"La forêt tropicale est un énorme réseau de liaisons entre des êtres vivants. Si vous tirez un bout de cet écheveau, tout s’écroule." Francis Hallé http://www.reporterre.net/spip.php?article4981
Oui, Olivier Le Naire a parfaitement deviné. Essayer de comprendre les plantes dans leur "altérité fondamentale" (F. Hallé) nécessite une révolution intellectuelle. Mais spirituelle aussi. C'est très difficile pour un Occidental, à moins d'être poète, sage ou fou, ou d'avoir largué les amarres avec notre civilisation en allant étudier les forêts tropicales humides, et surtout en les aimant, comme l'a fait Francis Hallé. Oui, c'est très difficile pour un Occidental car, presque tous, nous avons oublié nos origines. Pas seulement les plus lointaines bien sûr, lorsque la canopée était notre habitat, mais bien plus récente, lorsque nos ancêtres du Mésolithique vivaient de la chasse, de la pêche et de la cueillette dans un environnement qui n'avait pas été encore modifié par l'agriculture et l'élevage. Les Gaulois vivaient encore largement de la forêt. Ils adoraient les forces de la nature: la foudre, les sources, les arbres. La romanisation et la christianisation, puis l'apparition de la "pensée marchande" (J.-F. Billeter: Chine trois fois muette) à la Renaissance puis celle de la civilisation industrielle et de la surpopulation bouleversèrent profondément notre relation avec la nature. Cette relation filiale et fraternelle existe encore en Asie, où elle subit l'énorme pression du "progrès" et de cette "pensée marchande" venus d'Occident, sans parler de la persécution du communisme. Il suffit de voir l'immense succès d'un livre comme "Kokka no hinkaku" (La dignité d'une nation) du mathématicien japonais Masahiko Fujiwara http://pocombelles.over-blog.com/article-kokka-no-hinkaku-masahiko-fujiwara-112183648.html, il y a quelques années (2,6 millions d'exemplaires vendus) pour comprendre la nostagie des valeurs morales traditionnelles (aimaï, sokuin: compassion, entraide) qui s'étendaient à la nature toute entière. Lisez "La Voie des Fleurs" de Gusty L. Herrigel pour vous en convaincre: on ne coupe pas une fleur sauvage au Japon et l'art floral est un art (et une Voie vers la sagesse: dô) de samouraï.
C'est pour cela que Francis Hallé est un sage, un sage qui a inventé un art, une science et une sagesse: la Voie des arbres. On pourrait aussi écrire: la Voix des arbres.
Pierre-Olivier Combelles
Francis Hallé: "Les arbres sont nos meilleurs alliés"
Par Olivier Le Naire (L'Express), publié le 13/11/2013 à 09:00
Source: http://www.lexpress.fr/culture/cinema/francis-halle-les-arbres-sont-nos-meilleurs-allies_1298839.html
À l'occasion de la sortie d'Il était une forêt, le nouveau documentaire de Luc Jacquet, le botaniste Francis Hallé, qui a inspiré le film, explique à L'Express les secrets comme les beautés de ce monde méconnu, et pourquoi, en détruisant les forêts, l'homme se détruit lui-même.
Botaniste et biologiste mondialement reconnu pour ses travaux sur les forêts tropicales, Francis Hallé est, à 75 ans, à la fois un chercheur engagé contre la déforestation, l'auteur de nombreux livres de référence et l'un des inventeurs du Radeau des cimes, objet volant permettant d'explorer les canopées. Mais aussi l'inspirateur et la vedette du dernier film de Luc Jacquet -Il était une forêt-, qui sera diffusé dans 500 salles à partir du 13 novembre.
Vous rêviez depuis vingt-cinq ans de tourner, un film sur les forêts primaires équatoriales. Pourquoi?
Francis Hallé: Parce qu'elles sont en train de disparaître, alors qu'il n'existe rien de comparable sur cette planète! Je ne voudrais pas que nos descendants disent: non seulement vous avez été incapables de les préserver, mais vous n'avez même pas pris la peine de nous transmettre leur souvenir. C'est aussi une façon d'alerter les citoyens sur les ravages commis dans ces espaces peu connus qui abritent la plus grande biodiversité du monde. Et sans biodiversité, que resterait-il pour nous nourrir? De l'eau et du sel.
Qu'est-ce qu'une forêt primaire?
