Les Béthune de mon coeur: Jeanne de Béthune et Jeanne de Luxembourg, protectrices de Ste Jeanne d’Arc durant sa captivité au château de Beaurevoir (1430)
"Cependant, Jean de Luxembourg, prévenu de la tentative [d'évasion de Jeanne du château de Beaulieu], comprit que, pour conserver sa proie, il fallait trouver mieux qu'une prison banale, aux soins d'une garnison quelconque. D'ailleurs, la démarche faite au nom de l'Inquisiteur de France auprès du duc de Bourgogne ainsi que les dépêches du chancelier son frère, lui avaient ouvert les yeux, s'il en était besoin, sur le prix que les Anglais attachaient à la possession de la Pucelle et sur les efforts qui seraient tentés sous prétexte ecclésiastique, c'est-à-dire à titre gratuit, pour la lui arracher. Or, toujours à court d'argent, ce guerroyeur n'avait nulle envie de renoncer à la large aubaine qu'il escomptait depuis que le sort des armes avait fait tomber Jeanne en son pouvoir.. Il songea alors à la demeure où résidait sa famille. Cette imprenable forteresse, perdue dans les forêts du Cambrésis, à l'abri d'un coup de main des Anglais comme d'une expédition française, serait la meilleure retraite pour cacher son trésor. Il faut remarquer, en effet, que, à partir de ce moment, le secret entourant la prisonnière devient de plus en plus profond et que des circonstances providentielles ont pu seules permettre qu'un coin du voile épais, qui six mois durant va se dérober à notre regard, fût soulevé de temps à autre.
Juin commençait à peine quand Jean de Luxembourg communiqua à Philippe le Bon, son souverain, l’intention qu’il avait de transférer la jeune fille du château de Beaulieu à la forteresse de Beaurevoir. Le duc de Bourgogne ne vit probablement aucun motif pour s’opposer au projet du comte de Ligny ; il lui fit toutefois remarquer que la duchesse, sa femme, venant de Noyon le 6 de ce même mois, tiendrait à connaître celle dont on parlait dans toute l’Europe. Luxembourg, lui, n’avait qu’à accéder au désir de son prince ; aussi est-ce vraisemblablement dans la journée du 6 juin que l’héroïne fut enlevée clandestinement de Beaulieu pour être transférée à Noyon, où elle passa la nuit dans une prison d’Etat, circonstance que les bourgeois de cette ville ignorèrent complètement. Le lendemain, après que la duchesse de Bourgogne eût satisfait sa curiosité, une escorte conduisit la Pucelle, toujours avec le même mystère, au château de Ham, propriété des Luxembourg ; de là, sans que l’on sache où se fit l’étape intermédiaire, la captive semble avoir été dirigée vers le château de Wiège, dont le comte de Ligny s’était emparé en 1424. Enfin, la petite troupe atteignit Beaurevoir.
L'habitation de Jean de Luxembourg était une forteresse, dont les tours massives, construites suivant les règles de l’architecture militaire des Anglais, se dressaient au sommet d’une colline située au milieu des forêts ; de puissants ouvrages de défense, capables d’arrêter l’effort d’une armée, en protégeaient les approches.
Au pied du terrible manoir, entre les haies embroussaillées, chantent des sources aux eaux limpides. L’Escaut, le grand fleuve flamand, prend là son point de départ vers la mer du Nord.
Au moment de l'arrivée de la Pucelle, les arbres des bois venaient de revêtir leur plus belle parure, et leurs feuilles d'un vert tendre formaient un fond clair sur lequel ressortait d'une façon plus impressionnante encore le gris terreux et uniforme des hautes murailles du château. En franchissant la voûte d'entrée, Jeanne, qu'une longue journée d'été avait mise en moiteur, frissonna sous l'humidité qui se dégageait de ces amas de pierres. Son âme ressentit l'effroi qu'éprouverait un vivant pénétrant dans un séjour de mort. Elle cherchait à réagir contre ces lugubres pensées, lorsque, contraste gracieux avec la sévérité de la demeure, trois têtes de femmes, penchées aux fenêtres de la salle d'honneur, attirèrent et charmèrent son regard. C'était d'abord une jeune fille de son âge, dont les traits lui rappelaient ceux de ses fraîches compagnes de Domremy, puis une dame qui paraissait être la mère de la "gente demoiselle"; enfin, entre elles deux, partageant leur désir d'apercevoir la nouvelle venue, s'avançait une figure à la fois énergique et pieuse, auréolée de cheveux blancs...
Ce ne fut qu'une vision, car déjà les soldats, pressés de se reposer, dirigeaient la prisonnière vers le réduit qu'on leur avait désigné, et Jeanne se trouva seule sur les dalles froides de son cachot.
Peut-être songea-t-elle alors aux trois personnes entrevues un instant, les premières qui depuis sa captivité eussent réchauffé son coeur souffrant par leur expression sympathique.
