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Rouge et Blanc, ou le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

La "société du marché" américaine contre l'homme (Balz Kling/Horizons et Débats)

3 Novembre 2013 , Rédigé par Béthune

Extrait de l'article "Plan d'études 21: davantage de tests américains, de "société du marché" et de démantèlement de la démocratie, par Balz Kling, docteur ès philosophie.

Horizons et Débats (Suisse), N°31/32, 28 octobre 2013: http://www.horizons-et-debats.ch/index.php?id=4088

 

(...)

Pensée de «marché» utilitaire contre Etat de droit et orientation selon le bien commun

L’image des USA comme libérateurs nobles de l’Europe de la «dictature brune» et «rouge» et comme pays exemplaire de la liberté, de la franchise culturelle et des droits de l’homme a été, politiquement et historiquement démystifiée comme chimère depuis longtemps. Depuis que les USA ont pu s’imposer, après la Première Guerre mondiale, comme grande puissance, ils ont adopté toutes les allures d’un empire qui opère politiquement à l’échelle mondiale et produit aussi sur le plan de la politique intérieure peu de valeurs de culture démocratique.6 Il est connu que les inégalités entre pauvres et riches ont toujours fait partie intégrante du système des Etats-Unis et que ce n’est qu’une très petite minorité pour qui la légende «du plongeur au millionnaire» peut au mieux devenir vraie. Au plus tard depuis la politique «néolibérale» de Ronald Reagan (USA) et de la jeune associée Margaret Thatcher (GB) dans les années 1980, qui ont «libéré» le «capital» international des régulations qui ont été créées par la communauté internationale après la Seconde Guerre mondiale pour la garantie des relations internationales égales et pacifiques, le monde occidental s’est mué de «sociétés avec une économie de marché» à des «sociétés du marché» – comme l’a caractérisé le philosophe et professeur à l’Université de Harvard, Michael Sandel, dans son dernier livre, «What Money can’t buy. The moral limits of markets». Ce processus est souvent caractérisé aujourd’hui par le terme de l’«économisation de la société». De pures «sociétés du marché» se caractérisent par le fait que tous les domaines de la société, public compris, sont dominés par les lois du «marché». Sandel démontre que le principe de «marché», qui est basé sur la compétition, la concurrence et l’efficacité, doit toujours rester obligé au bien commun dans une société que l’on peut qualifier comme «basée sur la morale»; et que le principe du marché ne devrait être d’aucune importance dans les domaines de la vie publique, dans lesquels il y a les valeurs de la coopération, de la solidarité, de la garantie de biens publics comme la formation et la santé pour tous. La pensée du «marché» mènerait sans lien moral à la corruption du principe du bien commun et même à la destruction de la démocratie, car il y a une destruction du «contrat social» – le souci et la responsabilité de l’un pour l’autre en tant que communauté. Par ces révélations, Sandel souligne la raison d’être des questions critiques mentionnées ci-dessus que Michael Schoenenberger a posées dans son article à l’adresse des «créateurs du Plan d’études 21» (au sujet de la corruption et du niveau misérable de l’enseignement).
Dans une «société de marché», comme elle existe de manière prononcée aux Etats-Unis, les principes d’Etat de droit et l’orientation selon le bien commun perdent leur priorité absolue. L’Etat se retire ici de manière essentielle de sa responsabilité sociale et il laisse à l’initiative privée du particulier de protéger seul son bien-être. Si les hommes se retrouvent dans la nécessité aux USA, l’Etat américain ne se sont pas responsable de leur venir en aide. Cette conception de la société s’appuie sur une éthique utilitaire qui élève expressément l’«utilité» au rang de la maxime la plus haute. L’«utilité» est une idée subjective et par conséquent relative, elle peut être interprétée alors différemment selon le cas; des valeurs générales dans le sens de la compassion humaine (la tolérance, le respect envers la personne, la responsabilité mutuelle, la «charité» etc.) n’ont guère de l’importance. La devise qui résulte de l’utilitarisme du «marché libre» est la lutte individuelle pour l’existence (faussé de manière euphémique comme «liberté»), dans laquelle pour le «plus zélé», le bonheur serait gracieux, ce qui fait qu’il se sent dans le droit de ne pas avoir à partager son succès, selon le slogan: «The Winner takes it all.» Les autres, les «loosers», auront les mains vides et doivent s’attribuer à eux-mêmes de ne pas avoir atteint davantage. C’est pour cette raison qu’un développement en direction de la société américaine signifie l’adieu graduel aux valeurs du bien commun, de la solidarité avec les faibles et de l’égalité de droit générale dans la démocratie jusqu’à une «lutte existentielle» à la façon d’un darwinisme social dans la «société du marché» totale. Ceci mène dans tous les domaines du service public à un système de deux ou trois classes de citoyens. L’accès à une bonne formation exige «des investissements élevés» que juste une seule classe (plutôt petite) peut se permettre.

