Sun In about 12 billion years our Sun, now as a red giant, will continue to expand, eventually reaching the orbits of Mercury and Venus, consuming and vaporizing those planets down to their constituent elements." In this image the Sun's girth is approaching Earth and its enormous heat is driving away the Earth's atmosphere, boiling the oceans, and incinerating all organic matter. Walter Myers: http://www.arcadiastreet.com/cgvistas/earth/06_future/earth_06_future_6000.htm

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Jean Herbert: entretien avec Jean Biès (Vandoeuvres, 1974)

11 Novembre 2015 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles Publié dans #Asie, #Inde, #Japon, #Philosophie, #Religion, #Râmakrishna, #Jean Herbert

Cet entretien a eu lieu à Van­dœuvres, en Suisse, le 13 mars 1974. Jean Herbert est mort le 20 août 1980.


Gandhi, Vinôbà Bhave, Shri Ramakrishna, Swami Vivekananda, Swâmi Ramdas, Shri Aurobindo, Ramana Maharshi, Ma Ananda Moyi... Les « sages de l'Inde contemporaine »... Ces noms sont désor­mais liés à celui de Jean Herbert, sans qui nous ne les connaîtrions que peu ou pas du tout. Des noms qui sont aussi des paroles de vie, des enseignements capitaux, où l'Occident en dérive puise les éléments de l'éternelle sagesse et les possibles d'une humanité future. À ce titre, Jean Herbert n'apparaît pas seulement comme un traducteur ou un vul­garisateur de talent, mais comme un humaniste et un précurseur, à la fois sensible au rapprochement des peuples d'Orient et d'Occident, et soucieux d'une unité mondiale par le haut.
On se trouvait avec lui en présence d'un homme qui avait passé cin­quante ans de sa vie à parcourir l'Asie, à séjourner auprès de ses maîtres spirituels; et la cinquantaine de volumes qu'il a consacrés à l'Orient–dont certains sont de véritables sommes – démontre l'étendue et l'impor­tance de l'enquête. Celle-ci n'est pas une élaboration universitaire abs­traite; elle plonge dans les profondeurs mêmes d'une sagesse toujours vécue, toujours visible – il suffit d'y aller voir en ayant les bonnes adresses –, et propose des solutions éminemment pratiques.
Si les derniers survivants d'une humanité détruite, réfugiés sur une île déserte, avaient le droit de n'emporter que quelques livres à partir desquels reconstruire l'avenir, ne serait-ce pas ceux des « spiritualités vivantes », tels que les a traduits et transmis Jean Herbert ?
Le soldat
Il naît à Paris, en face de la Sorbonne, le 27 juin 1897. Son père, qui enseigna pendant soixante ans à l'École des sciences politiques, et sa mère, également professeur, souhaitaient le voir marcher sur leurs traces. À sa sortie du collège Chaptal, il obtient une bourse pour se pré­parer à l'École normale supérieure, mais la Première Guerre mondiale, qui le trouve en vacances à Édimbourg, vient interrompre ses études. Il reste en Écosse une année encore, enseignant le français au George Watson Collège. Ses études, poursuivies difficilement pendant et après la guerre, portent sur les lettres et le droit à la Sorbonne, le russe à l'École des langues orientales. Mais les circonstances l'avaient très tôt fait renoncer à l'enseignement; dans le secondaire tout au moins (car il devait professer plus tard, pendant dix ans, à l'université de Genève).
Mobilisé en 1915 au premier régiment de zouaves, il est, au bout de quelques mois, transféré dans l'artillerie. Il a l'exceptionnelle respon­sabilité de commander au chemin des Dames, à quelques centaines de mètres des lignes ennemies, la section chargée de contre-battre la
« Grosse Bertha » qui bombardait alors Paris. Ce jeune sous-lieutenant avait dans son poste de commandement une ligne directe avec le minis­tère de la Guerre, qui l'avisait dès qu'un obus tombait sur Paris. Il n'en tomba jamais deux dans la même journée, ce qui lui valut la croix de guerre. Après l'offensive allemande du mois d'avril, ses connaissances d'anglais le font envoyer comme officier de liaison auprès d'une divi­sion anglaise d'artillerie, puis comme conseiller technique auprès d'une division américaine d'artillerie, qui venait de débarquer, et avec laquelle il terminera la guerre.
Mobilisé de nouveau en 1939, il est, pendant un an, à Valence, chef d'état-major d'une unité chargée de former des régiments d'artillerie lourde. Lors de la grande débandade, son chef devait le charger d'emmener vite et n'importe où quelque deux mille recrues alsaciennes qui venaient d'être incorporées et qui, si elles étaient prises par les Allemands, risquaient fort d'être fusillées. Sans argent ni moyen de transport, pratiquement sans cadres, il réussit à les amener en sécurité, toutes sans exception, jusqu'aux Pyrénées. Après quoi, il se démobilise d'office et se réfugie dans une ferme isolée en pleins bois, dans le mas­sif des Maures. Il y restera jusqu'à la fin de la guerre, sans que les troupes allemandes d'occupation ne soupçonnent sa présence. Ces années de retraite lui sont d'une extraordinaire fertilité pour le travail auquel il s'est désormais consacré.
L'interprète
En juin 1917, un épisode inattendu avait en effet, et sans qu'il s'en doutât, décidé de ce que serait sa profession. Il était à Paris en permis­sion de quatre jours lorsqu'on lui offrit d'accompagner à Londres le ministre des Finances, M. Thierry, et le gouverneur de la Banque de France, M. Luquet, qui allaient solliciter un emprunt. Muni en quel­ques heures d'un passeport diplomatique signé du ministre des Affaires étrangères et d'un ordre de mission signé du ministre de la Guerre, il remplit pour la première fois les fonctions d'interprète de conférence en prenant le breakfast avec Lloyd George dans sa résidence de Park Lane. Début d'une carrière qui durera soixante ans.
Rappelé de l'armée pour servir d'interprète aux commissions d'armistice au début de 1919, il avait été tout naturellement de l'équipe d'une douzaine d'interprètes à la conférence des préliminaires de paix qui prépara le traité de Versailles. À la commission des réparations chargée de décider le montant des dommages exigés de l'Allemagne, la décision de la commission fixant cette dette porte sa seule signature.
Entre les deux guerres, il travaillera dans toutes les grandes organi­sations internationales : Société des Nations, Bureau international du travail, sociétés savantes, organisations professionnelles, conférences diplomatiques, Croix-Rouge, congrès de toutes sortes et à tous les niveaux. Il côtoie Clemenceau, Poincaré, Briand, Barthou, Winston Churchill, avant de devenir l'ami de Rolland et de Kazantzakis.
La Seconde Guerre mondiale n'était pas encore terminée quand, dans sa retraite provençale, il reçoit du ministère français des Affaires étrangères un télégramme lui fixant un rendez-vous là la gare Saint-Lazare. Arrivé à Paris, il apprend qu'une grande conférence va se réu­nir à San Francisco pour préparer une Organisation des Nations unies destinée à remplacer la Société des Nations. Il est de l'équipe de quatre interprètes qui en assure le service auprès de Georges Bidault. La langue française y est imposée à l'égal de l'anglais et du russe.
Jean Herbert devient le premier interprète en chef des Nations unies. Commençant avec trois collègues, il en forme rapidement d'autres, si bien que, au bout de deux ans, il a une équipe de quatre-vingts inter­prètes. Mais, président du comité du personnel, il se trouve en conflit permanent avec le secrétaire général, Trygve Lie. Tous deux seront soulagés lorsque Jean Herbert sera transféré à Genève. Il reste sept ans encore aux Nations unies, puis reprend sa liberté, et, comme interprète indépendant, continue de sillonner les cinq continents.
Auteur du Manuel de l'interprète, publié en six langues et utilisé dans toutes les universités du monde, président de l'Association inter­nationale des interprètes de conférence, présidant pendant quinze ans les jurys d'examens des écoles d'interprètes aux universités de Paris et de Trieste, Jean Herbert se charge encore d'une autre tâche. Pour ame­ner les écoles universitaires d'interprètes à s'entraider, il réussit, non sans peine, à les grouper en une conférence permanente, qui tient depuis lors des réunions annuelles. Non content de ce premier résultat, il obtient qu'elles créent et patronnent conjointement une collection de dictionnaires techniques multilingues, qui seront publiés sous sa direc­tion aux éditions Elsevier (Amsterdam). C'est la première fois dans l'histoire que des universités de plusieurs pays différents, Allemagne, Italie, France, Suisse, États-Unis, s'engagent dans une telle collabora­tion (Cette collection, reprise par M. de Smedt, J. Mouttapa, comprend aujourd'hui plus de cent volumes, dont certains ont eu un succès suffisant pour être traduits en de nombreuses langues.)
Le chercheur de vérité
Mais ce ne sont point là les activités les plus importantes de Jean Herbert. De mère catholique et de père protestant, il avait été élevé dans le catholicisme. Après une première communion fervente, son enthousiasme était tombé. Peu d'années plus tard, il avait eu comme professeur de philosophie André Cresson, alors le représentant de l’école positiviste d'Auguste Comte, qui exerça sur lui une forte influence et lui « apprit à raisonner », ce pour quoi il lui est resté toute sa vie reconnaissant.
Cependant, les préoccupations spirituelles et religieuses n'avaient pas tardé à refaire surface. Pendant quelques années, sous la direction de Mme Guetty, il s'était plongé dans la « science chrétienne », y avait exercé comme praticien. Il y trouvait du christianisme une vision plus profonde et plus spirituelle que celle qu'il avait trouvée dans le caté­chisme. Mais il y trouvait aussi le même complexe irritant de supério­rité envers toutes les autres conceptions religieuses.
Un voyage en Turquie lui est, en 1925, une première révélation de l'Orient à travers l'islâm. Il se met ensuite à étudier le bouddhisme. En 1934, une conférence internationale au Mexique lui fournit l'occasion de faire une tournée dans les principaux pays bouddhistes : Japon, Chine, Indochine, Ceylan, Birmanie. Il est profondément déçu d'y découvrir la même intolérance qui l'avait choqué chez les chrétiens. Mais ce voyage est pour lui décisif. C'est qu'en cours de route il fait escale en Inde. Dès l'abord, ce pays le surprend, l'intéresse d'autant plus qu'il a lu et apprécié les ouvrages que Romain Rolland a consa­crés à quelques-unes de ses personnalités spirituelles.
Sans qu'il l'ait cherché, un concours de circonstances l'amène à Pondichéry, dans l'ashram de Shri Aurobindo. Et c'est le coup de foudre. Il rencontre enfin un maître qui allie à une stricte rationalité une étonnante vision métaphysique applicable au quotidien, tout en respectant les autres conceptions. Jean Herbert a trouvé son centre de gravité. Aurobindo non seulement l'accepte comme disciple, et plus tard lui confère l'initiation, mais il le charge de traduire ses oeuvres en français et de les faire publier. Tel est le yoga personnel qui lui est donné, et que le disciple nomme, non sans humour, « le yoga de la machine à écrire ».
De retour à Paris, Jean Herbert rend compte de ce premier séjour à Romain Rolland, qui lui demande d'approfondir l'œuvre amorcée par lui sur la spiritualité hindoue, c'est-à-dire de faire connaître à l'Occident non seulement Aurobindo, mais aussi Râmakrishna, Vive­kananda et les autres guru traditionnels et authentiques de l'Inde moderne. Là est le point de départ de son oeuvre, facilitée par les nom­breux séjours qu'il fait ensuite dans l'Inde – une douzaine, soit un total de trois années –, pendant lesquels Shri Aurobindo lui conseillera d'aller aussi s'asseoir aux pieds des autres sages. C'est ainsi qu'il séjournera à diverses reprises auprès de Ramana Maharshi, Swami Ramdas, Ma Ananda Moyi, Swami Sivananda, et connaîtra Gandhi, Rabindranath Tagore, bien d'autres dont il traduira plusieurs oeuvres.
L'orientaliste
Jean Herbert se heurte d'abord à une totale incompréhension, tant chez les éditeurs que chez les universitaires, qui revendiquaient alors une véritable exclusivité pour tout ce qui concernait l'hindouisme. Pen­dant près de dix ans, il doit s'endetter pour publier à ses frais des livres qu'il colporte ensuite chez les libraires. En 1944 cependant, un article qu'il publie aux Cahiers du Sud, dirigés par Jean Balard, attire l'atten­tion d'André Sabatier, directeur littéraire des éditions Albin Michel, qui lui demande d'écrire un livre sur l'hindouisme. Jean Herbert y met comme condition que cet éditeur publiera aussi les oeuvres des grands sages hindous. André Sabatier accepte, et c'est le début de la collection « Spiritualités vivantes ». Il convient ici de rendre hommage à Paul Masson-Oursel, le premier universitaire français à comprendre l'importance de ce travail, et qui accepta d'y associer son nom.
Jean Herbert, qui s'est surtout intéressé aux enseignements qu'on peut tirer de la mythologie hindoue, jusqu'ici presque totalement inconnue (ou incomprise), fait cependant une incursion dans le shintô, sur la demande d'un ami japonais, frappé par l'influence qu'exerce sur les Occidentaux l'arrivée des enseignements spirituels hindous. Jean Herbert consacre cinq années à l'analyse du shintoïsme et publie sur ce sujet cinq volumes, la première étude sérieuse jamais faite dans ce domaine.
Le succès obtenu par les livres sur l'hindouisme et le shintô le conduit à inclure dans sa collection des ouvrages émanant des plus hautes autorités de l'ésotérisme musulman, des diverses écoles boud­dhistes et du taoïsme. Il n'est pas exagéré de dire aujourd'hui que ces ouvrages ont véritablement révolutionné l'attitude de l'Occident envers la spiritualité, jusqu'alors insoupçonnée, des autres religions.
Le chêne rouvre
Stature impressionnante d'un grand intellectuel que tout amusait. Œuvre puissante, produit d'une rare capacité de travail, à laquelle trois compagnes ont apporté leur contribution successive. Il y a chez Jean Herbert l'assise, la force obstinée du chêne rouvre. C'est qu'il a sans doute l'art de ne pas se disperser dans l'instant. Ne travaillait-il pas à ses textes dans les cabines d'interprètes, durant les demi-heures de bat­tement entre les séances de travail ?
Je le retrouve dans son chalet de Vandœuvres – il m'y recevra plu­sieurs jours – tapissé de livres, au milieu des sapins. Confort anglais; atmosphère d'étude. Comme tous les êtres vraiment vivants, un être contradictoire : moustaches mode 1930, longs cheveux d'artiste shi­vaïte fumant pipe ou cigare avec délectation, mais capable de s'arrêter de fumer dès qu'il l'a décidé. De surcroît, fin gourmet et tout aussi susceptible d'absorber les plats les moins ragoûtants. Homme d'un hier prophétique, s'intéressant aux mouvements politiques du monde à tra­vers les cours de la Bourse; d'une générosité naturelle, mais raison­née; ayant élu domicile dans les hautes sphères de l'Esprit; ne se départant jamais du bon sens, qu'il tient pour une expression privilé­giée de la sagesse ; pouvant être attentif et tendre, ou dur en amitié, s'il sait qu'il aidera mieux ainsi; grave et sérieux, ses petits yeux pointus, propres à dénuder les textes et les êtres, riant du spectacle des hommes et des choses, avec, dans ce rire, ce grand rire, une grande indulgence. (Shri Aurobindo ne l'avait-il pas surnommé Vishvabhandou, « l'Ami de tous » ?)
On parlerait longtemps de son éclectisme – tout apparent. Ayant expliqué l'hindouisme à un sage soufi qui le lui demandait, l'autre lui dit : «Et vous croyez vraiment à tout cela? – Oui », dit-il. Le sage répliqua : « Alors, vous êtes un vrai musulman ! »
Il ne chante pas très juste, se montre insensible à la poésie et à l'art contemporain, aimerait presque les histoires paillardes. Mais il est pesant des responsabilités humaines que ceux qu'il côtoie lui font tou­jours porter. Sa qualité la plus marquante me semble être celle de l'adaptation à tous les lieux et circonstances : il jeûne, s'il n'y a rien à manger; s'il n'y a pas de chaise, s'assied par terre. Dans sa forêt des Maures, il ne trouvait pour toute nourriture que des lactaires, cham­pignons d'un goût médiocre, mais qu'il juge encore « délicieux »... Enfin, un de ces êtres avec lesquels on se sent bien, parce qu'ils pos­sèdent au plus haut point la chose la plus mal partagée, cette faculté princesse qui a nom intelligence. Esprit d'organisation et de synthèse, rapidité d'élaboration, possibilité d'aller droit au cœur d'un problème, rigueur de la pensée, souci du mot juste, ouverture, respect attentif lui faisant toujours admettre la diversité des points de vue.
Des entretiens que j'ai eus avec Jean Herbert, on lira ici des frag­ments qui résument sa pensée, sans qu'on ait à se perdre dans les sinuosités de l'érudition. Il y manque sa voix modulée et chaude, ses mains, dont il sait jouer. Ce ne sont point là les moindres charmes de sa personne.

