Grattoir mésolithique, visage énigmatique
Grattoir mésolithique. Ile de France
5cm x 4 cm. Le côté aménagé est à droite.
Collection de Pierre-Olivier Combelles
Il y a une quinzaine d'années, j'ai découvert les vestiges d'un camp mésolithique dans un champ d'Ile de France. L'ayant signalé aux Antiquités nationales, une archéologue m'y accompagna un jour pour l'inspecter et l'inventorier. Mais je crois qu'il n'a jamais été fouillé depuis.
J'y suis retourné par une après-midi d'hiver, froide et pluvieuse. Le champ n'avait pas changé; traversé par le même chemin herbu et creusé d'ornières, encadré par les mêmes bois touffus. En marchant sur la terre argileuse, détrempée, couverte de mares d'eau et sillonnée d'empreintes de cerfs, de chevreuils et de sangliers, j'ai retrouvé plusieurs outils de pierre, tous du même silex brun-rouge, inconnu dans les environs. Ce sont en général des grattoirs, faits à partir d'éclats et retouchés de très fines dentelures du côté arrondi, qui servaient sans doute à préparer les peaux pour faire des vêtements.
En ramassant ces objets, je pensais à ceux qui les avaient fabriqués et s'en étaient servi, il y a plus de 12000 ans.
Le camp se trouvait peut-être dans une clairière au milieu de la forêt (ils ne pratiquaient pas encore l'agriculture) peuplée sans doute de chênes, de frênes, de charmes et de hêtres séculaires, énormes, de bouleaux et de noisetiers. Ces hommes vivaient de la chasse, de la pêche et de la cueillette.
En ce temps-là:
pas de maisons chaudes et confortables
pas d'autos ni d'avions
pas de routes, de villes ni même de villages
pas de champs cultivés ni de pâturages remplis d'animaux; vaches, chevaux, cochons, moutons
pas de journaux, pas de télévision, pas d'ordinateurs
pas d'écriture: la parole, la musique, la peinture, la sculpture y suppléaient avec la mémoire prodigieuse des peuples de culture orale
pas de montres ni d'horloges: ils vivaient à l'heure du soleil
pas d'eau incolore au robinet ou dans la bouteille de plastique pour boire: l'eau vive et ambrée des sources et des cours d'eau
pas de magasins ni de supermarchés où acheter la nourriture venant de régions ou de pays lointains: la chasse, la pêche, la cueillette
pas de bruits de moteurs, de radios, de musiques diffusées par hauts-parleurs: le silence et les bruits de la nature
pas d'électricité, pas de lumières artificielles pour cacher, la nuit, le ciel noir rempli d'étoiles et la Lune...
C'est comme cela que vivaient les hommes depuis toujours, depuis la création du monde.
Les livres des préhistoriens, André Leroi-Gourhan par exemple, essaient d'expliquer le mode de vie, la culture et la pensée des hommes de la Préhistoire, mais ils sont décevants.
C'est comme si un homme aveugle et ignorant essayait de nous décrire le Louvre.
Si lointains et si proches, si mystérieux, les chasseurs mésolithiques, mes ancêtres par le sang.
Un silex taillé dans ma main, je m'interrogeais donc:
Comment étaient ces hommes: grands ou petits, bruns ou blonds, aux yeux bleus ou marrons ?
Comment s'appelait leur peuple ?
Quels étaient leurs noms ?
Quelle langue parlaient-ils?
Quel était leur caractère et quels étaient leurs vertus et leurs vices ?
Comment étaient-ils vêtus ?
Comment étaient leurs habitations ?
Comment préparaient-ils leurs aliments ?
Quelles étaient leurs moeurs, leurs coutumes, leur histoire ?
Quelles étaient leurs danses, leurs chants ?
Quelle était leur organisation sociale, politique?
Qui étaient leurs ennemis ?
Quelle était leur religion?
Comment expliquaient-ils la terre, le ciel, le soleil, la lune, les étoiles ?
Voyageaient-ils ? Jusqu'où ? Comment ?
Mieux vaut reconnaître que nous ne le savons pas et que nous ne le saurons jamais. Sagesse qui n'est guère compatible avec le souci d'écrire un livre, de soutenir une thèse ou de mener une carrière scientifique ou administrative, qui se nourrissent d'affirmations. Restent le rêve et la poésie, comme ce texte qu'écrivit un jour Thoreau sur la pointe de flèche indienne, qui, intacte, poursuit sa course immuable dans le temps. Ou comme celui de Tacite sur les Fennes, un peuple nomade de l'antique Germanie...
