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Rouge et Blanc, ou le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Le concept d’odeur chez Hâfez, par Mohammad Ali Eslâmi Nodoushan (traduit par Zeinab Golestâni) )

15 Janvier 2020 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles

Miniature du Dîvan de Hâfez (Perse, 1585)

Miniature du Dîvan de Hâfez (Perse, 1585)

"Travaillant sur la traduction de Baudelaire, il y a presque 10 ans, j’ai remarqué quelques aspects plus ou moins proches entre lui et Hâfez. Entre autres, l’odorat prodigieux des deux poètes. « Aucun poète ne bénéficiait d’un odorat aussi subtil que lui », dit-on à propos de Baudelaire. [1] J’ai pensé à Hâfez comme celui qui possédait la même particularité dans la langue persane, ce à quoi j’ai fait allusion dans la préface de ma traduction. [2] En fait, les recherches suivantes ont prouvé que je ne me trompais pas.

Hâfez évoque les odeurs plus que tout autre poète persan. Des mots tels que parfum, aromate, arôme, exhalaison, effluve, bouffée d’air ou souffle ne cessent de se répéter. Il les invoque aussi à l’aide des matières parfumées comme l’ambre gris, abir [3], ghâlié [4], le musc, la poche de musc, les fleurs et les vents, dans sa poésie.

Une comparaison entre la poésie de Hâfez où les odeurs sont si présentes, et ceux de quatre autres poètes lyriques révèle cette particularité : Anvâri mentionne l’odeur ou ses synonymes toutes les 21 odes, Khâqâni toutes les 7,5 odes, Molavi Jalâleddin Rûmi toutes les 20 odes dans son Grand Divân et toutes les six odes dans le Divan Elu, Saadi toutes les 7,2 odes, et Hâfez, toutes les 3,6 odes. [5]

Hâfez n’exploite pas des tropes nouveaux pour traiter les odeurs. Il reprend à son compte ceux exploités par ses prédécesseurs, en particulier Molavi et Saadi. Cependant, il les personnalise et ce qui souligne cette présence des odeurs est l’alliance entre sa vie et l’odeur, comme une habitude, comme un besoin. L’odeur chez Hâfez possède une profondeur et une présence particulières.

ہ mes yeux, ce n’est que le désir altéré et ardent de Hâfez qui suscite sa passion et sa sensibilité aux odeurs. Jouir de l’odorat, plus que de tous les autres sens, s’entend avec son esprit introverti, inextricable, aimant l’alchimie. On est capable d’apercevoir l’odeur de loin, sans avoir besoin de trouver sa source ou de l’effleurer. C’est cette caractéristique d’invisibilité, d’ambiguïté, d’insaisissabilité, et d’éloignement de l’odeur qui la rend tellement provocante. Par conséquent, tout ce qui parvient à ressusciter, dans l’esprit, l’odeur de l’aimé, en fournira la représentation la plus vive. Ainsi, si l’aimé n’est point présent, il laisse cependant quelque chose que l’on peut fréquenter, sans aucun embarras et sans craindre ni la curiosité du voisinage ni le muhtasîb [6].

Hâfez sera à jamais remarqué pour sa vie en « cellule ». Cet étudiant toujours en quête, cet amateur des solitudes nocturnes, des dénouements, des rêves bleus, des lectures, de l’insomnie, celui qui débute par l’école et par le khânqâh, qui arrive à la Taverne, qui en part pour la plaine telle une gazelle sauvage, sans trouver nulle solution, garde l’empreinte de cette période-là.

De fait, s’il existe un sorcier capable de rassembler les horizons lointains, les gens, les tumultes et les déserts où furent perdues les armées de Selm et de Tur [7] dans la salle d’une école, c’est sûrement Hâfez. Dans cette retraite où il n’existe pas même un trait de lumière, les magistrales roseraies fleuries [8] se rapprochent de lui, alors qu’envoûté [9], il entend en son for intérieur le tumulte de mille voix. [10]Ce sont les mystères qu’il connaît qui font naître ces envoûtements, ces mystères qu’il ne peut révéler. [11] Hâfez est assis à l’ombre d’un arbre intitulé « Croyance », mais dont les fruits sont ceux de l’incroyance. [12] En conséquence, son destin est d’être éternellement indécis entre le sacré et le profane, entre l’être et le néant, entre le céleste et le terrestre, et surtout entre les désirs du corps et les ambitions spirituelles. Comme celui qu’on persécuterait pour qu’il avoue. ةtonnamment, cet état de persécution n’est pas dépourvu de contraste : on y voit et la souffrance et la jouissance.

Chez Hâfez, se pose une question dialectiquecar il ignore sous quelle cendre cacher son désir brûlant et éclatant telle une braise dans l’obscurité. En même temps, elle est considérée comme l’un de ses arts, car il cache tout de cette passion aux yeux étrangers ; comme quand on cache une main souillée par le péché sous sa chemise ; poser la main sur le cœur n’est pas un signe de respect, on a quelque chose à cacher.

Dans ce discours qui aborde l’odeur chez Hâfez, nous rencontrerons un Hâfez terrestre. Alors même qu’ici encore, il mêle, comme toujours, l’abstrait et le concret et prend l’odeur comme moyen pour atteindre les univers intelligibles. Cependant, sur ce sujet, nous nous garderons de nous engager dans des exégèses et des interprétations spirituelles.

L’odeur, comme on le sait, est l’un des sens humains les plus animaux. Selon les anthropologues, quand l’être humain descendit de l’arbre et se tint debout, son odorat s’affaiblit progressivement ; en revanche, sa vue se renforça, car dans la nouvelle situation, il avait plus besoin d’yeux perçants que d’un odorat subtil. Aujourd’hui, l’odorat rapproche l’homme de l’animal, bien que l’odorat de l’homme soit moins développé que celui de nombreux animaux [13]."

(...)

Mohammad Ali Eslâmi Nodoushan 

Traduit par Zeinab Golestâni

La Revue de Téhéran, N°162, mai 2019

Suite et source: 

http://www.teheran.ir/spip.php?article2686#gsc.tab=0

Le concept d’odeur chez Hâfez, par  Mohammad Ali Eslâmi Nodoushan  (traduit par Zeinab Golestâni) )
Pierre-Olivier Combelles. Autoportrait au globe terrestre. Aquarelle. Versailles, années 1970.

Pierre-Olivier Combelles. Autoportrait au globe terrestre. Aquarelle. Versailles, années 1970.

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