J. B.


JEAN BIÈS : Vous êtes assurément l'homme qui était destiné à livrer à l'Occident le trousseau de clés qui lui manquait, ou qu'il avait perdu, pour sortir d'une prison devenue à beaucoup intolérable. L'enseigne­ment des grands sages de l'Inde contemporaine, comme celui de l'éso­térisme soufi, du bouddhisme zen, du shintô constituent une partie appréciable de ces clés. Vous avez vécu auprès de Gandhi, de Ramana Maharshi, de Shri Aurobindo, votre guru ; vous vous êtes entretenu avec le dalaï-lama. Vous avez fait venir en France Swami Siddhes­warananda, et reçu Swami Ramdas. Pourtant, votre métier d'interprète dans les grandes réunions internationales ne semblait en rien vous pré­disposer à une carrière d'orientaliste...
JEAN HERBERT : C'est cependant l'interprétariat qui m'a donné la faculté de me tourner vers l'orientalisme. La discipline de l'interprète consiste à comprendre un individu et à traduire sa pensée le plus hon­nêtement possible; celle de l'orientaliste, à comprendre et à faire comprendre un groupe d'individus. L'interprète doit s'incarner dans l'orateur et renoncer à sa propre personnalité pour exprimer et devenir l'autre. C'est exactement la même technique que j'ai employée dans mes recherches sur l'Orient, en abdiquant ma personnalité et en ren­dant le plus claires possible les religions orientales.
J.B. : Quel a été votre but, en fondant la collection «Spiritualités vivantes» chez Albin Michel ?
J.H. : Ouvrir l'esprit des Occidentaux aux philosophies orientales. Au début du siècle, les élites spirituelles d'Orient et d'Occident s'igno­raient totalement, ou même se méprisaient dans la mesure où elles soupçonnaient l'existence l'une de l'autre. À peine si les chrétiens parlaient avec condescendance des « mystiques naturelles ». J'ai pensé, encouragé en cela par Romain Rolland, qu'il était utile et urgent de combler un tel vide.
J.B. : N'était-ce pas amorcer un changement de conscience chez cer­tains Occidentaux, et répondre au vœu de René Guénon souhaitant la rencontre de ces élites ?
J.H. : Sans aucun doute. René Guénon a été un grand pionnier à qui nous devons beaucoup. Il a été le premier Occidental à se plonger véri­tablement dans une mystique orientale, pour en retirer les fruits dans la pratique.
J.B. : Ce travail ne se fit pas sans difficultés. Quoique vous ayez pro­fessé à l'université de Genève, en qualité de privas décent, l'enseigne­ment officiel ne vous a jamais soutenu.
J.H. : Cela a changé depuis. Mais je me suis heurté, au début, à une opposition considérable. Les orientalistes ne concevaient pas qu'on aille se renseigner sur l'hindouisme auprès des hindous !... Ils esti­maient en savoir beaucoup plus que les tenants des religions étudiées; ils ne les prenaient même pas au sérieux... Lorsque j'ai envoyé un exemplaire des Commentaires par Shrî Aurobindo de la Bhagavad­ Gîta, à un célèbre professeur qui enseignait l'indianisme au Collège de France, il me répondit en me remerciant : «Je ne comprends pas l'inté­rêt que vous portez à ce commentateur indigène... » Quant aux éditeurs de l'époque – et je les ai tous essayés les uns après les autres –, ils considéraient comme invendables des livres dont les noms d'auteurs étaient imprononçables !...
J.B. : Avant d'en venir à l'Inde, j'aimerais vous demander ce que l'Orient, en général, vous a apporté. Qu'en est-il du bouddhisme ?
J.H. : Devant tant d'anathèmes et de scissions, je ne sais vraiment plus ce qu'il est. Il existe en fait plusieurs bouddhismes, plus encore que de confessions chrétiennes : tibétain, birman, chinois, cinghalais, japonais. Ses aspects sont très intéressants, mais très différents. Leur seul point commun est de découvrir en soi, à l'aide de certaines méthodes, la nature de Bouddha. Mais je dois dire que j'ai trouvé dans les ouvrages du professeur Suzuki sur le zen une extraordinaire source d'enrichissement... Je suis, comme vous le savez, à l'origine de l'intro­duction du bouddhisme zen en Occident, et si je ne l'ai pas pratiqué moi-même, à la différence d'autres voies, je sais qu'il fait beaucoup de bien à ceux qui s'y sont engagés. L'immobilité, le silence, surtout dans un monde agité comme le nôtre, ne peuvent que procurer ce bien-être; à plus forte raison, s'ils sont assortis de diverses techniques.
J.B. : Et le shintô?
J.H. : Plus qu'une religion, le shintô est une conception de la vie fondée en particulier sur le culte des ancêtres et le sens de l'honneur. Il imprègne de sa noblesse tout un peuple, même si, pour beaucoup de Japonais, ses enseignements sont si évidents qu'il est inutile de les expliquer. Comme le christianisme continue d'imprégner même les agnostiques de chez nous. Mais il ne peut être pratiqué que par les Japonais, en tant que descendants des dieux primordiaux du Japon... Du shintô j'ai tiré un grand principe : «Ici et maintenant. »
J.B. : Quelle est selon vous, et d'une façon toute générale, la meil­leure clé que nous a léguée l'Orient, celle qui peut le mieux nous aider à comprendre ?
J.H. : La clé de la continuité. Tandis qu'en Occident, nos recherches scientifiques nous conduisent à des fragmentations, des subdivisions, des oppositions croissantes, l'Orient nous apprend la continuité de toutes choses, l'enchaînement ininterrompu des événements; la conti­nuité entre l'homme et la nature, entre les différents règnes, entre l'homme et Dieu, entre les différentes espèces d'hommes; la continuité entre les plans matériels et subtils; la continuité de l'espace et celle du temps; un immense ensemble où tout se coordonne et s'harmonise.
J.B. : La tradition hindoue reste celle qui vous a le plus marqué. Mais il est une double objection que l'on entend souvent de la bouche même me de ceux qui admettent la valeur de sa « spiritualité », et qui peut se résumer en ces termes : comment admettre l'immense misère de l'Inde, et comment le pays de la non-violence a-t-il pu se doter de l'arme atomique?
J.H. : Ce sont deux questions différentes. Puisque les hindous ont toujours consacré une grande partie de leur énergie aux disciplines spi­rituelles de leur religion, il leur en est resté beaucoup moins pour se consacrer à l'amélioration de leur sort matériel. Il en aurait été de même pour les chrétiens s'ils s'étaient consacrés à appliquer les ensei­gnements de l'Évangile. Quant à la bombe atomique, Gandhi a dû se retourner dans sa tombe, si j'ose dire. Elle est le résultat naturel de la politique nationaliste et impérialiste suivie par les gouvernements du Pandit Nehru et de sa fille.
J.B. : Autre objection. En admettant que la première moitié de ce siècle ait offert une magnifique floraison de sages, en est-il de même aujourd'hui ? Et peut-on envisager s'engager sans guru dans une voie ?
J.H. : Je rappelle à ce propos la parole de Ma Ananda Moyi : « Tous les hommes, toutes les choses de ce monde sont mon guru. » Cela rejoint la notion d’uppaguru, des maîtres temporaires et secondaires, inconscients de leur rôle – humains, animaux, événements –, qui, par leur parole ou leur comportement, peuvent nous enseigner quelque chose, à tel moment du chemin.
J.B. : Mais cela exclut toute initiation... Qu'est-ce, d'abord, que l'initiation?
J.H. : L'idée que je m'en fais réside en ceci : premièrement, le maître indique au disciple la voie à suivre; deuxièmement, il lui inspire le désir de s'y engager; troisièmement, il lui donne la force et les conditions pour continuer. Le rite lui-même s'accompagne de la trans­mission d'une formule et d'une force spirituelle. Mais mieux vaut répé­ter un mantra avec ferveur et constance sans avoir été initié, qu'avoir été initié à un mantra et l'oublier.
J.B. : Je voudrais vous demander quelle est la vision du monde que l'Orient, l'Inde en particulier, vous a donnée, ainsi que l'attitude de vie qu'elle vous a inspirée.
J.H.: L'Orient m'a beaucoup apporté, m'a ouvert l'esprit, tout en me rattachant à mes propres racines, en en éliminant ce qui me cho­quait, à commencer parle complexe de supériorité, tout à fait injustifié, des Occidentaux. Ceux-ci s'imaginent que ce qui est vrai dans leur pays sur les plans moral, social, religieux, etc., doit l'être pour tout le reste de l'humanité. Il m'a enseigné à respecter toujours l'opinion d'autrui, à ne jamais vouloir lui imposer ma façon de voir. Tout être a quelque chose à nous apprendre... Le bon sens aussi, auquel ne cessent de se référer les Orientaux... Je crois aujourd'hui davantage à la conti­nuité sous différentes formes qu'aux étiquetages, oppositions, exclu­sives. Dans le déroulement du jeu divin, il n'y a rien de vraiment et de définitivement tranché. Où se trouve la frontière entre le normal et l'anormal, l'énergie et la matière, la vie et la mort, le bien et le mal ?... Deva et asura, dieux et démons, sont simultanés. Les dieux triomphent des démons, mais perpétuellement, jamais définitivement. Sans cette lutte, rien ne pourrait exister en dehors comme au-dedans de nous. Toutes les dualités ou pluralités se résolvent en une unité supérieure où chacune se situe à sa place, sans aucune possibilité de conflit.
J.B. : On pourrait de même demander : sans Judas, que devient le christianisme ?, ou affirmer : sans Kali-yuga, point de Satya-yuga À ce propos, qu'en est-il des dates finales de l'« Age sombre » ?
J.H. : Nul n'en sait rien... Mais c'est insensiblement que l'on passe d'une mer chaude à une mer froide, et inversement.
J.B. : Il est cependant incontestable qu'il y a dans l'humanité actuelle un terrible instinct suicidaire.
J.H. : Nous sommes évidemment dans une période de l'histoire où les forces du mal prennent des proportions de plus en plus affolantes. Il est fantastique, d'autre part, de voir la quantité d'énergie que cette humanité gaspille à regretter le passé et à craindre l'avenir. Pour l'Inde, tout est voulu par Dieu. Swami Ramdas disait que si, dans un naufrage, tout le monde périt, sauf moi, c'est la volonté de la Providence, mais que si tout le monde est sauvé, sauf moi, c'est aussi la volonté de la Providence. Il faudra, ou bien que l'humanité disparaisse, ou bien que l'on fasse un rétablissement spectaculaire. Mais c'est précisément lorsqu'on touche le fond qu'on peut le mieux rebondir... Shri Auro­bindo n'est pas du tout catégorique sur ce que nous, hommes, devien­drons. Dans la Vie divine, il écrit que la possibilité est offerte à l'homme d'évoluer au-delà de ce qu'il est actuellement, mais qu'il est également possible que l'homme ne soit pas l'instrument divin, qu'il y ait une limite prédéterminée à sa puissance progressive, et que, de même qu'il a détrôné les autres espèces terrestres, un autre être le rem­place... A côté de l'effort auquel nous sommes conviés, les questions de datation du Kali-yuga ont peu d'importance.
J.B. : Je suppose qu'une des autres grandes leçons de l'Inde a été pour vous la tolérance.
J.H. : Cette tolérance qui exige de tolérer même l'intolérance !... Mais je préfère dire le respect. C'est le respect qui, en Orient, m'a ouvert toutes les portes. Il est regrettable que, chez nous, toute « Église » veuille convaincre de sa vérité comme étant la seule digne d'être imposée. L'autre agit différemment de moi, mais il agit selon le rôle qui lui a été confié. Vous devez le respecter autant qu'il doit vous respecter.
J.B. : Cela nous conduit à la question des darshana, des «points de vue».
J.H. : Ce sont des explications différentes, non contradictoires, d'un même phénomène, d'une même vérité... Photographiez une forêt, un arbre, une coupe histologique de l'arbre, un atome du tissu ligneux, vous photographierez toujours la même chose. Il n'y a vraiment pas de quoi se quereller – ce qu'ont oublié chrétiens, musulmans et boud­dhistes !... J'ai vu, un jour, au bord du Gange, une femme vêtue de hail­lons, qui déchirait à longueur de temps du papier en petits morceaux. Du point de vue de la science moderne, cette femme eût passé pour folle. Mais le vieux Swami, docteur en philosophie, qui m'accompa­gnait, me déclara très sérieusement : « C'est une grande Incarna­tion !... »
J.B. : Les mythes et les rites... Ces deux notions reviennent souvent dans vos livres. Que pouvez-vous nous en dire encore ?...
J.H.: J'ai acquis la conviction que la mythologie est le fondement même me de l'hindouisme, et que les textes qui ont suivi sont déjà des exégèses, des mentalisations. Tous les mythes relatant les étapes du passage de l'Absolu à la différenciation, les modes de manifestation des guna, les divers avatara de Vishnu, les shaki symbolisant la puis­sance de manifestation des dieux, sont d'une importance capitale.
J.B. : Quelle définition donneriez-vous du mythe ?
J.H. : Le mythe relate une interaction entre des forces déterminées, susceptibles de se dérouler à plusieurs niveaux : métaphysique, cos­mique, psychologique, yogique.
J.B. : Vous avez vous-même proposé dans Le Yoga de l'amour une très suggestive interprétation du mythe de Krishna, en étudiant succes­sivement la lutte contre les obstacles à l'union avec le Divin, la des­cription de l'état d'union, et le comportement, dans la vie quotidienne, de celui qui est parvenu à l'union.
J.H. : Cette étude m'a occupé une vingtaine d'années.
J.B. : Et a trouvé l'assentiment des meilleurs pandits de l'Inde... On assiste, au contraire, dans le christianisme actuel, à un effort acharné de démythification tendant à vider les mythes de l'Ancien Testament de leur valeur spirituelle, et à ravaler le Nouveau à un manuel de morale sociale.
J.H. : En effet. Alors qu'il existe dans la Bible des mythes fort inté­ressants – je pense en particulier au Livre de Daniel –, et que chaque mythe contient des étages de significations qu'il faudrait déchiffrer minutieusement.
J.B. : Ne doit-on pas déplorer en même temps la dégénérescence des rites en Occident ?
J.H. : Le ritualisme est, lui aussi, très important. Il constitue une aide considérable, nullement méprisable, sans rapport avec les superstitions. Pour l'hindou, il n'est pas de pensée, d'acte, d'événement, au cours de sa journée et de sa vie, qui ne s'accompagne de rites plus ou moins compliqués. Chaque ensemble de rites se rattache à une variété de yoga, est d'une efficacité éprouvée, consacrée. Pour ne prendre qu'un exemple, tous les hindous savent que le japa, la répétition du nom d'un dieu de son choix, permet d'assimiler les qualités du dieu ainsi évoqué.