Pierre-Olivier Combelles
"Si lointains et si proches, si mystérieux, les chasseurs mésolithiques, mes ancêtres par le sang". Rainures verticales d'un abri orné du Mésolithique dans la forêt de Rambouillet. Photo: Pierre-Olivier Combelles (2017)
Enigmatique visage félin gravé dans un abri orné mésolithique dans la forêt de Rambouillet. 6 courbes gravées symétriques seulement. Figure magique comme celles sur écorce de bouleau des Montagnais-Naskapi du Québec-Labrador, faites elles aussi de quelques courbes symétriques ? Ou comme le Taoti'e de la Chine ancienne ? Allusion symbolique aux grands félins préhistoriques: Lion des cavernes disparu à la fin du Tardiglaciaire, il y a 10.000 ans, avec le passage de la steppe arbustive à mélèzes, bouleaux et saules, à la sylve caducifoliée, Panthère (Panthera pardus), Lynx des cavernes (Lynx spelaea), Tigre ? Disparus, mais peut-être pas leur souvenir dans la culture des hommes... Photo: Pierre-Olivier Combelles (2017)
In: Michel Noël, Les Oiseaux d'été - Récit montagnais. Léméac, Ottawa, 1981
Taoti'e. Bronze. Chine ancienne. Sotheby's
Vase celtique (Musée de Bavay) in : Régine Pernoud, Les Gaulois, Ed. du Seuil (1979)
Chênes rouvres dans la forêt de Rambouillet (Yvelines) vestige de l'antique Forêt des Carnutes dont parlait César. Photo: Pierre-Olivier Combelles
L'Esprit de la forêt est toujours vivant. Photo: Pierre-Olivier Combelles.
http://pocombelles.over-blog.com/2015/09/les-samoyedes-et-la-nature-kai-donner.html
La tête de flèche indienne
Mars 1859
Le temps détruit vite les œuvres des peintres et des sculpteurs fameux, mais la tête de flèche des Indiens résiste à ses efforts et il faudra que l’éternité vienne à son aide. Ce ne sont pas des os fossilisés, mais plutôt pensées fossilisées, devant lesquelles je songe à l’esprit qui les forma. Je voudrais savoir que je suis constamment sur les traces du gibier humain – que je marche sur la piste de l’esprit – et les souvenirs ne manquent jamais de me remettre sur le bon chemin. En voyant ces signes, je sais que les esprits qui les ont façonnés ne sont pas loin de nous, quelque métamorphose qu’ils aient subie. Labourez, piochez, et jurez que vous ne laisserez pas pierre sur pierre : la flèche indienne n’en sera que mieux préservée car, en retournant une couche, vous enfouissez l’autre plus profondément. La flèche rouille en paix. Son signe est fait pour survivre à tous. Les grandes massues, les haches peuvent se briser, se perdre, mais la tête de flèche peut-être ne cessera de fendre les siècles jusqu’à l’éternité. Elle ne fut conçue que pour une courte envolée : pour ma pensée, elle vole encore à travers les âges, portant le message de la main qui la lança. Des myriades de têtes de flèches dorment sous la croûte de notre planète tourbillonnante, tandis que les météores tournent dans l’espace. Empreintes des pieds, empreintes de l’esprit des plus anciens des hommes. Lorsqu’un chef vandale aura rasé le British Museum, que les taureaux ailés de Ninive auront leurs traits effacés, toutes les têtes de flèches que le musée contient reprendront leur place dans la poussière familière, se remettront à briller en de nouveaux printemps, à la surface nue du sol et, pour la millième fois, un berger, un sauvage passant par là, les ramassera, et évoquera leur histoire.
Henry David Thoreau. Journal. Extraits choisis et traduits par R. Michaud et S. David. Présentation de Kenneth White. Denoël (1930) 1986.
Les Fennes
"...Quant aux Fennes, ils étonnent par leur état sauvage et leur affreuse pauvreté. Chez eux, point d'armes, ni de chevaux, ni de foyer domestique. Ils ont pour nourriture de l'herbe, des peaux pour vêtement, la terre pour lit. Toute leur ressource est dans leurs flèches, qu'ils arment, n'ayant pas de fer, avec des os pointus. La même chasse nourrit également les hommes et les femmes: car celles-ci accompagnent partout leurs maris, et réclament la moitié de la proie. Les enfants n'ont d'autre abri contre la pluie et les bêtes féroces que les branches entrelacées de quelque arbre, où leurs mères les cachent. C'est là que les jeunes gens se rallient, que se retirent les vieillards. Ils trouvent cette condition plus heureuse que de peiner à cultiver les champs, d'élever laborieusement des maisons, d'être occupés sans cesse à trembler pour leur forteresse et à convoiter celle d'autrui. Ne redoutant rien de celle des hommes, ne redoutant rien des dieux, ils sont arrivés à ce point si difficile de n'avoir pas même besoin de former un voeu..."
Tacite, Moeurs des Germains, XLVI, trad. Burnouf.
Cet article est la réédition de mon ancien article de janvier 2011, réactualisé: http://pocombelles.over-blog.com/article-le-racloir-mesolithique-65755190.html