Dieu voulait que sa servante repris des forces sur le chemin de son calvaire. Le culte, au château de Beaurevoir, avait une organisation importante. dès 1314, Valeran de Luxembourg y avait établi par fondation quatre chapelains; leur nombre ultérieurement s'éleva jusqu'à sept. Plusieurs fois par jour le Saint Sacrifice se célébrait dans le sanctuaire féodal; on y chantait quotidiennement, à heure fixe, une messe votive du Saint-Esprit, qu'on remplaçait le vendredi par celle de la Passion, et le samedi par une messe de la sainte Vierge. La Pucelle put donc satisfaire ses plus chères dévotions.
Son angélique pitié fut remarquée par les nobles dames du château et lui attira toute leur bienveillance. Celles-ci habitaient ensemble l’antique demeure. La plus âgée, née en 1365, ne s’était jamais engagée dans les liens du mariage. Sœur du bienheureux Pierre de Luxembourg, évêque de Metz et cardinal, elle fut demoiselle d’honneur d’Isabeau de Bavière et l’une des marraines de l’enfant royal que devint Charles VII. Vivant au foyer de son neveu, aimée et respectée de tous, elle gardait néanmoins au fond de son cœur des sentiments français. Sa nièce par alliance, Jeanne de Béthune*, vicomtesse de Meaux, avait aussi l’âme attachée au parti national ; elle soignait et écoutait comme une mère sa vénérable tante.
D’abord épouse de Robert de Bar, tué à Azincourt en 1415, la jeune femme était restée veuve à la fleur de l’âge, puis, sur les instances du duc de Bourgogne, elle avait contracté de nouveaux liens avec Jean de Luxembourg, le 23 novembre 1418. Cette seconde union ne lui avait pas donné d’enfants, mais de la première était née une fille, la même année que Jeanne d’Arc (1412). De race lorraine comme l’héroïne, elle portait avec sa tante adoptive et sa mère le même prénom que la Libératrice. Peut-on s’étonner, dans ces conditions, qu’un courant de profonde sympathie ait rapproché les grandes dames de leur prisonnière ?
Les termes dont la Pucelle se servira plus tard en parlant de ses aimables hôtesses ne laissent aucun doute sur ses sentiments à leur égard. Elle affirmera, en effet, qu’à l’exception de la reine de France, personne au monde n’eut plus d’empire sur son cœur que les dames de Luxembourg.
Il n’est point d’adoucissement que, dans leur sollicitude, les châtelaines n’aient apporté au sort de la pauvre enfant. Si elles ne pouvaient lui enlever ses gardes, du moins lui permirent-elles de jouir, sous leur surveillance, d’une liberté relative. Une tradition locale prétend même que, sans la dispenser, bien entendu, de cette surveillance obligatoire, elles emmenaient Jeanne au château de la Mothe, résidence d’été située dans le vallon, près des sources de l’Escaut, à un quart de lieue de la forteresse. "
(...)
Jeanne d'Arc tente de s'évader par la fenêtre de la tour de Beaurevoir où elle est gardée prisonnière. La corde qu'elle s'était fabriquée rompt et elle tombe d'une hauteur de soixante pieds dans la courtine. Elle guérit.
"Cependant, un courrier avait volé vers Compiègne pour annoncer à Luxembourg ce qui s'était passé à Beaurevoir. L'avide geôlier de la Libératrice de la France éprouva à cette nouvelle une terrible émotion: il entrevit comme possible l'effondrement de ses espérances: les monceaux d'or anglais qu'il escomptait déjà avaient été si près de lui échapper...
Décidément, sa captive n'était pas facile à garder, et il lui tardait de l'échanger contre les dix mille livres que lui avait promis l'évêque de Beauvais. Mû par un sentiment d'avarice, Luxembourg n'hésita plus et signa l'acte de vente de la prisonnière. Son consentement était parvenu à Rouen le 2 septembre, car les Anglais, qui voulaient en finir promptement, donnèrent ce jour-là l'ordre de lever sur le duché de Normandie un impôt de cent vingt mille livres tournois, dont dix mille étaient affectés "au payement de l'achat de Jeanne la Pucelle, que l'on dit être sorcière, personne de guerre, conduisant les armées du Dauphin".
Dans l'intervalle, les dames de Luxembourg étaient rentrées à Beaurevoir: elles avaient trouvé leur jeune amie pâle et affaiblie et lui avaient reproché avec douceur sa tentative inconsidérée. Apprenant de sa bouche les motifs qui l'avaient déterminée à agir ainsi. Les châtelaines la calmèrent et lui promirent d'intervenir en sa faveur auprès du sire de Ligny.
En effet, celui-ci ne tarda pas à recevoir des dépêches de sa tante, qui l'avait choisi comme unique héritier, de préférence à son aîné, le comte de Saint-Pol. La noble demoiselle le suppliait de ne pas livrer Jeanne d'Arc à ses pires ennemis. Elle était si désireuse d'être écoutée, que, dans un codicille ajouté à son testament le 10 septembre, elle renouvelait cette recommandation à son neveu, en même temps qu'elle lui léguait les comtés de Saint-Pol et de Ligny, recueillis par elle trois semaines auparavant.