J.B. : Le christianisme oriental a gardé ce sens ritualiste. Au japa correspond la « prière du cœur ». Mais, en Occident, les rites ont été de plus en plus incompris et simplifiés.
J.H. : Je dirais qu'il y a sûrement beaucoup trop de dogmes et pas assez de rites.
J.B. : Ces dogmes qui étouffent, alors qu'il « existe, disait Vivekananda, autant de religions que d'individus ».
J.H. : Certainement... Le dogme entretient la hantise de l'hérésie. Dans le christianisme occidental, dès qu'un grand mystique apparaît, on craint pour lui et pour tous qu'il verse dans l'hérésie; on le chambre, on le cache. En Orient, quand un sage apparaît, on se préci­pite pour recevoir son enseignement.
J.B. : Les chrétiens ont coutume de considérer le monothéisme comme supérieur au polythéisme, et d'opposer le Christ, Fils unique de Dieu, aux Avatara mythologiques de l'Inde.
J.H. : Toutes les religions sont à la fois monothéistes et polythéistes. Chacun choisit l'aspect du Dieu unique qui lui convient le mieux. Le Dieu du «Notre Père », le Sacré-Cœur de Jésus, l'Enfant dans la crèche, le Christ en croix, le Ressuscité sont cinq manifestations dif­férentes du même Dieu. Les quatre-vingt-dix-neuf noms d'Allâh pré­sentent au musulman plusieurs aspects de son Dieu. Il en est de même chez les hindous, où Dieu apparaît comme père, mère, enfant, ami, amant, etc.
J.B.: L'hindouisme considère de toute façon le christianisme comme une des grandes traditions de l'humanité.
J.H. : Oui, mais le Christ lui-même n'a jamais déclaré qu'il était l'unique Fils de Dieu. Ce sont les théologiens qui sont venus ensuite tout brouiller avec des mots et des concepts, ont bâti des théologies, scindé les choses, suscité des conflits.
J.B. : Une autre pierre d'achoppement est le problème de la transmigration. Dans quelle mesure cette dernière est-elle littérale, et de quelle façon, symbolique ?
J.H. : Si elle est admise sans réserve comme évidente chez tous les hindous (comme pour les chrétiens, l'existence de l'âme), elle est comprise et expliquée dans l'Inde à beaucoup de niveaux différents. D'ailleurs, le Christ, s'il n'a pas parlé de transmigration, n'a jamais dit non plus qu'elle n'existait pas. Elle est en tout cas une excellente hypo­thèse de travail. Ramakrishna disait : «Les vies successives existent, mais elles ne sont pas ce que vous croyez... »
J.B. : Beaucoup s'étonnent que vous ne vous soyez pas converti à l'hindouisme, sans penser qu'il faut y être né, et que l'hindouisme est moins une religion qu'une philosophie.
J.H. : L'hindouisme, à ce titre, ne fait aucun prosélytisme; il s'applique à rendre chacun meilleur dans sa propre voie. Il a pu contri­buer à faire de moi un meilleur chrétien. Les hindous assurent que la voie du Christ se suffit à elle-même. Comme Gandhi, j'estime d'ail­leurs dangereux, sauf exceptions, de se « convertir » à une autre reli­gion. On ne peut faire abstraction de son atavisme psychique et cultu­rel. Je n'ai, pour ma part, jamais cessé d'être chrétien.
J.B. : Tagore a bien rappelé aux chrétiens qu'avec les Béatitudes et la prière de saint François d'Assise ils n'avaient même rien à envier à l'Orient. Swami Siddheswarananda ajoutait saint Jean de la Croix.
J.H. : Il est légitime de comparer sans honte la richesse de nos tradi­tions à celle de l'Orient. Renoncer à ces trésors serait une perte indéniable. L'Orient n'est pas là pour les détruire mais pour les raviver. Ce que les spiritualités orientales nous permettent, c'est d'approfondir la religion dans laquelle nous sommes nés. Elles offrent en outre des techniques qui, à ma connaissance, n'existent pas dans le christia­nisme, et qu'il est tout à fait possible de leur emprunter; ce que fait d'ailleurs l'Église catholique.
J.B. : Puisque les yogas ne sont liés à aucune confession particulière, quelle sorte de yoga préconiseriez-vous aux Occidentaux ?
J.H. : Pour répondre à cette question, il convient d'abord de savoir la nature des Occidentaux. Parce qu'ils sont « physiques » et « vitaux », le hatha-yoga peut grandement les aider, à condition d'être dirigés par un maître parfaitement compétent, et de procéder à des ajustements. Les attitudes du hatha-yoga facilitent la circulation et la respiration, dégagent les courants nerveux, décongestionnent les centres psy­chiques, transforment profondément l'être anatomique, physiologique et psychologique. Mais parce que les Occidentaux sont aussi hypermentalisés, je leur conseillerais parallèlement de satisfaire leur curio­sité intellectuelle en se plongeant dans l'étude du jnana-yoga, qui leur offrira un système métaphysique cohérent et répondra à leurs ques­tions. Ce sera une bonne opération de nettoyage mental... Et enfin, parce que les Occidentaux sont aussi des actifs et des affectifs, j'ajou­terais un mélange de karma et de bhakti-yoga : l'un pour satisfaire à leur besoin de faire du bien à autrui, mais en restant détachés des «fruits de l'action », l'autre, à leurs aspirations religieuses. La nature de chacun détermine évidemment les choix et les dosages. Mais le karma-yoga concerne plus particulièrement les Occidentaux en leur rappelant que l'homme a droit à l'action, mais pas à ses conséquences, bonnes ou mauvaises.
J.B. : Christianisme et yogas, inspirés de maîtres authentiques... Mais n'y a-t-il pas, aujourd'hui, avec le déferlement des sectes de tout genre, un grave danger pour les gens non avertis, non formés, les jeunes en particulier; et cette pseudo-spiritualité n'est-elle pas en fait l'arme la plus subtile de la subversion, ce que d'aucuns appellent la « contre-initiation »?
J.H. : Il faut reconnaître que quelques sectes font du bien à certains de ceux qui s'y sont rattachés. Penser à autre chose qu'à la matière, observer des moments de silence, avoir un idéal spirituel est toujours bénéfique. Mais beaucoup de ces sectes font aussi du mal en engageant des gens sur des voies extrêmement dangereuses. Il ne faut pas s'y ral­lier en renonçant au bon sens et à la discrimination.
J.B. : Comment distinguer un maître authentique d'un faux maître?
J.H. : La lecture des vrais maîtres y aide déjà beaucoup. Il faut ensuite observer, apprécier à sa valeur le maître rencontré. Le vrai maître ne cherche jamais d'argent, n'exerce aucun « pouvoir », ne cherche pas à attirer les disciples.
J.B. : L'Inde se heurte à d'énormes problèmes socio-économiques, le Japon a opté pour le matérialisme producteur et consommateur, la Chine est toujours à l'heure du communisme. De son côté, l'Occident se débat dans une crise financière, morale, intellectuelle et spirituelle qui paraît à certains le signe de sa fin. Peut-on croire, après cela, à une Sainte Alliance de l'Orient et de l'Occident?
J.H. : Je crois que l'Occident peut recouvrer un peu de l'équilibre qu'il a perdu en s'inspirant de l'Orient. Et que l'Orient, sans pour autant renoncer à ses richesses spirituelles, peut améliorer son sort en adoptant certaines des découvertes et des inventions de la science et de la technique occidentales... L'Inde a encore sûrement beaucoup de res­sources cachées. On n'imagine pas combien elle reste un pays secret... Ce n'est qu'au terme de mon quatrième séjour chez des amis de Béna­rès qu'on me fit visiter un temple souterrain dans cette ville, dont on ne m'avait jamais parlé jusque-là !
J.B. : Et il s'y passe encore d'étranges choses... Je ne sais quel crédit vous accordez à l'anecdote suivant laquelle Ma Ananda Moyi alluma le feu sur les autels brahmaniques en prononçant le nom d'Agni 2... Puis-je vous demander si vous avez été vous-même témoin de faits de ce genre ?
J.H. : Personnellement, je n'ai jamais cherché à voir de tels phéno­mènes, même lorsque se présentaient des occasions valables. Ce qui est sûr, c'est qu'en Inde la limite entre le possible et l'impossible n'est pas la même que chez nous. Il s'y passe quantité de choses que la science occidentale, à son stade actuel d'évolution, n'est pas à même d'expliquer. Je suppose qu'un jour elle le fera, et que nous ne qualifie­rons plus de miracles ce qu'aujourd'hui nous ne comprenons pas. Il y a moins d'un siècle, la télévision aurait été pour la science occidentale un miracle.
J.B. : Cela m'amène aux maîtres spirituels dont vous avez traduit les enseignements... Gandhi, qui reste le plus connu, en Occident, des grands hindous modernes, en fait-il partie ?
J.H. : Gandhi a toujours refusé d'être considéré comme un maître spirituel. Je l'ai personnellement connu, et je l'admire, naturellement; mais il est, avant tout, un moraliste rigoureux. Il mêlait la morale et la politique; il agissait, mais en abandonnant les conséquences à Dieu, C'est-à-dire qu'il pratiquait le karma-yoga. Ce qui ne pouvait qu'entraî­ner un dialogue de sourds avec les Anglais.
J.B. : D'un genre tout différent était Râmakrishna, puisqu'il est considéré comme un Avatara. En quels termes pourrait-on définir cette figure et son rôle ?
J.H. : De son enseignement, on a surtout retenu : « Toutes les reli­gions mènent à Dieu », ce qui est une affirmation classique dans les textes sacrés hindous. Mais il en a apporté une confirmation pratique par son expérience personnelle.
J.B. : J'aimerais vous demander encore ce qui vous a le plus frappé chez les sages hindous.
J.H. : Essentiellement trois choses. D'abord, leur regard, tout dif­férent de celui des autres hommes. On a établi la même différence entre le regard humain et le regard bovin. Certains de ces regards vous transfigurent... Ensuite, la connaissance directe qu'ils ont de l'ensemble de ce qui existe. Ils ne sont pas omniscients, ni érudits; ils peuvent même ignorer beaucoup de choses. Mais expliquez-leur une chose qu'ils ignorent, ils la situeront dans la totalité, vous expliqueront son origine, son développement, ses aboutissants. Cela est très impres­sionnant... Et enfin, leur joie de vivre. Non pas une joie bruyante, mais intérieure. D'où le rayonnement extraordinaire de ces êtres, même immobiles et semblant ne rien faire, ne pas s'occuper de ceux qui sont autour d'eux. Ainsi Ramana Maharshi, qui résolvait les questions avant qu'on les lui pose.
J.B. : Cette joie n'était-elle pas aussi celle de Swami Ramdas'?
J.H. : Swami Ramdas était le « petit enfant» de l'Évangile, par son rire, sa gentillesse, sa simplicité. Mais quand on lui posait une question ardue de métaphysique, il y répondait, comme un petit enfant, et d'une façon définitive !
J.B. : De tous les messages de l'Inde contemporaine, celui de Shri Aurobindo est de beaucoup le plus important pour vous.
J.H. : J'ai découvert l'âshram de Shri Aurobindo en 1934. Je n'avais jusqu'alors même pas entendu son nom. Or, j'ai découvert en lui un homme qui m'a passionné et dont les oeuvres m'ont aussitôt paru d'une importance capitale.
J.B. : N'avez-vous pas été tenté de demeurer près de lui, à Pondi­chéry ?
J.H. : Si !... Mais Shri Aurobindo me dit que ma place était en Europe. Il voulait que je fasse connaître au public francophone son message et celui des maîtres orientaux. Et aujourd'hui, son nom se répand énormément parmi les jeunes, les éducateurs, les psychologues, dans toutes sortes de milieux.
J.B. : N'a-t-on pas reproché aux traductions de ses textes de compor­ter des inexactitudes ? Correspondent-elles parfaitement à ce qu'a écrit Shri Aurobindo ?
J.H. : Toutes les traductions françaises faites du vivant de Shri Auro­bindo lui ont été soumises et ont été approuvées par lui personnelle­ment. Celles faites plus tard ont été soumises à ses disciples les plus proches et approuvées par eux. Dans un cas comme dans l'autre, les rares corrections proposées ont toutes été incorporées, sous réserve, parfois, de corrections grammaticales.
J.B. : On a comparé, sans exagération, Shri Aurobindo à Platon. Qu'est-ce qui vous a le plus frappé dans sa pensée ?
J.H. : Il avait une vaste culture occidentale, savait le latin et le grec, l'anglais, le français, l'allemand; il lisait de nombreuses revues scientifiques, mais il savait aussi le sanskrit et connaissait parfaitement les Écritures de l'Inde. Cela donna lieu non à un œcuménisme quelconque, mais à une puissante synthèse de tout ce qui l'avait précédé aux niveaux scientifique, religieux et métaphysique. Shri Aurobindo est arrivé à la conclusion qu'à partir de la base actuelle il était possible et même inévitable que la vie sur la terre continue d'évoluer. Il n'y a pour lui aucune raison de penser que l'évolution, à partir de la matière, de la vie et du mental, soit terminée; l'homme n'en est pas le point final. Aurobindo annonce la descente sur terre d'un plan « supramental,», dont il estime que le moment est proche.
J.B. : La fin du cycle actuel est marquée par l'apparition du Kalkin­avatâra, représenté sous la forme d'un cheval blanc. (C'est aussi sur un cheval blanc que doit venir le Christ du second Avènement.) Ne peut-on pas penser qu'il correspondrait à l'apparition d'un nouveau plan de conscience, celui-là même qu'Aurobindo nomme le supramental?
J.H.: On peut le penser, en effet.
J.B. : Auroville vous apparaît-elle comme un tremplin d'où s'élan­cera une nouvelle humanité ?
J.H. : Je n'ai personnellement jamais vu en quoi cela pouvait avoir un rapport quelconque avec l'enseignement de Shri Aurobindo. Il n'en est nulle part question dans son euvre.
J.B. : Quelle est la véritable raison qui vous a fait rester fidèle à' Aurobindo ?
J.H. : C'est que, lorsque je lui ai demandé : « Vous estimez-vous le révélateur de la Vérité ultime? », Aurobindo s'est mis à rire et m'a répondu : « D'autres viendront après moi, qui iront plus loin que moi!..»
J.B. : Une dernière question, toute personnelle. Avez-vous un secret, Jean Herbert – yogique ou autre –, ou du moins des habitudes de vie vous permettant, né en 1897, d'avoir les allures, l'esprit et les capacités de travail d'un homme de soixante ans ? Est-ce seulement question de nature, de destin ?
J.H. : Aucun secret. Mais j'ai l'impression que Shri Aurobindo, en me donnant l'initiation, m'a donné toute la force dont j'aurai besoin, et aussi longtemps que nécessaire, pour m'acquitter du travail dont il m'avait chargé.