Un lieu qui n'a jamais été abîmé par l'homme ou qui, s'il l'a été, s'est restauré dans son intégrité depuis au moins sept siècles. Cette forêt primaire est à la forêt secondaire ce qu'un grand champagne millésimé servi frappé dans une coupe en cristal est à un Coca tiède dans un gobelet en carton. La forêt secondaire, la seule qui nous reste, étant mitée, la lumière atteint le sous-bois, d'où une végétation qui empêche d'y progresser. On y trouve beaucoup moins d'espèces et des nuages de moustiques l'envahissent. Sur le plan économique, elles présentent infiniment moins de richesses et d'essences. Cela explique pourquoi les forêts primaires ont quasiment disparu : les hommes les ont pillées.
Disparu, vraiment?
Au début de ma carrière, en 1960, on en trouvait partout sur la bande équatoriale. Et si quelqu'un avait annoncé qu'elles allaient disparaître en l'espace d'une vie d'homme, ça aurait fait rigoler du monde. Et pourtant, ça y est, nous y sommes! La rapidité avec laquelle ces merveilles sont parties est monstrueuse. La fin de mon existence coïncide avec la fin des grandes forêts, et ça me convient bien; je n'ai pas envie de leur survivre. Certes, il en subsiste en Sibérie ou au Canada, mais elles ne comportent que trois ou quatre espèces d'arbres, ce qui limite beaucoup leur intérêt.
L'homme peut-il se passer de ces forêts primaires?
Il continuera de vivre, bien sûr, mais il vivra mal, car elles sont l'exact antidote dont il a besoin pour répondre aux maux de notre époque. Enfant, j'ai réalisé ce que peut apporter la forêt lorsque, durant la guerre, nous avons vécu grâce à celle, toute proche, qui nous a permis de nous chauffer et de nous nourrir. Puis je me suis orienté vers la biologie, et où trouve-t-on le plus de vie, d'espèces d'animaux et de plantes? Dans les forêts tropicales humides. Et dans ces forêts, où trouve-t-on le plus d'espèces vivantes? Dans les canopées, c'est-à-dire au sommet de ces arbres immenses exposés à la lumière, alors que le sous-bois, parce qu'il est moins lumineux, comporte forcément moins de plantes, donc moins d'animaux. Les énergies, la vie sont là-haut.
Pour explorer ces canopées, vous avez lancé le Radeau des cimes...
Oui, car je souhaitais démocratiser l'accès des scientifiques à la canopée. J'ai donc rencontré un pilote, Dany, qui utilisait un ballon à air chaud, puis un architecte, Gilles, qui avait créé un premier radeau. Grâce à notre engin de 600 kilos capable de se poser au sommet des arbres, nous avons découvert des centaines d'espèces nouvelles de plantes, d'animaux, de bactéries, de champignons... Là-haut, le problème est non pas de trouver une espèce nouvelle, mais d'en croiser une qui soit déjà connue! En comparaison, un récif de corail est pauvre.
Depuis trente ans, nous avons emmené des centaines de scientifiques de toutes les nationalités. Des botanistes et des zoologues, bien sûr, mais aussi des spécialistes de l'aérologie, des savants de Harvard ou de l'Institut Pasteur à la recherche d'animaux vecteurs du virus Ebola. Le laboratoire Glaxo, en recherchant de nouvelles molécules utilisables en pharmacie, a même découvert que l'on trouve cinq fois plus de molécules actives au sommet d'un arbre qu'à sa base, et que la récolte doit donc s'opérer sur la canopée et non au sol. En perdant les forêts primaires, nous sommes aussi en train de perdre ces richesses. L'immense majorité des essences présentes sur cette planète se trouve -se trouvait- dans la forêt primaire équatoriale. Même le moabi, le plus grand arbre d'Afrique, a failli passer à la casserole. Et quand un géant de ce genre est abattu, les centaines de plantes et d'animaux qui vivent à son sommet disparaissent avec lui.
Personne ne sait cela. Pourquoi?
Parce que les humains ont perdu le contact avec la forêt. A aucun moment ils n'imaginent, par exemple, que les océans, sur lesquels sont tournés des milliers de documentaires, n'abritent que 15 % de la biodiversité mondiale. Mais la mer appartient à tout le monde, et chacun est libre d'y aller, d'y faire ses recherches. Les forêts équatoriales, elles, appartiennent à des Etats, ce qui complique tout. C'est un problème politique, mais aussi financier. Quand un bateau de recherche océanographique coûte 30 millions d'euros, personne ne discute, et c'est très bien. Seulement, moi, on m'explique que le Radeau des cimes, unique au monde, et qui a coûté en trente ans l'équivalent de 1 kilomètre d'autoroute, est trop cher! Le gouvernement du Laos, l'un des pays les plus pauvres du monde, nous a invités à mener des missions d'études sur ses canopées et je cherche en vain l'argent pour financer cela. On passe plus de temps à récolter des fonds qu'à travailler. Or ces missions sont capitales pour la recherche, et pour l'humanité.