«L’orientation selon les compétences» rompt avec la tradition d’éducation et de culture humaniste de l’Europe

Il s’avère que la conception de l’homme qui est en vogue dans la société américaine d’aujourd’hui, est celle du «homo oeconomicus» dont l’essence est uniquement marquée par la prétention, ou mise en avant de soi-même, dans une «société d’arrivistes». Cette anthropologie profondément réductionniste se reflète aussi dans la manière dont la pratique scolaire américaine fonctionne principalement: la responsabilité du processus de formation – pour l’apprentissage et le développement de la personnalité – n’est pas confiée aux professeurs qui sont en mesure par leurs compétences pédagogiques et didactiques acquises de soutenir et de stimuler chaque élève, et de l’encourager individuellement et comme partie d’une communauté de la classe (ceci est qualifié d’«orientation selon le in-put»), mais cette responsabilité incombe à un système de contrôle relatif à la gestion («orientation selon le out-put»). Ce dernier implique:
1)    des tests de comparaison, qui exigent des standardisations méticuleuses des performances scolaires mesurables,
2)    une «gestion de qualité» qui est basée sur un «controlling» permanent de l’école par les élèves, les parents, les collègues, la direction de l’école, les entreprises de certification professionnelles, etc. ainsi que
3)    une conception de l’enseignant comme facilitateur et à la rigueur comme animateur, mais en aucun cas comme médiateur et personne d’orientation pédagogique, de sorte que les élèves sont renvoyés complètement à eux-mêmes et doivent «organiser» et «présenter» leur apprentissage eux-mêmes
pour ne mentionner que quelques éléments centraux de ce modèle. Chacun n’est responsable ici que de soi-même et de son propre succès ou échec, exactement comme c’est aussi le cas dans la «société du marché» plus tard. Des attraits pour s’investir – comme élève, mais aussi comme professeur – ne peuvent être créés, selon la conception de l’homme comme «homo oeconomicus», que par la compétition ou les récompenses etc.; ils ne sortent pas d’une propre pulsion ou d’un intérêt (motivation intrinsèque). La vraie pédagogie est obsolète dans ce modèle. En conséquence, on cherche aujourd’hui plutôt des économistes d’entreprise comme proviseurs au lieu des professeurs expérimentés avec leur crédibilité offrant un lieu d’accueil pour des problèmes et des questions scolaires exigeantes.
A la différence de cette conception de l’école, dépourvue d’une théorie pédagogique mûre et d’une anthropologie humaine scientifiquement différenciée, l’Europe dispose d’une longue tradition de formation basée sur des fondements philosophiques solides. Elle repose sur une compréhension interpersonnelle et dialogique de l’éducation. Cette conception «personnelle» ou «humaniste» de l’éducation et de la formation considère une relation portée par la confiance relationnelle, par la capacité pédagogique et didactique et par la compétence en la matière comme le noyau de l’apprentissage entre l’élève et le professeur et du développement scolaire entier. En conséquence, beaucoup d’importance a été accordée à la formation de la personnalité des enseignants et à la formation professionnelle (in-put) dans la formation des enseignants en Europe, et l’on a transmis au professeur un degré élevé de responsabilité et d’autodétermination au travail de formation jusqu’à aujourd’hui. C’est pourquoi chez nous, les Européens, la liberté des méthodes d’enseignement et des moyens d’enseignement a toujours été un bien hautement estimé et protégé. La conception de la formation humaniste implique la conviction que la personne enseignante doit être mise en mesure de se focaliser sur la situation concrète et toujours individuelle de ses classes, sur la dynamique sociale et sur leurs personnalités et, lors du choix des contenus, d’apporter les œuvres, les sujets et les devoirs, de permettre à ses élèves le plus de développement possible aux niveaux personnel et technique ainsi que de l’élargissement d’horizon.
Comparé à la conception de l’éducation européenne, on ne peut qu’évaluer l’enseignement américain comme un appauvrissement incroyable et une suppression de l’exigence du développement de la personnalité de la plupart des élèves; le véritable travail pédagogique, reposant sur un dialogue relationnel différencié entre le professeur et l’élève ou de la classe, est littéralement ôté aux enseignants et il est réduit à un genre d’activité d’administration où tout est déjà déterminé bureaucratiquement: manuels, exercices, formes d’enseignement, contrôles de succès etc.