Source de cette transcription: http://sriaurobindodisciples.blogspot.fr/2009/12/qui-etait-jean-herbert.html

Jean Varenne : Questions à Jean Herbert l’introducteur en France de l’hindouisme http://www.revue3emillenaire.com/blog/questions-a-jean-herbert-lintroducteur-en-france-de-lhindouisme-par-jean-varenne/

Raymond Zeller: En mémoire de Josette Herbert-Perelli : http://www.lextension.com/index.php?page=theme&idActu=18676&theme=Pr%E9sentation

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Marc de Smets (Nouvelles Clés): entrevue avec Jean Herbert (1897-1980)

13 Octobre 2015 , Rédigé par POC Publié dans #Asie, #Inde, #Japon, #Philosophie, #Religion, #Râmakrishna, #Jean Herbert

L'Orient de l'âme

Un entretien de Marc de Smets avec le philosophe orientaliste Jean Herbert, fondateur de la collection Spiritualités vivantes, chez Albin Michel.

Source: http://www.cles.com/debats-entretiens/article/l-orient-de-l-ame

Jean Herbert (1897-1980), imposant personnage aux multiples vies, orientaliste, fondateur des collections "Spiritualités vivantes" chez Albin Michel, interprète de conférences internationales (O.N.U), directeur de collections de dictionnaires techniques, toutes ces vies orientées dans un seul but : aider les gens à se comprendre, plus encore à se respecter mutuellement. Remercions Josette Herbert qui nous a remis ce montage d'entretiens effectués peu avant sa mort..

 

Nouvelles Clés : Jean Herbert, par quoi avez- vous commencé : par l'élude des spiritualités orientales ou par l'interprétation ?
Jean Herbert : Par la guerre (celle de 1914-18).
J'étais alors un très jeune officier de liaison et conseiller technique auprès de l'artillerie américaine parce que je savais l'anglais grâce à mon père qui l'a enseigné à l'Ecole des Sciences Politiques à Paris pendant 60 ans. Il était tout naturel qu'un tel exemple me conduise à préparer une licence d'anglais. C'est à l'occasion d'une permission que j'ai fait partie d'une mission à Londres composée de 4 représentants français présidée par le Ministre des Finances (1917). Dès notre arrivée, un breakfast réunissait à la table de Llyod Georges. Ce premier déjeuner international m'a permis d'effectuer ma première interprétation politique.
N. C. : Suivie de bien d'autres ?
J. H. : Suivie surtout des négociations d'armistice, puis de la Conférence de la Paix qui a préparé le Traité de Versailles où je me suis retrouvé interprète. Lorsque je suis revenu à mon unité, mes camarades n'y croyaient pas. J'y ai cru personnellement et j'ai continué dans cette voie. J'ai travaillé dans bien d'autres organisations, dans bien d'autres institutions internationales où je me suis aperçu que dans toutes ces réunions internationales, il était extrêmement difficile de s'entendre pour la raison bien simple que les gens qui représentent soit des Etats, soit des organisations, soit des groupes ethniques ou autres ne se réunissent que lorsqu'ils sont en désaccord ou Iorsqu'il y a un conflit ouvert ou latent. Avec cette conséquence qu'en face des oppositions d'intérêts, chacun cherche à faire triompher son point de vue, à défendre ses intérêts au préjudice des autres. Or c'est incontestablement la discipline de l'interprète qui m'a donné la faculté de faire ce que je fais en matière d'orientalisme car cette matière, comme l'interprétariat, se consacre à la découverte et à l'explication de l'être humain. Et en même temps, on recherche l'établissement des relations humaines, s'efforçant d'en justifier la nécessité.
N. C. : Un rapport existe donc entre l'orientatisme et le métier d'interprète.
J. H. : En fait, il y en a deux. Il y a d'abord un rapport en ce qui concerne la substance ou l'intention généraIe, tâcher de permettre aux gens de bien s'entendre entre eux afin qu'ils ne passent pas leurs temps à se quereller sinon à se battre ; et il y a aussi un rapport dans la forme ou plutôt dans la formation professionnelle. S'il est consciencieux et compétent, l'interprète de conférence doit faire abstraction de sa propre personnalité et se mettre dans la peau de l'orateur qu'il est appelé à traduire. Il doit être absolument passif, comme un disque vierge, pour recevoir, imbiber, assimiler ce que dit l' orateur et, en même temps que cette passivité, il doit avoir une activité extraordinairement intense et rapide pour transposer ce qu'il a entendu et pour l'exprimer à son tour de façon claire, parce qu'un véritable interprète ne se borne pas à traduire des mots, il doit faire passer, sans le déformer, le massage que voulait faire passer l'orateur.
C'est précisément cette double attitude qui m'a permis d'étudier aussi les religions orientales, en essayant de les comprendre passivement, en abdiquant ma propre personnalité, en m'y plongeant sans aucun esprit critique et ensuite en essayant de les rendre avec autant de clarté possible, comme les gens qui les pratiquent veulent qu'elles soient décrites. D'ailleurs l'interprétation est la plus grande université. A l'université, vous pouvez avoir un bon maître ou deux. En tant qu'interprète, vous en avez un nombre illimité puisque vous travaillez pour les plus grands spécialistes dans tous les domaines.
N. C. : Quel motif vous a poussé dans l'étude de la spiritualité orientale ?
J. H. : J'ai toujours été assez préoccupé de questions spirituelles. J'ai cherché longtemps dans le cadre du Christianisme (mon père était protestant et ma mère catholique), puis de la Science chrétienne qui m'a beaucoup attiré parce que ses fondateurs ne s'appuyaient pas sur les dogmes habituels du Christianisme mais faisaient appel à l'expérience personnelle comme preuve. Je m'y suis plongé avec enthousiasme parce que je recherchais justement une voie où la logique formelle n'aurait plus à intervenir du tout.
Mais j'y ai trouvé certaines choses qui me gênaient, en particulier ce complexe de supériorité et cette intolérance en face de gens qui appartiennent à d'autres religions ou à d'autres croyances. La curiosité m'a poussé à chercher si, dans les autres grandes religions, il en était de même, ou si au contraire il y avait des groupes religieux qui, tout en se livrant à une recherche spirituelle très authentique et très intense, considéraient non seulement avec tolérance mais avec respect les autres systèmes, les autres modes de cette recherche.
N. C. : Quand et à quelle occasion avez-vous pour première fois découvert l'Asie ?
J. H. : J'ai découvert d'abord l'Islam en allant faire un voyage en Turquie en 1925.
Cette découverte d'un pays en-dehors de la Chrétienté a été pour moi une véritable révélation.
Ce contact avec l'Islam - il en aurait été de même avec n'importe quel autre pays en dehors de la Chrétienté d'ailleurs - m'a fait réfléchir et m'a amené à faire une distinction que je n'avais jamais pensé à faire auparavant entre d'une part ce qui était une vérité française, une vérité européenne, une vérité chrétienne, et d'autre part une vérité véritablement humaine, c'est-à-dire vraie pour toute l'humanité. C'est une chose à laquelle beaucoup de gens n'ont sans doute jamais pensé, qui s'imaginent que ce qui est vrai sur le plan moral, social, religieux... etc, dans leur pays doit l'être aussi pour tout le reste de l'humanité. Et précisément, cette plongée dans un pays musulman m'a permis de saisir cette différence qui, je crois est capitale. Pourquoi une coutume qui est considérée comme respectable chez nous devrait- elle l'être aussi dans tous les pays, pourquoi ce qui semble blâmable chez nous devrait-il l'être nécessairement dans tous les autres pays ?
(...)
N. C. : Peut-on définir la "Sagesse orientale" ?
J. H. : C'est extrêmement difficile car l'Orient est une notion très vaste. Quand on parle de Sagesse orientale, on entend en réalité un désir de placer le spirituel avant le matériel, ce qui ne veut pas dire que l'on néglige complètement les considérations matérielles, mais qu'on les envisage, dans toute la mesure du possible, à la lumière de considérations spirituelles et qu'on se laisse guider dans sa vie quotidienne, par exclusivement par des considérations spirituelles mais tout au moins en essayant de ne jamais aller à l'encontre de celle-ci.
N. C. : Que vous a apporté votre étude de l'Orient ?
J. H. : Elle m'a permis de dégager un certain nombre d'idées générales.
N. C. : C'est-à-dire ?
J. H. : je suis arrivé à cette conclusion que ce qui différencie essentiellement l'Asie de l'Occident c'est que l'homme d'Asie a comme point de départ un sentiment, intime en lui, de la continuité de tout, alors que chez nous, nos recherches scientifiques, techniques nous poussent vers une discipline exactement opposée qui est de tout subdiviser, de tout opposer, de tout étiqueter, de tout couper en morceaux pour pouvoir étudier chacun d'eux plus à fond.
N. C. : C'est une technique tout à fait différente.
J. H. : Totalement. Mais c'est grâce à cela que nous avons pu développer notre science, que nous avons pu accroître nos techniques, arriver au niveau de vie auquel nous sommes parvenus. Toutefois, cela a fini par nous donner une vision du monde, de nos rapports avec le monde, de nos rapports entre nous qui est totalement fragmenté. Tandis que dans les domaines du temps, de l'espace et de la causalité, l'Asiatique possède, à un degré bien plus élevé que nous un sens de la continuité et de l'enchaînement logique et ininterrompu des choses et des événements. Le philosophe taoîste Lie Tse nous a probablement fourni la meilleure clef de toute l'Asie lorsqu'il a écrit : "le continu est la plus grande loi du monde.". C'est justement ce sentiment de la continuité parfaite entre l'homme et la nature, entre l'homme et Dieu, entre les différents hommes, entre les différentes disciplines, les différentes recherches qui fait que tout apparait comme un certain ensemble, où les choses se coordonnent et se placent d'une façon harmonieuse. Continuité dans l'espace où existe cette unité non seulement entre ce qui est matériel, les animaux, les végétaux, mais aussi entre ce qui est plus subtil, l'âme, le mondé des dieux, les forces occultes. Continuité dans la causalité. Alors que nous fragmentons, que, à chaque événement nous cherchons une cause, un rapport de cause à effet, pour
l'Asiatique c'est tout ce qui a jamais existé qui aboutit à un point donné. Cette continuité dans la causalité entraîne évidemment une logique tout à fait différente, une symbolique tout à fait différente.
Ce sentiment d'une continuité illimitée et, par sa nature même, plus qualitative que quantitative, se retrouve en particulier dans la notion que l'Asiatique a du temps. Pour lui, l'essence même du temps est dans cette continuité et non, comme pour nous, dans la succession; le temps n'est pas un mode de classement. D'une part le jour et l'année ne se divisent pas en parties mathématiquement égales comme veulent nous en persuader montres et calendriers ; de même que le corps de l'arbre ou de l'animal, ils sont composés de parties diverses ayant chacune un rôle, une importance, des lois, des dimensions et des proportions qui lui sont propres. D'autre part, commencement et fin dans le temps, soit pour l'homme, soit pour l'univers, n'ont pas pour l'oriental des significations aussi nettes et définitives que pour nous. Paradoxe suprême, le temps peut même aller jusqu'à être rétrograde, non seulement en théorie et dans la mythologie mais dans certaines conceptions de la vie quotidienne.
N. C. : Que vous a apporté I'Inde ?
J. H. : Elle m'a beaucoup apporté, elle m'a ouvert l'esprit. Un des grands principes qu'elle m'a apporté c'est qu'il ne faut rien attendre ni demander de précis. Il nous arrive des choses auxquelles on ne pensait pas et qui sont bien meilleures que tout ce qu'on pouvait espérer.
On n'en prend pas conscience tout de suite mais quelques années plus tard. Il faut être extrêmement docile, souple comme la cire d'un disque, afin d'assimiler tout ce qu'on reçoit. L'Inde m'a également apporté un plus grand respect pour le bon sens.
En réalité toute chose doit s'expliquer d'une façon compréhensible, ou bien il faut admettre que cela dépasse l'entendement, mais rien ne doit aller contre le bon sens. L'Inde m'a également enseigné à respecter toujours l'opinion d'autrui, à ne jamais vouloir lui imposer ma façon de voir. Tout être a quelque chose à nous apprendre. Dans le déroulement du jeu divin, il y a rien de vraiment et définitivement tranché. Où se trouve la frontière entre le normal et l'anormal, l'énergie et la matière, la vie et la mort, le bien et le mal ? Toutes les dualités ou pluralités se résolvent en une unité supérieure et chacune se situe à sa place sans aucune possibilité de conflit.
N. C. : Une des autres grandes leçons de l'Inde aura été sans doute la tolérance ?
J. H. : Cette tolérance qui exige de tolérer même l'intolérance ! Mais je préfère parler de "respect" qui n'implique pas de sentiment de supériorité de ceux qui "tolèrent". C'est le respect qui en Orient m'a ouvert toutes les portes. On y revient toujours lorsqu'on aborde l'Hindouisme, il n'y a aucune raison de critiquer quelqu'un qui agit différemment de nous puisque c'est le rôle qui lui a été confié. Vous devez le respecter autant que vous vous attendez à ce qu'il vous respecte.
(...)
N. C. : Et que vous a apporté le Japon ?
J. H. : Du Shintô j'ai tiré un grand principe : "Ici et Maintenant". Cela signifie qu'il faut se préoccuper de ce que l'on fait ici, en ce moment.
N. C. : Les pratiques orientales peuvent-elles apporter quelque chose aux Occidentaux ?
J. H. : Bien des gens qui les pratiquent ont été enrichis, sur les plans physiques, intellectuel, philosophique, spirituel. Mais ce n'est pas une raison pour faire abstraction de ce qui constitue notre atavisme culturel car la richesse de nos traditions se compare sans difficulté à celles de l'Orient. Renoncer à ce trésor que nous avons reçu par notre éducation et qui constitue notre milieu culturel serait une perte indéniable. J'adopte entièrement sur ce point l'attitude de Gandhi qui s'opposait absolument à toute conversion religieuse. Pour ma part, le fait de communier spirituellement avec Shrî Aurobindo ou Râmana Maharshi ne m'a pas empêché de continuer à me considérer personnellement comme Chrétien. Tout au contraire, il faut chercher dans l'étude des spiritualités orientales un approfondissement de la religion dans laquelle on est né.
N. C. : Comment l'Hindouisme vous a-t-il permis d'approfondir votre Christianisme ?
J. H. : Pour comprendre cela, il faut se rappeler que l'Hindouisme ignore les dogmes exclusifs. Il permet de croire à ce que l'on veut et l'on peut rester chrétien à l'intérieur de l'Hindouisme à la seule condition d'accepter les textes anciens les plus sacrés. Pour les Hindous,
Jésus-Christ est une manifestation de Dieu au même titre que les autres. Quand ils énumèrent les manifestations de Dieu sur terre, ils n 'hésitent pas à mentionner Jésus-Christ. Cela ne les dérange en rien. D'ailleurs ils considèrent que la Voie indiquée dans l'Evangile est l'une des nombreuses possibilités d'évolution spirituelle et n'est inférieure à aucune autre.
Les techniques d'évolution spirituelle pratiquées par les Hindous ne s'opposent nullement à celles pratiquées par les Chrétiens. Elles sont en revanche plus détaillées. Dans l'Hindouisme essentiel, les différentes théories et modes de pensée ne sont pas considérés comme contradictoires mais sont jugés complémentaires.
Vivekananda, quand il envoyait ses moines de par le monde, disait : "Faites d'un Hindou un meilleur Hindou, faites d'un Musulman un meilleur Musulman, faites d'un Chrétien un meilleur Chrétien." C'est l'impression que j'ai eue, l'Hindouisme a fait de moi un meilleur Chrétien.
(...)
N. C. : A qui appartiennent donc les conséquences de nos actes ?
J. H. : Si l'on a l'esprit religieux, comme c'était le cas de Gandhi qui était le plus grand représentant du Karma-Yoga à notre époque, on peut reprendre sa formule: "vouloir décider des conséquences, c'est usurper une fonction qui n'appartient qu'à Dieu. "Si l'on n'a pas l'esprit religieux, ce sont les circonstances, le sort, les lois de la nature qui peuvent déterminer ce que seront les conséquences de nos actions. La conception de "l'idéal du moment" est étrangère aux Occidentaux à qui on a enseigné qu'il existe un idéal qui doit être le même pour tous. Or notre idéal change constamment en nous dans notre évolution générale. Personnellement, il est bien évident que je ne peux pas juger ce que je fais aujourd'hui d'après l'idéal que j'aurai dans vingt ans, et il est tout aussi grotesque de vouloir juger ce que j'ai fait dans le passé d'après l'idéal que j'ai aujourd'hui. Le fait de distinguer cet idéal ancien de cet idéal actuel écarte également toute possibilité de remords ou de regret ce qui est un très grand allégement. C'est fantastique la quantité d'énergie que nous gaspillons à craindre l'avenir ou à regretter le passé.
N. C. : Notre responsabilité s'en trouve donc accrue ?
J. H. : Naturellement, on reste responsable de ce qu'on a fait dans le passé mais cela ne sert absolument à rien d'y revenir. L'exemple que je donne habituellement est purement personnel : pendant la première guerre mondiale, j'étais officier d'artillerie et je commandais une batterie de canons à longue portée et lorsque de mon observatoire j'apercevais une concentration de troupes ennemies, je tirais dessus pour massacrer le plus de gens possible: c'était mon idéal du moment, la patrie, le drapeau, un idéal que tout le monde partageais à l'époque. Si je me trouvais maintenant dans la même situation, il est probable que j'agirais différemment parce que mon idéal s'est complètement transformé.
Cette conception a également des conséquences extrêmement importantes dans les rapports avec le voisin. Nous jugeons et critiquons continuellement les autres individus ou nations selon un idéal provisoire mais si on en prend conscience. cela évite de critiquer.
(...)
N. C. : Etes-vous un sage, Jean Herbert ?
J. H. : Oh, certainement pas. Mais j'ai eu le privilège extraordinaire de connaître un certain nombre des plus grands sages de notre siècle et ils m'ont indiqué la voie à suivre. j'en ai donc vu et entre eux et moi, il n 'y a aucune comparaison possible, nous ne sommes pas au même niveau du tout. Il y a trois choses qui m'ont frappé chez ces grands sages, surtout chez les sages hindous. D'abord, c'est le regard qui est tout différent de celui des autres hommes, je dirai presque aussi différent que le regard humain de celui d'une vache, mais on ne peut pas décrire cette différence. Certains de ces regards vous transfigurent. Il y a ensuite la connaissance qu'ils ont de l'ensemble de ce qui existe. Ils ne sont pas omniscients en ce sens qu'ils ignorent une quantité de choses. Mais si on aborde un sujet dont ils n'ont jamais entendu parler, ils vous le font expliquer et ensuite ils vous situent la chose ou l'événement dans la totalité.
Un "sage" est forcément dégagé de l'événement en ce sens que l'événement ne peut pas exercer d'influence sur lui mais cela n'empêche pas le sage d'en avoir conscience et d'exercer lui-même une influence sur l'événement s'il le juge opportun.
Pour vous en donner un exemple, j'avais eu, en 1950, le grand privilège de pouvoir approcher un grand sage musulman. Ayant appris que je me spécialisais dans l'étude de l'Hindouisme dont apparemment il n'avait jamais entendu parler, il me demande de le lui expliquer. J'avais encore très présent à l'esprit, pour l'avoir traduite, L'lsha Upanishad interprétée et commenté par Shri Aurobindo. Je fis de mon mieux pour la lui présenter, et répondis à plusieurs question. Après quoi il me demanda : "y croyez-vous?" A ma réponse affirmative le Sage me fit cette déclaration : "Eh bien, vous êtes un vrai musulman et vous avez le droit d'entrer dans toutes les mosquées de la terre. " Sans le vouloir, il m'avait ainsi confirmé qu'il était au même niveau, au-dessus de toutes les différenciations, de tout ce qui sépare les hommes et les croyances, que mes plus grands maîtres hindous. Toutes les religions, disait Shrî Râmakrishna conduisent au même Dieu. Quand à la troisième chose qui différencie les Sages de nous, c'est leur joie de vivre. Non pas une joie bruyante mais intérieure. D'où le rayonnement extraordinaire de ces êtres. Ce rayonnement d'un sage qui, même s'il ne fait rien apparemment, agit aussi bien sur les gens qui sont autour de lui que sur un beaucoup plus vaste domaine. Ainsi Râmana Maharshi qui résolvait les questions avant qu'on les lui pose.
La question de l'égoïsme se pose souvent à propos des sages de l'Inde et d'ailleurs qu'on représente souvent assis en lotus et ne paraissant pas s'occuper du monde extérieur.
Mais répondent les Hindous, si l'on veut améliorer le niveau de l'humanité, la meilleure façon de procéder c'est de s'améliorer soi-même et cela améliorera la moyenne. Ce qui n'est pas forcément une mauvaise méthode.