D'où vient le blocage?
Depuis l'époque coloniale, les forêts tropicales ont mauvaise réputation, et l'idée d'"enfer vert", qui est un cliché absolu, reste ancrée dans nos esprits, véhiculée par ces films où l'on ne voit que des serpents et des mygales. Mais les quartiers Nord de Marseille sont bien plus dangereux. Du coup, on se dit: pourquoi s'intéresser à un endroit si déplaisant? Le film que nous venons de tourner montre que les forêts sont au contraire des endroits calmes d'une incroyable beauté et bourrés de ressources. Mais ceux qui exploitent ces richesses ont intérêt à présenter comme un enfer le paradis qu'ils détruisent. A masquer le génocide qu'ils provoquent.
Génocide, vraiment?
Toutes les grandes forêts équatoriales avaient leurs tribus, qui vivaient très bien, travaillaient assez peu et consacraient beaucoup de temps à l'art. Or, au-delà des éliminations directes de tribus indigènes, nous assistons aussi au génocide indirect de populations dont on a détruit l'environnement qui les nourrissait. Ces gens sont parqués dans les villes et perdent leur identité. Ce ne sont pas des bons sauvages -encore un mythe colonial-, mais des personnes qui savaient vivre de la forêt et dans la forêt, l'utiliser sans la détruire. L'Amazonie a perdu une grande partie de sa forêt primaire, remplacée par des palmiers à huile, de l'eucalyptus et du soja.
Peut-on faire autrement si l'on veut nourrir 10 milliards d'humains?
Si c'était le cas, on pourrait admettre que la déforestation soit utile. Mais voyez Java, avec un nombre important d'habitants et une très forte densité humaine. Cette île est couverte de forêts, car cultiver en trois dimensions, c'est-à-dire en hauteur, est la seule manière de nourrir tout le monde. C'est cela, la solution d'avenir. L'agroforesterie, qui mêle agriculture, forêt et élevage, les plantes se nourrissant les unes les autres, offre en outre des rendements bien meilleurs que l'agriculture telle que nous la pratiquons, c'est prouvé. Il n'y a pas d'investissement plus rentable au monde que de planter un arbre. La recherche française est d'ailleurs en pointe dans ce domaine.
Alors pourquoi continue-t-on de cultiver en deux dimensions?
Parce que les lobbys vendraient moins de machines, moins d'engrais. Et parce que nous sommes habitués, depuis l'époque romaine, à séparer l'agriculture et la forêt. Par ailleurs, les humains s'intéressent moins aux plantes qu'aux animaux car elles ne leur ressemblent pas. Allez au Muséum, à Paris, voir la grande galerie de l'Evolution, personne n'y parle du végétal. Et pourtant l'homme, c'est 2 mètres carrés de peau et un corps qui rejette du CO2. Un arbre moyen représente, lui, 200 hectares de feuillages qui se nourrissent de l'énergie solaire, absorbent le CO2 et restituent de l'oxygène. Certains arbres sont même immortels s'il ne leur arrive pas d'accident ou de maladie, car, au-delà d'un certain âge, ils se clonent eux-mêmes. Il y a en Tasmanie un houx royal vieux de 43 000 ans, l'époque de Neandertal... que n'importe quel imbécile peut exterminer en un jour avec sa tronçonneuse. Certaines familles d'arbres, celle des baobabs, par exemple, ont aussi un génome dix fois plus important que celui de l'homme, mais nous préférons ignorer que, sur bien des plans, les arbres sont plus évolués que nous.
Comprendre les plantes réclamerait une révolution intellectuelle?
Oui, car il n'y a pas plus différent de nous, et c'est justement cette altérité que j'essaie de faire apprécier à mes contemporains, car les sociétés qui rejettent l'altérité me font peur. Les arbres sont pourtant nos meilleurs alliés face au réchauffement climatique. Les hommes émettent du CO2, les arbres l'absorbent. On est faits pour s'entendre. Imaginez une table avec des mets délicieux, et, au moment où les convives s'apprêtent à manger, un idiot regarde les pieds de cette table, et, parce qu'il a besoin de bois, il les coupe à la tronçonneuse et tout s'écroule. C'est ce que nous sommes en train de faire, car on a choisi la manière la moins rentable, la plus destructrice de traiter les forêts. Et les entreprises françaises sont parmi les premières responsables dans le monde de ce massacre subventionné. Nous avons besoin des forêts pour réapprendre le temps long, la patience, la beauté. Sur la canopée, le soir, après la pluie, on tend un drap entre deux bambous, on l'éclaire avec une lampe à ultraviolet et des millions d'insectes, la plupart inconnus, se ruent sur cette lumière; c'est un spectacle indescriptible. On voit des écureuils volants, des grenouilles bizarres, des crabes: oui, des crabes vivent dans la canopée!