Le système américain n’est pas une option – il est temps de renvoyer cette camelote à l’expéditeur

La question de savoir si la population suisse accepterait ce développement, une fois que les buts et les conséquences réels seraient exposés et qu’un débat public honnête sur ce sujet serait mené, est sans doute rhétorique. Les conséquences sont trop évidentes. Ainsi, l’enseignement, qui a joué un rôle essentiel dans le développement de la prospérité suisse et le fonctionnement d’une culture politique vivante «d’en bas» et qui le fait toujours, devrait abandonner son action éprouvée et pédagogiquement solide en faveur d’un concept américain inspiré par l’économie d’entreprise? Il ne faut pas oublier qu’aux USA, les écoles publiques livrent déjà depuis longtemps des résultats désolants et que le travail de l’enseignant ne jouit d’aucune estime sociale; à ce sujet, il y a un dicton qui a fait le tour des USA: «If you can do something, then do it. If you can’t, then teach.» C’est pour cette raison qu’il faut rappeler à nouveau la question de Michael Schoenenberger, posée aux faiseurs du Plan d’études 21, à savoir si chacun a vraiment réalisé où le voyage doit mener: «Que fait-on pour que les expériences négatives faites aux USA ne soient pas fatalement répétées ici?» De même, son autre question, à savoir celle concernant la suppression des «effets corrupteurs (en raison de la comparaison publique et du «ranking»/classement) sur les directions de l’école et les enseignants», est de la plus grande actualité; dans la phase de consultation actuelle concernant le Plan d’études 21, on doit insister sur la réponse aux deux questions. La «société du marché» américaine a déjà aujourd’hui «eu des répercussions» sur beaucoup de domaines de la société suisse, et elle a changé le caractère des fonctions publiques en ce sens que l’argent, le prestige, la concurrence et les tendances à se profiler sur le marché du service public etc. ont constamment reçu plus de poids que le souci du bien commun des citoyennes et citoyens.
La question qui s’ensuit est de savoir pourquoi ce «changement culturel» dégénératif selon l’exemple américain se retrouve de plus en plus dans tout l’enseignement suisse sans avoir dû faire face, jusqu’à présent, à un débat démocratique aux Parlements ou lors d’un référendum. Cette question demande une réponse claire. Elle sera discutée en détail dans des contributions supplémentaires.     •
(Traduction Horizons et débats)

1    «Bologna-Reform «Bologna ist nicht an sich besser», Die Zeit du 19/12/12
2    ibid.
3    Bieber, Tonia/Martens, Kerstin (2011): The OECD Pisa Study as a Soft Power Education? Lessons from Switzerland and the US. In: European
Journal of Education 46 (1), 101–116
4    «Der Lehrplan 21 als typisches Kind seiner Zeit», NZZ du 13/8/13
5    En 2009, l’EPF a publié une étude présentant un classement (ranking) des lycées germanophones
en rapport avec le succès aux études de leurs bacheliers (à l’EPF après la première année
universitaire).
6    A l’occasion de l’hommage mondial du discours légendaire de Martin Luther King «I had a dream», il y a 50 ans (le 28 août 1968), tout le monde a pu voir qu’à ce moment-là, les relations sociales dans la société américaine étaient encore complètement marquées par la violence raciste.

(encadré)

Un empire informel dont le centre de gravitation se trouve uniquement à Washington

«Dans son étude sur ‹L’hégémonie américaine et la reconstruction de la science en Europe après la guerre›, le professeur américain d’histoire, de technologie et de société au Georgia Institute of Technology rend attentif à un facteur central de la politique étrangère des Etats-Unis face à l’Europe: il s’agissait de créer une nouvelle sorte de régime hégémonique, un empire informel, basé sur l’accord, qui se développe en ‹coproduction› et dont le centre de gravitation se trouve uniquement à Washington. Pour cela, il ne fallait ‹pas seulement la collaboration active des élites nationales qui partageaient les ambitions économiques, politiques et idéologiques des Etats-Unis et qui disposaient de suffisamment de légitimité et de pouvoir pour forcer ceux qui pensaient différemment à accepter leurs idées du chemin que l’Europe devait prendre. Il fallait également la modification subtile de l’identité européenne, une implantation progressive des normes américaines et de leurs méthodes›.»
John Krige. American Hegemony and the Postwar Reconstruction of Science in Europe, The MIT Press, Cambridge 2006, p. 255.
(Traduction Horizons et débats)

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