Ecoutez aussi la Radioscopie de Jean Herbert avec Jacques Chancel (17 novembre 1976) . Archives de l'INA: http://www.ina.fr/audio/PHD96007802

Et ce texte de Sri Aurobindo: le mental silencieux: http://www.tagtele.com/videos/voir/42574/

Marc de Smets (Nouvelles Clés): entrevue avec Jean Herbert (1897-1980)

Chapitre II Généralités :


. . . Ce qui est le plus caractéristique du Shintô, c'est sans doute la conviction profonde que les Dieux (Kami), les hommes et toute la Nature sont en fait nés des mêmes ancêtres et sont par conséquent parents. D'après les Ecritures sacrées, après certains stades préliminaires, lorsque la Création parvint au stade de la matière solide, un couple de Kami, Izanagi et Izanami, procréèrent tout l'Univers, à la fois ce que nous percevons et ce qui échappe à notre connaissance.
. . . Toutes personnes et toutes choses sont donc des enfants des Kami, ont une nature de Kami et sont en puissance des Kami au plein sens du terme, et susceptibles d'être reconnues comme tels.
. . . Il n'est pas exagéré de dire que cette croyance a joué un rôle prépondérant dans la formation de l'esprit japonais, non seulement en ce qui concerne les conceptions et les activités religieuses, mais aussi dans tout ce qui a trait à l'organisation sociale, au comportement individuel, à la morale et à l'attitude mentale envers la vie. C'est d'elle que proviennent le respect éprouvé pour tout ce qui est, la conscience d'une continuité ininterrompue dans le temps et l'espace, un sens élevé du devoir, un sentiment de sécurité et aussi l'intrépidité qui en est la conséquence. Autant de caractères que les influences bouddhistes et confucéennes vinrent accentuer plutôt qu'atténuer.
. . . Comme l'écrivait Chikao Fujisawa (Auteur de nombreuses brochures sur la théologie shintô.), " l'homme est indissolublement lié au Kami par des liens à la fois biologiques et spirituels. En lui coule le même sang divin qui coule aussi dans les animaux, les plantes, les minéraux et toutes autres choses dans la Nature... Homme, terre, montagne, rivière. vallée, brume, arbre, herbe sont tous hara-kara, frères-nés-du-sein-de-la-Mère-divine ". Pour Yaëichi Haga (Auteur de plusieurs ouvrages sur les caractéristiques nationales des Japonais.), " la terre japonaise et la Déesse du Soleil (Amaterasu-ô-mi-kami) sont deux soeurs ".
. . . Cela signifie que dans leurs rapports avec la Nature, les Japonais " sont capables de ressentir intensément leur lien de consanguinité avec les plantes et les bêtes ". Pour eux, comme le relevait W. G. Aston, " l'univers réputé inanimé est en fait tout vibrant de vie sensible ". Une expression d'usage courant est mono no ahare, sympathie pour toutes créatures.
. . . Dans ses rapports avec le Divin, l'homme est physiologiquement kami-no-ko, fils du Kami, bien que théoriquement il n'ait droit à ce nom qu'après avoir été présenté au Kami dans le temple trente jours après sa naissance (tous les shintôistes ne sont pas d'accord sur ce point). Chikao Fujisawa parle d'une " coalescence spirituelle ", shinjin gôitsu, entre l'homme et le Kami.
. . . Un des termes les plus communément employés pour désigner l'homme est hito, le " siège de l'Ame ". Un savant moderne a proposé de traduire hito par " corpuscule (to) [du] soleil (hi) ", et bien que la plupart des autorités shintôistes fassent de sérieuses réserves sur cette étymologie, elle exprime sous une forme figurée ce qui est unanimement admis : que la Déesse du Soleil est en fait la Mère de la race humaine. Un grand shintôiste du XVe siècle, Urabe-no-Kanetomo exprimait ainsi cette même idée qu'en essence l'homme provient de la même source que le Kami, et d'ailleurs que tout ce qui est : " Ce qui est dans l'univers est appelé Kami ; ce qui est en toutes choses est appelé esprit (tama), et ce qui est en l'homme est appelé le coeur (kokoro). "
. . . M. Michiji Ishikawa (Auteur d'une Introduction à la théologie shintô.), qui semble avoir créé le terme hojinisme, " unité absolue de la terre et de l'homme ", définit comme suit le mot kuni-hito : " Traduit littéralement, il signifie nation- homme. Il comprend en soi, sans nuire à aucun d'entre eux, d'innombrables microcosmes individuels, tout en jouissant pour lui-même d'une vie macrocosmique indépendante. Lorsqu'on l'envisage en termes du monde, il se transforme tout naturellement en un microcosme, qui est alors censé jouir de cette vie macrocosmique indépendante. "
. . . De cela découlent de nombreuses conséquences. D'abord, il ne peut exister aucune ligne de démarcation nette entre la mythologie et l'histoire, entre ce que les Japonais appellent Kami-yo, l' " âge des Kami " et la période actuelle. Cela signifie également qu'en Shintô " le Kami peut se projeter dans notre monde phénoménal sans avoir besoin d'un médiateur particulier tel que Jésus (Chikao Fujisawa.) ". Et aussi que la " possession " par Dieu, dans des états extatiques, est " une incarnation réelle de l'esprit ancestral de la race... Le possédé est ainsi redevenu temporairement son propre ancêtre indéfiniment lointain... Et si dans le passé ses ancêtres étaient des dieux, ce sont des dieux qui aujourd'hui descendent s'incarner en lui (Percival Lowell. auteur d'ouvrages sur l'ésotérisme et l'occultisme au Japon.) ".
. . . La conséquence la plus importante de cette conception est qu'il s'établit de l'homme au Kami un rapport de " familiarité filiale (T. T. Brumbaugh, auteur d'un ouvrage sur les Valeurs religieuses dans la culture japonaise.) ". Dans un esprit de gratitude et d'amour, l'homme appelle les Kami ses parents, ses chers divins ancêtres, et les fêtes données en leur honneur sont toutes frémissantes de joie. " Lorsqu'on a compris que l'homme et le Divin ne font qu'un, il ne peut plus y avoir culte (au sens chrétien du terme), mais il y a des moyens de témoigner son respect et de concentrer son esprit sur sa propre nature spirituelle et ses divins ancêtres (J. W. T. Masan, auteur de deux livres importants sur la religion et la mythologie shintô.). "
. . . Cette croyance fondamentale est si profondément enracinée qu'en dépit de l'étonnante tolérance propre aux Japonais, les religions étrangères qui cherchent à s'implanter au Japon risquent de se heurter à une forte barrière si elles s'opposent à l'attitude religieuse, à la fois respectueuse et amicale, envers tous les ancêtres, ancêtres humains et ancêtres divins (Fumikiyo Tanaka, gûji de l'Iwa-shimizu-hachiman-gû.). Les missionnaire chrétiens ont malheureusement fait fi de cette condition essentielle. Dans un livre qui connut en Occident une grande diffusion (The Religions of Japan..., London, 1895.) l'un d'entre eux, le Rév. W. E, Griffis, n'hésitait pas à écrire : " Maintenez la frontière bien distincte entre Dieu et Son univers, et tout sera clair et ordonné. Si vous oblitérez cette frontière, ce sera un bourbier infranchissable, un sinistre chaos, et dans l'esprit se profileront les hallucinations du delirium tremens. " La violence de l'offensive ainsi lancée contre ce fondement de toute religion, de toute morale et de toute vie familiale a été telle que certains individus s'en laissèrent impressionner. Dans l'un des temples shintôistes les plus importants, j'ai eu l'extrême surprise d'entendre le vice-grand-prêtre, retour d'un séjour comme boursier aux Etats-Unis, déclarer que la filiation entre le premier Empereur humain et son ancêtre divin, la Déesse du Soleil, était " exclusivement religieuse, mais pas du tout physiologique ". Heureusement, la plupart des penseurs japonais souscrivent encore à ce qu'écrivait Tasuku Harada (Auteur d'un livre sur la Vie religieuse au Japon el de nombreux articles dans l'Encyclopaedia of Religion and Ethics.) : " Revendiquer pour ancêtres les dieux est un signe de maturité. "
. . . Envisagé superficiellement, le Shintô est à la fois panthéiste et polythéiste.
. . . D'une part, les Ecritures sacrées admettent l'existence de huit (ou quatre-vingts) " myriades " de Kami, yao-yorozu-no-kami, et je suis persuadé que si l'on pouvait dresser une liste de tout ce qui est adoré comme tel dans un endroit ou un autre, le chiffre ne parattrait pas exagéré. En fait, aux XIXe siècle, Atsutane Hirata, l'un des plus grands théologiens (Cf. p. 35 ci-dessous.), affirmait que cette évaluation est maintenant insuffisante, car depuis lors il est apparu un grand nombre de Kami nouveaux, et il faudrait probablement doubler le nombre qu'indiquent les Ecritures.
. . . D'autre part, comme nous l'avons vu, il n'y a, ni théoriquement ni pratiquement, aucune division nette entre les Kami qui ne pourraient pas être autre chose que des Dieux, et les autres êtres, animés ou inanimés, y compris les hommes. Ces autres êtres peuvent d'ailleurs toujours, dans certaines conditions, être considérés comme des Dieux, puisqu'ils ont la même origine et la même nature que les Dieux les plus exaltés et qu'ils ont donc un droit potentiel à l'adoration.
. . . Si l'on examine de plus près les pratiques religieuses, on est cependant amené à se demander si, vu sous un certain angle, le Shintô ne présente pas aussi un aspect monothéiste.
. . . Pour pouvoir comprendre la véritable nature du Shintô, il faut tout d'abord se dépouiller de tous les classements et catégories utilisés par les savants occidentaux, parce qu'ils ne s'appliquent absolument pas, et étudier le Shintô directement, tel qu'il est en fait. Et la première nécessité est évidemment de se faire une idée aussi exacte que possible de ce que le terme Kami signifie pour les Japonais. C'est ce que nous essaierons dans le chapitre suivant.
. . . C'est seulement lorsqu'un nouveau groupe de concepts religieux, ceux du Bouddhisme, furent introduits au Japon, qu'il devint nécessaire de donner un nom aux pratiques et sentiments religieux qui existaient auparavant dans ce pays. Pour les distinguer du Bouddhisme, on les désigna par deux idéogrammes chinois prononcés Shin-tao, ou Shintô, en chinois, et Kannagara (Kami-nagara)-no-michi en japonais. Ce qu'on traduit généralement par " La Voie des Kami " mais comme l'expression originale permet d'interpréter le mot Kami (ou Shin) au singulier ou au pluriel, l'utilisation du pluriel en français ne va pas de soi. Certains shintôistes la critiquent parce qu'elle souligne indûment l'aspect polythéiste. Chikao Fujisawa a proposé : " La Voie du Dieu unique et des Dieux. " La meilleure traduction serait peut-être " La Voie divine ".
. . . L'essentiel, néanmoins, reste que les shintôistes doivent observer le kannaraü, c'est-à-dire suivre la Voie divine, kannagara-no-michi. Cela signifie que leur vie devrait se conformer à la volonté des Kami célestes telle qu'ils la comprennent et aussi se modeler sur la vie des hommes qui sont eux-mêmes devenus de grands Kami. Comme nous le verrons dans le chapitre sur la morale, cette injonction générale n'est pas détaillée en une liste d'interdictions et d'obligations, mais dès l'enfance les Japonais s'imprègnent si intensément de son esprit qu'ils ne se heurtent guère à des " cas de conscience " tels que ceux qui occupent en Occident une si grande place et jouent un rôle si important dans notre littérature.