En France, les ormes, les châtaigniers, les platanes sont en train de mourir. Que faire?
Rien. Comme dans une épidémie de peste, il restera toujours des individus résistants et ceux-là, en se croisant, seront à l'origine d'une population qui résiste à la maladie. Ces maladies sont épouvantables pour notre époque, mais, à terme, tout cela est très positif. Il faut bien comprendre que le temps de l'arbre n'est pas le nôtre. Nous sommes horrifiés par ce que nous voyons dans l'instant, mais l'arbre, lui, cela l'indiffère. Dans cent ans, le problème sera réglé. Et qu'est-ce qu'un siècle pour un arbre?
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Entretien avec Francis Hallé sur le site tela-botanica:http://www.tela-botanica.org/actu/article5874.html
Ceux qui vont plus loin, plus haut, ceux qui vivent en plus grand, sont ceux qui sont restés fidèles à leur enfance.
Francis Hallé
Le rôle de l'arbre dans l'agroforesterie. Source: http://associationhoflandt.hautetfort.com/archive/2013/11/10/francis-halle-et-le-radeau-des-cimes-5217759.html
Rencontre avec Francis Hallé
Lorsque vous avez débuté en tant que botaniste, qu’est-ce qui vous a attiré vers les forêts ?
Tout est parti d’une passion d’enfant. Mes parents possédaient un demi-hectare de forêt en Seine-et-Marne où nous nous sommes réfugiés pendant la guerre. J’ai passé beaucoup de temps dans ce petit terrain boisé et je grimpais aux arbres. Je crois que les gens s’épanouissent lorsqu’ils respectent et valorisent leurs passions d’enfance. Ceux qui vont plus loin, plus haut, ceux qui vivent en plus grand, sont ceux qui sont restés fidèles à leur enfance. Je dois ma propre passion à mon père et à mes frères aînés, qui m’ont fait découvrir la forêt de Fontainebleau. Tout a commencé comme ça.
Lorsque j’ai débuté mes études, je me suis d’emblée orienté vers les plantes. Et où trouve-t-on le plus de plantes ? Dans les tropiques... Et dans les tropiques, où y a-t-il le plus de plantes ? Dans la forêt... Et dans la forêt, où y a-t-il le plus de plantes ? Au niveau de la canopée. De sorte que c’est devenu ma spécialité.
À quel âge avez-vous découvert une forêt primaire pour la première fois ? Qu’avez-vous ressenti ?
J’avais 22 ans, l’âge de Darwin lorsque lui-même est arrivé pour la première fois dans une fois dans une forêt primaire du Brésil. Comme lui, j’ai été ébloui. Pour moi, c’était en Côte-d’Ivoire, non loin d’Abidjan. Lorsque j’ai commencé, il y avait de la forêt primaire partout. Dans toute l’Afrique, dans toute l’Amérique latine, dans toute l’Asie du Sud-Est... C’était inépuisable ! Je passais tous mes week-ends à photographier - car à l’époque je photographiais - et j’en garde de magnifiques souvenirs. Ensuite, au fil de ma vie, j’ai vu tout disparaître. C’est terrible. Ces forêts ont été transformées en parkings, en supermarchés, en friches abandonnées...
J’ai été témoin de cela.
Comment avez-vous rencontré Luc Jacquet ?
Nous nous sommes connus par hasard lors de l’inauguration de Terra Botanica, un parc d’attractions consacré à l’univers des plantes près d’Angers. Nous étions invités lui et moi, et nous avons déjeuné ensemble. J’étais heureux de le rencontrer parce que cela faisait vingt ans que je cherchais un cinéaste. J’en ai croisé des quantités, mais ça n’a jamais marché.
Depuis longtemps, je me rends compte que les forêts primaires disparaissent et que très bientôt, il n’en restera rien. Je voulais faire un film qui puisse montrer à mes semblables et aux générations futures ce que sont ces lieux exceptionnels et quelle est leur importance. Pour y parvenir, j’ai approché de nombreux cinéastes et tous trouvaient mon projet magnifique, mais ils n’avaient pas le temps, ou ne trouvaient pas les budgets nécessaires.
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Entretien de Francis Hallé avec frédéric Joignot (Le Monde Magazine): http://fredericjoignot.blog.lemonde.fr/?s=Hall%C3%A9
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Un portrait de Francis Hallé dans la forêt tropicale: http://vimeo.com/63157644
Le végétal, c'est l'altérité fondamentale Francis Hallé)