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Le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Mona Chollet: Eloge du relativisme historique (J.-F. Billeter, M. Löwy, R. Sayre)

28 Mars 2014 , Rédigé par Béthune

Révolte et mélancolie, de Michaël Löwy et Robert Sayre
Chine trois fois muette, de Jean-François Billeter


Eloge du relativisme historique

 

Il est devenu aujourd’hui banal de constater la prise de pouvoir de l’économique sur le social, en général pour la déplorer. Mais, en posant le problème en termes moraux, on le prive trop souvent de son historicité : on oublie que la grande force du système, celle qui explique sa longévité, est de parvenir à donner l’illusion de sa « naturalité », en se présentant comme la grève sur laquelle toute société humaine est destinée à échouer tôt ou tard. Dans Chine trois fois muette (2000), Jean-François Billeter retrace le long processus au fil duquel, à partir de la Renaissance, en Europe, la façon qu’avaient les marchands de voir le monde est devenue la vision universellement partagée, aboutissant à « soumettre l’infinie profondeur et variété du social aux abstractions de la raison marchande ». Cette confusion entre raison instrumentale et raison tout court nous prive du moyen d’agir sur le développement autonome du capitalisme, car elle reste largement inconsciente. Or, en lisant Révolte et mélancolie - Le romantisme à contre-courant de la modernité , de Michaël Löwy et Robert Sayre (1992), on s’aperçoit que les romantiques, eux, l’ont identifiée très tôt. Sayre et Löwy considèrent même le romantisme comme étant « par essence une réaction contre le mode de vie en société capitaliste ». Leur thèse est que, le capitalisme n’ayant pas disparu, le romantisme, qui lui est « coextensif », perdure lui aussi, comme un courant clandestin de notre vie culturelle ; un courant qu’il pourrait être plus utile que jamais d’identifier, à une époque où l’on voit s’amorcer la mise à nu du capitalisme comme idéologie parmi d’autres. Partant d’objets d’étude très différents, ces deux livres invitent à prendre conscience des relais que trouve le système dans les dispositions mentales dont nous avons hérité, afin de pouvoir enfin s’en déprendre, le démystifier, et recommencer à exercer notre « liberté d’instituer ».

Ce sont deux livres qui, a priori, n’ont rien à voir l’un avec l’autre, et qui disent pourtant, quoique par des biais très différents, la même chose. Le premier, Révolte et mélancolie - Le romantisme à contre-courant de la modernité, signé par deux sociologues, Michaël Löwy et Robert Sayre, et publié en 1992, formule l’hypothèse que le romantisme serait, dans son essence même, anticapitaliste ; les auteurs situent ses premières manifestations au milieu du XVIIIe siècle, « lorsque la grande industrie commence à prendre son essor et que le marché se dégage de l’emprise sociale ». Ainsi, selon eux, puisque le capitalisme perdure, le romantisme perdurerait lui aussi, comme un courant idéologique clandestin de notre vie culturelle, que l’on aurait tout intérêt à identifier et à assumer pour le renforcer - puisque, affirment-ils, « l’utopie sera romantique ou ne sera pas ».

Le second, Chine trois fois muette, est un court essai du sinologue Jean-François Billeter, paru en 2000. Il retrace le long processus qui s’est déroulé sur le continent européen depuis la Renaissance, et qui aboutit, au moment de la Révolution industrielle, à une interversion de l’économique et du social : l’économique, qui jusque-là lui avait toujours été subordonné, « se soumet le social et lui dicte sa loi ». C’est l’analyse de Karl Polanyi - à qui Sayre et Löwy se réfèrent également - dans La grande transformation : « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, écrit Polanyi, l’économique, sous la forme du marché autorégulateur, devient autonome et dominateur par rapport à l’ensemble des institutions sociales ; en même temps, au niveau de la psychologie sociale, un parmi les multiples mobiles d’action dans les sociétés antérieures (coutume, droit, magie, religion, etc.) acquiert la primauté : celui du gain. » La société devient tout entière « un appendice du système économique ». Comme le résument Sayre et Löwy, « ce qui était auparavant un moyen devient une fin en soi ; ce qui était une fin devient un simple moyen ».

 

Suite de l'article de Mona Chollet: http://www.peripheries.net/article52.html

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