. . . Ce concept de kannagara-no-michi a naturellement été l'objet d'innombrables spéculations ésotériques. Pour ne citer que Chikao Fujisawa, celui-ci le définit comme " le sang divin qui jaillit spontanément du coeur sacré du cosmos ", michi " signifiant probablement le sang sacré parce qu'il ruisselle du coeur par expansion et y retourne en contraction par un cycle récurrent " ; michi est par conséquent " le continuum cosmique vitalisant " et peut être considéré comme " le lien biologique actuel entre l'individu humain et le cosmos, y compris le Kami ". Selon M. Takanobu Senge, l'un des prêtres les plus éminents de tout le Japon (Longtemps kyôto de l'Izumo-ô-yashiro et maintenant directeur de 1'Université Kokugakuin, à qui je dois une reconnaissance toute particulière.), kannagara-no-michi, signifie également " la Voie immuable, hors du temps et de l'espace, qui existait avant même la descente sur terre du petit-fils de la Déesse du Soleil ; comme tel, il repose sur ce qui est immuable dans la nature humaine (ningen- no-honseï, ou hito-no-makoto), comme par exemple l'amour des parents pour leurs enfants, en dépit des variations kaléidoscopiques de la vie quotidienne ".
. . . Le Shintô revendique avec insistance la qualité d'une religion qui s'applique au " médian-maintenant ", à l'éternel présent, naka-ima, et cette prétention est certainement justifiée. En effet, il insiste avant tout sur ce qui doit être fait à l'instant présent, sans beaucoup se préoccuper de ce qui est arrivé auparavant ni de ce qui viendra plus tard, que ce soit dans cette vie ou dans une vie future (Yaëichi Haga). Et cela explique ce qui parait une étrange anomalie : tout en accordant une importance primordiale aux ancêtres décédés et aux rapports actuels avec eux, le shintôiste comme tel ne pense jamais à ce qu'il deviendra lui-même comme " ancêtre mort " et s'en soucie encore moins. Les théories bouddhiques, aussi compliquées que merveilleuses, sur ce qui se passe après la mort ont certainement exercé un vif attrait sur les Japonais parce qu'elles ouvraient à la réflexion un domaine complètement neuf. Certains philosophes japonais modernes ont néanmoins soutenu que naka-ima était une " concrétisation " japonaise du concept bouddhiste d'ipséité. Je serais personnellement plutôt porté à croire que c'est la pré-existante tendance japonaise au naka-ima qui a conduit les bouddhistes japonais à s'intéresser de la sorte à sa contrepartie philosophique bouddhique d'ipséité.
. . . Un auteur japonais éminent, M, Hideo Kishimoto (Auteur de divers ouvrages perspicaces et importants, dont plusieurs n'ont pas encore été publiés.) l'a fort bien souligné dans le passage suivant, où il dit d'ailleurs expressément que ses observations s'appliquent à toutes les religions pratiquées au Japon, à l'exception du Christianisme : " Le principal sujet de préoccupation de ces diverses religions est constitué par les problèmes intérieurs de l'homme. Elles se concentrent sur le domaine de l'expérience immédiate. Leur principale tâche est de débarrasser l'esprit de l'homme de ses ennuis et de ses anxiétés. Et pour y parvenir elles offrent divers procédés. D'une façon générale, elles s'efforcent de remodeler l'esprit humain. Cela constitue la partie centrale de l'activité religieuse. Les exercices de formation mentale sont l'élément indispensable de ces religions. Elles attachent aussi un grand prix à l'expérience religieuse de nature mystique. Mais elles ne manifestent guère d'intérêt pour la vie sociale de la population. Elles n'insistent guère sur les problèmes éthiques qui se posent à l'homme. Ces religions se présentent donc sous un aspect assez différent de celui que nous offrent les traditions religieuses de l'Occident. " Dans le même texte, il ajoute : " Les Japonais se sont davantage intéressés au domaine de l'expérience immédiate. Si l'on veut considérer comme idéaliste la pensée japonaise, il serait préférable d'y voir un idéalisme empirique. Il ne faudrait pas le confondre avec l'idéalisme conceptuel du type occidental. "
. . . Tout en ne s'intéressant qu'au présent, le Shintô n'en embrasse pas moins la totalité de la vie. En tant que " religion de la vie présente réelle (Katsunoshin Sakuraï, neji de 1'Ise-jingû.) ", il a une théologie qui " répugne à séparer ce qui est en haut de ce qui est en bas (Chikao Fujisawa.) ", et il est fort peu enclin à séparer l'un de l'autre ce que nous appelons " matériel " et ce que nous appelons " spirituel ". " Toute foi religieuse, écrivait le même Fujisawa, qui exalte uniquement ou de façon disproportionnée le spirituel au détriment du charnel ne peut que se complaire dans une confortable hypocrisie. " J. W. T. Mason exprimait la même idée en écrivant : " Pour le Shintô, l'Esprit divin céleste et l'existence matérielle sont tous deux Kami. "
. . . Comme diverses autres religions orientales - et par exemple le Taoïsme et l'Hindouisme - le Shintô n'a ni dogme ni credo. Nous verrons plus loin que même les grands prêtres des temples les plus importants peuvent donner aux peu nombreux textes sacrés des interprétations qui frôlent parfois l'incroyance. Lorsque j'ai eu l'occasion de discuter avec des groupes composés des plus autorisés de ces grands prêtres certains problèmes fondamentaux d'exégèse ou de métaphysique, il est fréquemment arrivé qu'ils expriment ouvertement des avis fort divergents, et cela leur paraissait parfaitement normal - tout comme plusieurs personnes peuvent envisager de points de vue très différents l'amour maternel ou les fleurs de cerisier. En fait, l'attitude du shintôiste envers sa religion est énergiquement non intellectuelle. Le Shintô fait plutôt appel à un sens inné du devoir et de la responsabilité, ainsi qu'à des sentiments d'amour respectueux spontané envers le monde entier (Kanichi Hirata, ancien gûji de l'Ô-mi-jingû, maintenant président de l'Université Kôgakukan.), sentiments qui offrent une ressemblance frappante avec ceux que ressentent les uns pour les autres les membres d'une même famille, et aussi, dans une étonnante mesure, à une sensibilité d'ordre esthétique. Le grand prêtre Tomoaki Yoshida (Gûji du Minatogawa-jinja.) me disait, avec l'approbation expresse de plusieurs de ses éminents collègues : " En Shintô, on peut être un adorateur sans rien comprendre intellectuellement ", et " l'adorateur est beaucoup plus impressionné par les arbres qui entourent le temple, ou par son petit lac, que par n'importe quelle théorie ".
. . . Le professeur Inazo Nitobe (Ancien secrétaire général adjoint de la Société des Nations, auteur de plusieurs livres sur la mentalité japonaise.) qui avait longtemps séjourné en Occident, constatait que le Japonais ne s'intéresse pas à ce qu'il faut croire, mais à ce qu'il faut faire. L'un des attributs que l'on reconnait généralement aux Kami est d'ailleurs koto-agesenu, le fait de " ne pas élever de paroles ", ce qui met un sérieux frein à toute tentation de se lancer dans des théories ou des généralisations (Miehiji Ishikawa.). C'est pourquoi dans les grandes cérémonies religieuses (matsuri) l'expression verbale est pratiquement absente et seuls les sentiments sont invités à se manifester (Kanichi Hirata.). L'absence de toute orthodoxie n'empêche cependant pas les fidèles de sentir que certaines opinions, certaines actions, certains modes de vie peuvent avoir un relent d'hérésie (Yoshiyuki Noda, professeur à l'Université de Tôkyô.), c'est-à- dire ne pas être compatibles avec la " Voie divine ".
. . . Ce caractère a conduit certains Japonais à voir dans le Shintô " la foi qui est à la base de toutes les religions (Genchi Katô, auteur de nombreux travaux d'érudition sur le Shintô, assez influencé par les conceptions occidentales.) ", ou même à soutenir que " le Japon est le pays-semence, celui qui contient en soi les semences de tous les préceptes religieux (Keiko Fujinomiya, président du Fûji-chôse, secte moderne très traditionnaliste.) ". Si nous laissons de côté toutes les hypothèses d'ordre historique que supposerait une telle théorie, hypothèses dont il serait bien malaisé de démontrer le bien-fondé, nous devons admettre que le Shintô est peut-être plus proche que toute autre foi de la Religion en soi, par opposition aux religions, prises au pluriel. Et cela justifierait sans doute l'épithète de " primitif " qu'on lui attache volontiers, mais sans que l'on entende ce terme dans un sens péjoratif. Il faudrait plutôt l'interpréter dans le sens d' " originel ", c'est-à-dire avant toute dégénérescence en sectes rivales et dogmes contradictoires. C'est peut-être la meilleure réponse à la question si souvent posée par des observateurs extérieurs qui tiennent à utiliser leur propre jeu d'étiquettes : Le Shintô est-il une religion ?
. . . On ne saurait blâmer nos orientalistes d'y avoir généralement répondu par la négative. Là où ils ne trouvent ni credo ni code de morale, pratiquement pas de métaphysique, aucune ligne nette de démarcation entre l'homme et Dieu, il leur est difficile d'imaginer que le Shintô remplit les conditions nécessaires pour figurer au nombre des religions. Si pourtant l'on entend par religion une conception claire et consacrée par les siècles des rapports qui existent entre l'homme et son milieu, visible et invisible, et une conception non moins claire et consacrée par les siècles de la façon dont l'homme doit se comporter dans toutes les circonstances de la vie, on ne peut que souscrire à ce qu'écrivait R.A.B. Ponsonby-Fane (Les Japonais ont après sa mort créé une organisation, la Ponsonby Memorial Sociéty, pour éditer ses ouvrages.), un des Occidentaux qui ont le plus approfondi le Shintô, de l'intérieur : " On ne saurait trop insister sur le fait que le Shintô est véritablement une religion, et, plus encore, une religion douée d'une extraordinaire vitalité. "
. . . Le terme " religion " n'est d'ailleurs pas le seul qu'il soit difficile, et même fallacieux, d'utiliser lorsqu'on veut décrire le Shintô. Il y a de nombreux autres concepts fondamentaux que des termes et expressions désignent en japonais et pour des Japonais avec la plus grande précision et pour lesquels nous n'avons pas de traduction possible dans les langues occidentales. Nous avons déjà mentionné monothéisme, polythéisme et panthéisme ; nous examinerons plus loin en détail le terme Kami. Il en va de même, comme nous le verrons, pour les mots qui ne correspondent que très approximativement à ce que nous appelons éthique, péché, symbolisme, âme et corps, matière et esprit, immortalité de l'âme, etc.
. . . La liberté pratiquement totale de pensée qu'encourage le Shintô, jointe à une variété sans limites dans le rituel, est certainement l'une des raisons principales pour lesquelles le Shintô a pu se maintenir en parfaite santé malgré toutes les attaques et les concurrences dont il a été la cible au cours de son existence multimillénaire. Nous verrons dans un chapitre suivant comment il a réagi à un prosélytisme bouddhique agressif. Il adopte une attitude (on ne peut guère dire une politique, car elle vient trop naturellement) très semblable en face du matérialisme occidental virulent, qui fait passer les considérations économiques avant les valeurs morales et spirituelles.
. . . Le Shintô a pu, dans une surprenante mesure, combiner adaptabilité et tolérance (et par conséquent amour de la paix) avec une fidélité sans défaillance à tout ce qui en lui est essentiel. Shôjin, le principe de la progression incessante, est en fait un élément capital dans l'esprit même du Shintô (S. Honaga.).