Le sire de Beaurevoir ne voulait à aucu prix contrister sa riche parente, mais il tenait également à gagner les dix mille livres offertes en échange de sa prisonnière. Il confia donc son embarras à son frère le chancelier d'Angleterre; celui-ci imagina un compromis fort adroit.. Les Anglais, d'ailleurs, se défiaient eux aussi d'un geôlier si malhabile, et tellement cupide, qu'une proposition plus avantageuse que la leur, venant des Français, aurait eu des chances d'être acceptée par lui.
Ils voulaient que leur ennemie fût brûlée comme hérétique et sorcière, ainsi que venait de l'être pour le même motif l'humble servante de la Pucelle, Pierronne la Bretonne. Pour avoir soutenu sans vouloir en démordre que "Jeanne était bonne, agissait bien et selon Dieu", elle était montée sur le bûcher, le dimanche 3 septembre, en plein Paris.
La combinaison de Louis de Luxembourg consistait à remettre la captive entre les mains du duc de Bourgogne. Ce dernier était là comme un intermédiaire naturel et très opportun; il gardait au coeur sa haine non encore assouvie contre Charles VII; sa foi était à l'Angleterre; il exerçait sur Jean de Luxembourg une suzeraineté incontestée et fort appréciée pour l'heure, puisque le comte lui devait le commandement de l'armée bourguignonne sous les murs de Compiègne. Philippe le Bon fut donc prié, à la satisfaction commune des parties contractantes, de conserver dans ses prisons Jeanne d'Arc, jusqu'au jour où, la rançon étant touchée par Luxembourg, celui-ci autoriserait son suzerain à livrer la victime à ses ennemis.
Grâce à ce stratagème, le sire de Ligny pouvait cacher à sa tante et à sa femme le marché honteux qu'il venait de conclure avec l'envahisseur. La remise de la Pucelle à Philippe le Bon s'expliquait suffisamment pour elles par des raisons de politique générale.
Il semble bien que la nouvelle du transfert de l'héroïne fut annoncée sous cette forme au château de Beaurevoir. Le pressentiment d'un séjour interminable dans les cachots traversa sans doute l'esprit de la malheureuse jeune fille, et c'est dans ce sens qu'elle commença à interpréter la phrse mystérieuse que ses Voix du Ciel murmuraient déjà à son oreille: "Ne t'inquiète pas de ton martyre; tu viendras enfin au royaume du Paradis."
Un fait positif nous confirme dans cette supposition. Dans le courant de septembre, Jeanne, avec l'aide des dames de Beaurevoir, fit passer une lettre aux magistrats de Tournai. Quelques jours plus tard, le receveur général des finances tournaisiennes écrivait dans son livre de comptes que ses compatriotes avaient reçu un "sûr message" de la Pucelle, enchaînée pourtant et bien gardée.
Les lignes où se trouve résumée cette lettre font pleurer: la pauvre enfant abandonnée demande, "en la faveur du roi notre sire et des bons services qu'elle lui avait faits, que ladite ville lui voulut envoyer de vingt à trente escus d'or pour employer à ses nécessités....." (...)
Mgr. Henri Debout, Prélat de la Maison de Sa Sainteté, Lauréat de l’Académie française. Histoire admirable de la Bienheureuse Jeanne d’Arc. Paris, Maison de la Bonne Presse, 5 rue Bayard, 1909.
* Jeanne de Béthune († 1450), fille de Robert VIII de Béthune, vicomte de Meaux, et d'Isabelle de Ghistelles. De son mariage en 1409 avec Robert de Bar, comte de Marle puis de Soissons, était née une fille : Jeanne (1415 † 1462), comtesse de Marle et de Soissons, mariée en 1435 à Louis de Luxembourg (1418 † 1475), comte de Saint-Pol et de Ligny.
Note:
"Le moment où Jeanne est livrée aux Anglais [NDLR : 21 novembre 1430] coïncide avec la mort de la "dame de Luxembourg", que sans doute son neveu, Jean, comte de Luxembourg-Ligny, hésitait à mécontenter."
Régine Pernoud: Jeanne d'Arc par elle-même et par ses témoins. Seuil, 1962.
Jeanne de Béthune, vicomtesse de Meaux (1397-1450): link
Jeanne de Luxembourg-Saint-Pol: link
Beaurevoir, par Charles Poëtte: link
Sur la vraisemblable origine royale de Jeanne d'Arc:
https://www.histoire-et-secrets.com/jeanne-darc-etait-elle-de-sang-royal/
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Site stejeannedarc.net: link
Les arbres de Sully, par Terry Brown et présenté par Pierre-Olivier Combelles
Le Courrier de la Nature N°305, septembre-octobre 2017
https://www.snpn.com/produit/le-courrier-de-la-nature-n305-septembre-octobre-2017/?cn-reloaded=1