Source de cette transcription: http://artmartial.free.fr/recherchistoriq/html/sourcesjapon2.html

Branche de Sakaki (Cleyera japonica Thunb., Pentaphylacaceae-Theaceae). "The Japanese word sakaki is written 榊 with a kanji character that combines ki 木 "tree; wood" and kami 神 "spirit; god", depicting "sacred tree; divine tree" (Wikipedia). Cet arbre est originaire des parties chaudes du Japon, de Taïwan, de la Chine, de Myanmar, du Népal et du nord de l'Inde. où il pousse dans les forêts de chênes verts. Toujours vert (sempervirens), c'est l'arbre sacré du shintoïsme.Voir aussi: http://www.botgard.ucla.edu/html/MEMBGNewsletter/Volume5number2/Sakakisacredtreeofshinto.html

Branche de Sakaki (Cleyera japonica Thunb., Pentaphylacaceae-Theaceae). "The Japanese word sakaki is written 榊 with a kanji character that combines ki 木 "tree; wood" and kami 神 "spirit; god", depicting "sacred tree; divine tree" (Wikipedia). Cet arbre est originaire des parties chaudes du Japon, de Taïwan, de la Chine, de Myanmar, du Népal et du nord de l'Inde. où il pousse dans les forêts de chênes verts. Toujours vert (sempervirens), c'est l'arbre sacré du shintoïsme.Voir aussi: http://www.botgard.ucla.edu/html/MEMBGNewsletter/Volume5number2/Sakakisacredtreeofshinto.html

Les fleurs parfumées du Sakaki (source: Wikipedia)

Les fleurs parfumées du Sakaki (source: Wikipedia)

A priest carrying a tamagushi offering to the kami. Source de l'illustration et de la légende: http://www.greenshinto.com/wp/2012/12/15/why-sakaki/

A priest carrying a tamagushi offering to the kami. Source de l'illustration et de la légende: http://www.greenshinto.com/wp/2012/12/15/why-sakaki/

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The use of the useless (Chuang Tzu)

24 Juillet 2015 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles Publié dans #Chine, #Spiritualité, #Philosophie, #Taoïsme, #Chuang Tzu

Chuang Tzu

Chuang Tzu

When Confucius visited Ch'u, Chieh Yu, the madman of Ch'u, wandered by his gate crying, "Phoenix, phoenix, how his virtue failed! The future you cannot wait for; the past you cannot pursue. When the world has the Way, the sage succeeds; when the world is without the Way, the sage survives. In times like the present, we do well to escape penalty. Good fortune is light as a feather, but nobody knows how to hold it up. Misfortune is heavy as the earth, but nobody knows how to stay out of its way. Leave off, leave off - this teaching men virtue! Dangerous, dangerous - to mark off the ground and run! Fool, fool - don't spoil my walking! I walk a crooked way - don't step on my feet. The mountain trees do themselves harm; the grease in the torch burns itself up. The cinnamon can be eaten and so it gets cut down; the lacquer tree can be used and so it gets hacked apart. All men know the use of the useful, but nobody knows the use of the useless!"

 

The Complete Works of Chuang Tzu, translated by Burton Watson. Chap.IV, 18.

Ailante (Ailanthus altissima): un arbre originaire de Chine qui devient très grand car il n'est presque d'aucun usage pour l'homme, sinon légèrement toxique. C'est pourquoi il est devenu le modèle des taoïstes. C'est une espèce introduite et invasive en France. Espérons que le taoïsme le soit aussi... Photo: Pierre-Olivier Combelles.

Ailante (Ailanthus altissima): un arbre originaire de Chine qui devient très grand car il n'est presque d'aucun usage pour l'homme, sinon légèrement toxique. C'est pourquoi il est devenu le modèle des taoïstes. C'est une espèce introduite et invasive en France. Espérons que le taoïsme le soit aussi... Photo: Pierre-Olivier Combelles.

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La forêt magique

13 Juin 2015 , Rédigé par POC Publié dans #Economie, #Environnement, #Europe, #France, #Nature, #Philosophie, #Société

Le centre commercial du Bel-Air, à Rambouillet. Son architecture veut rappeler la forêt qui l'environne. Photo: Pierre-Olivier Combelles (2015)

Le centre commercial du Bel-Air, à Rambouillet. Son architecture veut rappeler la forêt qui l'environne. Photo: Pierre-Olivier Combelles (2015)

Photo: Pierre-Olivier Combelles

Photo: Pierre-Olivier Combelles

Photo: Pierre-Olivier Combelles

Photo: Pierre-Olivier Combelles

Photo: Pierre-Olivier Combelles

Photo: Pierre-Olivier Combelles

Le Progrès se réduit finalement à voler à l’homme ce qui l’ennoblit, pour lui vendre au rabais ce qui l’avilit. Nicolás Gómez Dávila (1993-Bogotá 1994)

 

L'hypermarché, de conception américaine, est le cosmos artificiel. Autrefois, l'homme trouvait tout autour de lui et gratuitement dans la nature: nourriture, eau, chaleur et lumière du soleil le jour, lumière de la lune et lueur des étoiles la nuit, le bois pour se chauffer, se sécher et cuire les aliments, vêtements, parures, médicaments, outils, logement. Tous ces biens, limités à l'essentiel, chacun se les procurait lui-même, en famille, et les partageait ou les échangeait avec les autres.

Aujourd'hui, l'hypermarché a remplacé la nature: dans un espace clos, immense, les spots qui éclairent jour et nuit ont remplacé les astres; le chauffage toute l'année a remplacé la chaleur du soleil et du feu; les arbres et les plantes artificiels ont remplacé la forêt primitive, la forêt originelle, Silva; la musique industrielle en anglais a remplacé le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes, les cris des animaux, la musique du vent et de la pluie dans les arbres; le sol lisse, nu, propre et brillant a remplacé le sol de terre, de feuilles, de plantes, d'herbes, de sable ou de cailloux, sec, froid ou tiède, humide ou couvert de neige, et on y trouve tout ce qui est nécessaire  pour vivre ainsi qu'une foule d'autres choses totalement superflues et même dangereuses à l'usage ou après l'usage. Tout est fabriqué par d'autres hommes inconnus et des machines, ailleurs, très loin: en Chine ou en Inde par exemple. On est dépossédé de son savoir-faire et de sa culture.

Mais en sortant du magasin, il faut payer pour emporter les choses que l'on a prises. C'est à dire les échanger contre de l'argent. Opération mystérieuse qui se fait de plus en plus souvent avec une petite carte que l'on glisse dans un petit appareil en tapant un code. Car on ne peut s'approvisionner dans cette forêt magique que si l'on a une carte, et qui fonctionne. C'est l'arme magique qui a remplacé l'arc et la sarbacane qui permettaient à l'homme archaïque, le Ñaupa machu* de vivre et de se nourrir dans la forêt.

Mais comment se procure-t-on une carte bancaire approvisionnée? En travaillant? Même pas, car le travail**, qui a remplacé le nécessaire et honnête labeur, est le résultat de la loi du marché, de l'offre et de la demande, de la politique du Pouvoir. Il y en a d'ailleurs de moins en moins et il est de plus en plus pénible et souvent odieux car on est obligé de faire des choses contre sa conscience...

En volant alors, en spéculant et en mentant comme font les-riches-qui-ne-partagent-pas et les politiciens escrocs ? ou bien faut-il se laisser mourir de faim et de désespoir ?

Pierre-Olivier Combelles

* Mot quechua, préhispanique, des Amérindiens cultivateurs des Andes qui veut dire: "les ancêtres vérérables", en désignant les tribus amazoniennes de chasseurs-pêcheurs cueilleurs.

** Du latin et byzantin tripalium, le pal, un instrument de torture. Synonyme de souffrance. D'où l'expression en travail pour désigner l'accouchement.

Consulter aussi:

https://reporterre.net/L-Etat-laisse-les-grandes-surfaces-tuer-les-centres-villes

La forêt magique
La forêt magique

L'indienne kayapo Tuira menace de sa machete l'envoyé du gouvernement brésilien José Antonio Muniz Lopes dans une réunion sur le projet du barrage Belo Monte : « Nous n’avons pas besoin de votre barrage. Nous n’avons pas besoin d’électricité, elle ne nous donnera pas notre nourriture. Vous êtes un menteur ! » (1989). Les Indiens d'Amazonie ne travaillaient pas et ne connaissaient que le labeur ; quelques heures seulement dans la journée (chasse, récolte des fruits ou légumes), le reste du temps étant consacré au repos ou aux loisirs et à la fabrication des flèches, des hamacs, des ustensiles...

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Ivan Illich (1926-2002): un penseur pour notre temps

19 Novembre 2014 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles Publié dans #Philosophie

 Passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote. Passé un certain seuil, la société devient une école, un hôpital, une prison. Alors commence le grand enfermement. Il importe de repérer précisément où se trouve, pour chaque composante de l’équilibre global, ce seuil critique. Alors il sera possible d’articuler de façon nouvelle la triade millénaire de l’homme, de l’outil et de la société. J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes.

Ivan Illich, La convivialité, Points Seuil, Paris, 1980.

 

"A une lettre près, on pourrait croire au titre du célèbre roman de Tolstoï, La mort d’Ivan Illitch. Mais l’Ivan Illich qui vient de nous quitter n’était pas un héros de roman : seulement l’un des penseurs les plus originaux du XXe siecle dans le domaine des sciences sociales. Figure symbolique de la critique de la société industrielle, sa notoriété fut très grande dans les années 70-80. Elle avait ensuite beaucoup décliné, en même temps que s’atténuait cette critique, occultée par la crise de l’emploi, les défis de la mondialisation et l’émergence des technologies de l’information. Pourtant, à les scruter de près, la pertinence de ses analyses demeure entière. Mais, un peu comme le soleil, il semble dangereux de les regarder en face, tant leurs conséquences pourraient être corrosives, si elles devaient être prises au sérieux.

Car les critiques formulées par Ivan Illich sont corrosives. Qu’on en juge : la médecine rend malade plus qu’elle ne guérit, l’automobile fait perdre plus de temps qu’elle n’en fait gagner, l’école déforme plus qu’elle n’éduque. Sans doute, Illich a-t-il parfois cédé à un certain goût de la provocation en utilisant ces raccourcis : sa mise en cause de l’école, par exemple, porte moins sur l’éducation que sur la forme institutionnelle que cette éducation revêt chez nous ; elle annonce plutôt les expériences d’échanges de savoir ou s’inspire des pédagogies actives à la Freinet.

Au-delà de cet aspect volontiers provocateur, Ivan Illich s’est attaché à développer une critique radicale de ce qu’il appelle le « mode de production industriel ». De quoi s’agit-il ? Pour lui, les hommes ont deux façons de produire ce qu’ils estiment nécessaire ou important de produire. Ou bien ils s’y attellent eux-mêmes, en produisant directement les valeurs d’usage qu’ils souhaitent, à la façon du jardinier amateur ou du bricoleur artisan. Ou bien ils ont recours à des marchandises produites par d’autres. L’humanité a très longtemps utilisé essentiellement la première voie, celle qu’Illich appelle le « mode de production autonome ». Mais, pour des raisons d’efficacité, la seconde voie – le « mode de production hétéronome » – est devenue prépondérante depuis quelques siecles, et omniprésente depuis quelques décennies. En apparence au moins, la division du travail permet en effet de produire davantage, elle facilite la mise au point de technologies performantes et la création d’objets innovants. Or, cette voie est une impasse (1), parce qu’elle prive l’homme de sa capacité à être autonome, de « la capacité personnelle de l’individu d’agir et de fabriquer, qui résulte de l’escalade, constamment renouvelée, dans l’abondance des produits » (Le chômage créateur)." (...)

Extrait de l'article de Denis Clerc: Ivan Illich et la critique radicale de la société industrielle: http://1libertaire.free.fr/IvanIllich22.html

"Né en septembre 1926 et disparu le 2 décembre 2002, Ivan Illich est considéré comme l’un des penseurs les plus importants et les plus clairvoyants de la seconde moitié du XXe siècle. Lorsque la guerre éclate, il doit émigrer en Italie, où il participe activement à la résistance italienne. Il poursuit son éducation à Florence et étudie la théologie et la philosophie à l'Université grégorienne de Rome. Le Vatican le destine à la diplomatie, mais il choisit de se tourner vers la prêtrise. Ordonné prêtre en 1951, il part aux États-Unis et travaille comme assistant auprès du pasteur d'une paroisse portoricaine de New York. Entre 1956 et 1960, il est vice-recteur de l'Université catholique de Porto Rico, où il met sur pied un centre de formation pour les prêtres américains qui doivent se familiariser avec la culture latino-américaine.

Illich fut co-fondateur, avec Valentine Borremans, du Centro Intercultural de Documentación (CIDOC) à Cuernavaca, Mexico. Consacré à l’étude des langues et de la culture latino-américaine, celui-ci est vite devenu un endroit de rencontres où se croisent des intellectuels du monde entier.

Les éditions Fayard ont publié Œuvres complètes, tome I (Libérer l'avenir - Une société sans école - La Convivialité - Némésis médicale - Énergie et équité) (2004), Œuvres complètes, tome II (Le Chômage créateur - Le Travail fantôme - Le Genre vernaculaire - H2O, les eaux de l'oubli - Du lisible au visible - Dans le miroir du passé) (2005) et La Perte des sens (2004)."

Source: http://www.fayard.fr/ivan-illich

 

Oeuvres complètes d'Ivan Illich chez Fayard:

« Ivan Illich a été à l’origine de débats célèbres dont le thème était la contre-productivité des institutions modernes : au-delà de certains seuils, les institutions productrices de services, comme les écoles, les autoroutes et les hôpitaux, éloignent leurs clients des fins pour lesquelles elles ont été conçues.
Ivan Illich fut le plus lucide des critiques de la société industrielle. Il voulut en écrire l’épilogue et il le fit. Jadis fameuses en France, les «thèses d’Illich» ont peut-être été oubliées, mais jamais elles n’ont été infirmées. Après elles, la société industrielle a perdu toute justification théorique. Elle ne tient debout que grâce à l’hébétude de ses membres et au cynisme de ses dirigeants. Toutefois, plutôt que de débattre des thèses qui la dérangent, l’huître sociale s’en est protégée en les isolant. Il est temps d’affirmer que l’œuvre d’Illich n’est pas une perle rare mais une réflexion fondée sur un solide sens commun. Il faut briser la gangue dans laquelle elle a été enfermée afin de libérer son inquiétant contenu. Alors que tous les bien-pensants croyaient encore aux promesses du développement, Illich montra que cette brillante médaille avait un revers sinistre : le passage de la pauvreté à la misère, c’est-à-dire la difficulté croissante, pour les pauvres, de subsister en dehors de la sphère du marché. Ses livres vinrent secouer la soumission de chacun au dogme de la rareté, fondement de l’économie moderne. »
Valentine BORREMANS et Jean ROBERT

Source: Editions Fayard: http://www.fayard.fr/oeuvres-completes-tome-1-9782213616292

 

Un article (mou et assez ambigu, quoique documenté) d'ECOREV, la revue critique d'écologie politique: Ivan Illich: une critique écologique des institutions: http://ecorev.org/spip.php?article457

 

Visionnez surtout, pendant qu'il est encore sur internet, cet extraordinaire entretien d'Ivan Illich avec Jean-Marie Domenach (1972), sans doute le plus important et le plus attachant qu'il soit donné d'écouter à notre époque:

(Archives INA: http://www.ina.fr/video/CPF86658011 )

Version complète, audio original en francais, sur YOUTUBE: https://www.youtube.com/watch?v=K-eauppsNf0, sur VIMEO: https://vimeo.com/58170701, sous-titrée en anglais: http://vimeo.com/66948476

Introduction:

"Curieux du monde, inquiet du monde, amoureux des hommes et des dieux, Ivan Illich naît à Vienne en 1926 sur la terre d'Europe, fragile et instable. Il lui faut être un peu partout, là où le permet son origine juive. Il apprend huit langues, s'adresse aussi à Dieu et devient prêtre, évêque, puis renonce à la hiérarchie pour être toujours le voyageur en quête de justice et de vie. Comme les cristaux qu'il a aussi étudiés, sa parole est faite de paillettes anguleuses, géométriques où l'histoire, la philosophie et la science éclosent en un apparent désordre avant de prendre forme : des étoiles de pensées.On peut certes croire à d'autres soleils ou révérer des astres morts et les lumières d'Illich peuvent ne paraître que de lointaines nébuleuses. Un certain regard est, ce soir, celui d'un astronome de l'humain."

L'entretien s'achève par ce poème néolithique aztèque transcrit par un espagnol en nahuatl et qu'Ivan Illich récite de mémoire:

 

Pour un tout petit temps seulement, nous sommes prêtés l'un à l'autre.

Nous vivons parce que tu nous dessines.

Nous avons de la couleur parce que tu nous peints

et nous respirons parce que tu nous chantes.

Mais seulement pour un tout petit temps nous sommes prêtés l'un à l'autre.

Parce que nous nous effaçons comme le dessin même quand il est fait sur l'obsidienne.

Nous perdons notre couleur comme même le quetzal.

et nous perdons notre son et notre respir comme même le chant de l'eau.

Pour un tout petit temps seulement nous sommes prêtés l'un à l'autre.

Ivan Illich interprète le mythe de Pandora dans un entretien télévisé avec à Jean-Marie Domenach, en 1972. Sur le ventre de Pandora, l'image du Serpent à tête de mort. Source des images: captures d'écran.
Ivan Illich interprète le mythe de Pandora dans un entretien télévisé avec à Jean-Marie Domenach, en 1972. Sur le ventre de Pandora, l'image du Serpent à tête de mort. Source des images: captures d'écran.
Ivan Illich interprète le mythe de Pandora dans un entretien télévisé avec à Jean-Marie Domenach, en 1972. Sur le ventre de Pandora, l'image du Serpent à tête de mort. Source des images: captures d'écran.

Ivan Illich interprète le mythe de Pandora dans un entretien télévisé avec à Jean-Marie Domenach, en 1972. Sur le ventre de Pandora, l'image du Serpent à tête de mort. Source des images: captures d'écran.

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Jean Dorst: Avant que nature meure

13 Février 2014 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles Publié dans #France, #Jean Dorst, #Muséum national d'histoire naturelle, #Nature, #Philosophie, #Sciences

Jean Dorst consultant l'ouvrage de John James Audubon, "The Birds of America" à la Bibliothèque centrale du Muséum national d'Histoire naturelle, à Paris (1989)

Photo: Pierre-Olivier Combelles

Magazine de Pierre ichac (22 mai 1965). Document audio de l'INA:

http://www.ina.fr/audio/PHD94029036

"Magazine de Pierre ICHAC. Aujourd'hui, les conséquences nocives du progrès sur la Nature à l'occasion de la sortie du livre de Jean DORST "Avant que nature meure". Avec Jean DORST, auteur de l'ouvrage, vice-président de l'Union Internationale de Conservation de la Nature, et professeur de Zoologie au muséum d'Histoire Naturelle et le Professeur Roger HEIM, directeur du Muséum National d'Histoire Naturelle, auteur de la préface. - A 1'47 : Roger HEIM présente ce livre qu'il qualifie de "grand livre". Pour lui nous sommes à l'aube de cette prédiction dramatique. Il espère que ce livre permettra de stopper ce "naufrage de la nature". Enumère les problèmes posés par ce livre : surpopulation, destruction de la biodiversité, abus des produits chimiques, conservation des sols. - A 3'12 : Jean DORST explique ce qui l'a amené à écrire cet ouvrage. Tout d'abord la constatation de la dévastation de la nature à travers son expérience personnelle : la régression des espèces animales ou végétales. Le problème des habitats inadaptés aux besoins, de la surpopulation, de la pénurie alimentaire. Globalement c'est le problème de la conservation des ressources naturelles et de leur exploitation rationnelle. La nécessité de préserver l'équilibre naturel. Evoque le déséquilibre profond du psychisme humain comme responsable du non respect des lois naturelles. - A 4'52 : Jean DORST donne des exemples concrets de problèmes : usure des sols, de l'abus des produits chimiques contre les insectes, danger de leur accumulation dans les sols, pollutions diverses et traitement des déchets (risques de cancers). - A 9'20 : Conclusion de Pierre ICHAC (citation d'une phrase de Jean DORST) dépendance de l'homme à son milieu. Homme et création forment un tout."

La philosophie de Jean Dorst, par Serge Clavero: http://dtwin.org/WordDD/2012/07/24/la-philosophie-de-jean-dorts/

Remarquable article qui contient un long extrait en PDF du livre La force du vivant (1979) de Jean Dorst.

Jean Dorst: Avant que nature meure
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Jean Dorst: Avant que Nature meure (1965)

15 Octobre 2013 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles Publié dans #France, #Nature, #Jean Dorst, #Philosophie, #Sciences

Jean Dorst: Avant que Nature meure (1965)

Extraits:

1/4) Le déséquilibre du monde moderne (Avant-propos, le 23 mars 1964)

Si l’on envisage l’histoire du globe, l’apparition de l’homme prend aux yeux des biologistes la même signification que les grands cataclysmes à l’échelle du temps géologique. A l’époque contemporaine la situation atteint un niveau de gravité inégalé. Tous les phénomènes auxquels l’homme est mêlé se déroulent à une vitesse accélérée et à un rythme qui les rend presque incontrôlables. L’homme dilapide d’un cœur léger les ressources non renouvelables, ce qui risque de provoquer la ruine de la civilisation actuelle. Les ressources renouvelables, celles que nous tirons du monde vivant, sont gaspillées avec une prodigalité déconcertante, ce qui est encore plus grave : l’homme peut se passer de tout, sauf de manger. Il manifeste un véritable culte à l’égard de la technique que nous croyons dorénavant capable de résoudre tous nos problèmes sans le secours du milieu dans lequel ont vécu des générations nombreuses. Beaucoup de nos contemporains estiment de ce fait qu’ils sont en droit de couper les ponts avec le passé. Le vieux pacte qui unissait l’homme à la nature a été brisé. Nous sommes néanmoins en droit de nous interroger sur la valeur universelle d’une civilisation technique appliquant aux esprits et à la matière des lois dont le bien-fondé n’a été vérifié que dans des cas particuliers.

Il est d’ailleurs symptomatique de constater que l’homme dépense de plus en plus de son énergie et de ses ressources pour se protéger contre ses propres activités et contre leurs effets pernicieux, à se protéger contre lui-même au fond ; l’Homo sapiens a besoin d’être protégé contre l’Homo faber. L’homme doit respecter un certain équilibre et se soumettre à certaines lois écologiques qui font véritablement partie de la constitution de la matière vivante elle-même.

2/4) L’homme contre la nature

Une large partie du globe demeurait pratiquement intacte à l’époque des grandes découvertes. L’équilibre primitif se trouve compromis dès que l’homme dispose de moyens techniques quelques peu perfectionnée et dès que la densité de ses populations dépasse un certain seuil. Au cours de l’expansion accélérée des peuples européens à travers le globe, des vagues d’hommes se succédèrent à la conquête des richesses mondiales, exploitant à outrance les terres demeurées vierges ou presque. Si la destruction quasi totale du bison est sans nul doute l’épisode le plus tragique de toute l’histoire des rapports de l’homme avec la faune dans le Nouveau Monde, elle ne fut hélas pas la seule.

La survie et la prospérité de l’ensemble des communautés biotiques terrestres dépendent en définitive de la mince strate qui forme la couche la plus superficielle des terres. Il existe une érosion accélérée consécutive à une mauvaise gestion du sol dont l’homme est l’unique responsable. La morphogenèse anthropique affecte gravement la fertilité par perte de substances et par transformation de la structure physique, chimique et biologique des sols. L’homme a même empiété sur des terres marginales, sans vocation agricole, et dont l’équilibre ne peut être assuré que par le maintien des biocénoses naturelles. Il y a eu déboisement, perturbations dans le régime des fleuves, destruction des habitats aquatiques, abus des insecticides, déchets de la civilisation technique à l’assaut de la planète, pollution des mers et de l’atmosphère, pollution radioactive, pillage des ressources des mers…

Même si l’homme décide de suivre aveuglément les bergers modernes, il a le devoir de prendre une assurance et de ne pas rompre tous les liens avec le milieu dans lequel il est né. Il faut chasser de notre  esprit les concepts selon lesquels la seule manière de tirer profit de la surface du globe est une transformation complète des habitats et le remplacement des espèces sauvages par quelques végétaux et animaux domestiques. La conservation de la nature sauvage doit être défendue par d’autres arguments que la raison et notre intérêt immédiat. Un homme indigne de la condition humaine n’a pas à envisager uniquement le côté utilitariste des choses.

3/4) L’explosion démographique du XXe siècle

Le Seigneur a dit : « croissez et multipliez… » - Oui, mais il n’a pas dit par combien ! L’humanité a réussi à se débarrasser de la plupart des freins à sa prolifération. La poussée démographique, tempête qui modifie entièrement l’équilibre des forces et qui menace nos moyens même de subsistance, dépasse tous les autres problèmes qui paraissent de ce fait mineurs. Comme le souligne un rapport des Nations unies (1958), si le rythme actuel d’accroissement se poursuivait encore pendant 600 ans « le nombre des êtres humains serait tel que chacun d’aurait plus qu’un mètre carré à sa disposition. » Il faut reconnaître qu’en dépit de quelques erreurs, provenant notamment du développement du machinisme qu’il n’avait pas prévu, Malthus (Essay on the Principle of Population, 1798) avait raison. Pour le naturaliste, l’accroissement actuel des populations humaines a les caractères d’une véritable pullulation. Etres humains doués de raison, proportionnant leur expansion aux moyens de subsistance, ou créatures proliférantes, dégradant leur propre habitat, il nous appartient de choisir ce que nous voulons être.

Nous sommes parfaitement conscients du fait que les rendements agricoles ont été considérablement augmentés depuis les premières ères de l’humanité. Mais il faut tenir compte du fait que les difficultés de répartition des denrées entre les différentes fractions de population ne disparaîtront pas facilement, sans doute même jamais. S’il n’y a qu’un monde à beaucoup de points de vue, notamment celui du biologiste, il y en a plusieurs sur le plan économique. Aussi est-il sage que chacune des fractions de l’humanité proportionne son expansion démographique à ses ressources propres.

L’extension des villes se fait souvent au détriment d’excellentes terres agricoles. Aucune des grandes agglomérations ne peut, et ne pourra jamais plus constituer une communauté humaine. La vie des citadins est devenue une vie en commun, puis une existence concentrationnaire. Les hommes ont dorénavant à choisir entre un encasernement dans des « boîtes à loger » ou l’hébergement dans de petites maisons individuelles implantées de plus en plus loin de leur lieu de travail. L’énergie dilapidée en pure perte dépasse toute évaluation. Même si l’homme arrive à se sustenter, les problèmes psychologiques posés par son grouillement demeureront entiers. Le bien-être matériel de l’humanité, mais aussi sa dignité et sa culture, sont compromis dans leurs fondements.

Un premier moyen de régulation est l’émigration. Or cela n’est plus guère possible à l’heure actuelle car toute la planète est strictement compartimentée et coupée de barrière. Un deuxième procédé est l’augmentation du taux de mortalité. Certaines sociétés primitives éliminent les vieillards, tandis que d’autres préconisent l’infanticide. C’est impossible à envisager dans le cas de l’humanité évoluée. Le troisième procédé consiste à une diminution du taux de natalité. Aucune religion, aucune morale et aucun préjugé ne doivent nous en empêcher. Le jour où les peuples se jetteront les uns contre les autres, poussés par des motifs en définitive écologiques, cela serait-il plus hautement moral que d’avoir maintenu les populations humaines en harmonie avec leur milieu ?

4/4) Vers une réconciliation de l’homme et de la planète

Une confiance aveugle en notre technicité nous a poussés à détruire volontairement tout ce qui est encore sauvage dans le monde, et à convertir tous les hommes au même culte de la mécanique. Notre ambition est de faire des Pygmées et des Papous des adeptes de notre civilisation « occidentale », convaincus que la seule manière de concevoir la vie est celle des habitants de Chicago, de Moscou ou de Paris. Les historiens du futur décriront peut-être la civilisation technique du XXe siècle comme un cancer monstrueux qui a failli entraîner l’humanité à sa perte totale. L’homme est apparu comme un ver dans un fruit, comme une mite dans une balle de laine, il a rongé son habitat en sécrétant des théories pour justifier son action.

Certains philosophes ne craignent pas d’affirmer que l’humanité fait fausse route. S’il ne nous appartient pas de les suivre, nous pouvons néanmoins affirmer avec tous les biologistes que l’homme a fait une erreur capitale en croyant pouvoir s’isoler de la nature et ne plus respecter certaines lois de portée générale. Il y a depuis longtemps divorce entre l’homme et son milieu. Il convient, même si cela coûte à notre orgueil, de signer un nouveau pacte avec la nature nous permettant de vivre en harmonie avec elle. Quelle que soit la position métaphysique adoptée et la place accordée à l’espèce humaine, l’homme n’a pas le droit de détruire les autres espèces.

Il faut avant tout que l’homme se persuade qu’il n’a pas le droit moral de mener une espèce animale ou végétale à son extinction, sous prétexte qu’elle ne sert à rien. Nous n’avons pas le droit d’exterminer ce que nous n’avons pas créé. Un humble végétal, un insecte minuscule, contiennent plus de splendeurs et de mystères que la plus merveilleuse de nos constructions. Le Parthénon ne sert à rien, Notre-Dame de Paris est complément inutile, en tout cas mal placé. On demeure confondu devant la négligence des technocrates qui laissent subsister des monuments aussi désuets et anachroniques alors qu’on pourrait faciliter la circulation et aménager des parkings. L’homme pourrait refaire dix fois le Parthénon, mais il ne pourra jamais recréer un seul canyon, façonné par des millénaires d’érosion patiente, ou reconstituer les innombrables animaux des savanes africaines, issues d’une évolution qui a déroulé ses méandres sinueux au cours de millions d’années, avant que l’homme ne commence à poindre dans un obscur phylum de Primates minuscules.

La nature ne sera en définitive sauvée que par notre cœur.

 

Jean Dorst

Avant que Nature meure, Pour que Nature vive. Réédition par Robert Barbault. Hommage d'Yves Coppens (Delachaux et Niestlé/Muséum national d'Histoire naturelle)

 

Jean Dorst (1924-2001), ornithologue, naturaliste et écologue, ancien Directeur du Muséum national d'Histoire naturelle puis du Laboratoire Mammifères-Oiseaux du Muséum, membre de l'Institut, devant le fameux ouvrage "The Birds of America" de John James Audubon, à la Bibliothèque centrale du Muséum. Capture d'écran du film "Grandeur Nature" de l'expédition en voilier de Pierre-Olivier Combelles dans le sillage de J.J. Audubon sur la Côte-Nord du Québec en 1989. Jean Dorst présida la soutenance du Diplôme d'Etudes Doctorales de Pierre-Olivier Combelles sur "Le Voyage de John James Audubon au Labrador en 1833 et sa contribution à l'histoire naturelle de la Côte-Nord du Québec" en 1997, au Muséum national d'Histoire naturelle de Paris.

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