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Rouge et Blanc, ou le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Le seul charme de la beauté... (Saint-Évremond)

22 Juin 2016 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles

Hortense Mancini par Godfrey Kneller

Hortense Mancini par Godfrey Kneller

LETTRE À MADAME LA DUCHESSE MAZARIN [1].
(1676.)


J’ai entrepris de vous donner un conseil, Madame, quoique les femmes n’aiment pas à en recevoir. Mais il n’importe, je suis trop dans l’intérêt de votre beauté, pour ne vous avertir pas du tort que vous lui ferez, s’il vous arrive de vous parer à la naissance de la Reine. Laissez les ornements pour les autres : les ornements sont des beautés étrangères qui leur tiennent lieu de naturelles, et nous leur sommes obligés de donner à nos yeux quelque chose de plus agréable que leurs personnes. Nous ne vous aurions pas la même obligation, Madame, si vous en usiez comme elles. Chaque ornement qu’on vous donne cache une beauté, chaque ornement qu’on vous ôte vous rend une grâce ; et vous n’êtes jamais si bien que lorsque l’on ne voit en vous que vous-même.

La plupart des Dames se perdent avantageusement sous leur parure. Il y en a qu’on trouve fort bien avec leurs perles, qu’on trouveroit fort mal avec leurs cols. Le plus beau collier du monde feroit un méchant effet sur le vôtre. Il en arriveroit quelque changement en votre personne ; et tout changement qui se fait dans une chose parfaite, ne lui sauroit être avantageux. Que ceux qui retiennent vos pierreries servent bien votre beauté ! Je suis plus votre serviteur qu’homme du monde ; mais tout votre serviteur que je suis, je trouve des jours à excuser M. Colbert et M. de Metz[2]. Si vous étiez dans la condition où vous devriez être, on ne démêleroit pas si aisément les avantages de votre mérite d’avec ceux de votre fortune. Ces Messieurs nous en ôtent l’embarras : grâce au soin qu’ils ont de bien séparer ces deux choses, nous voyons nettement que vous n’avez obligation qu’à vous-même de tous les sentiments qu’on a pour vous. Laissez, laissez ruiner les autres en pierreries et en habits, la nature a fait pour vous toutes les dépenses. Vous seriez une ingrate, et nous aurions méchant goût, si nous n’étions également contents des libéralités qu’elle vous a faites.

Je voudrois bien vous voir faire, à la naissance de la Reine, ce que fit autrefois Bussi d’Amboise[3] à un tournois. Ayant su que tous les grands seigneurs de la Cour devoient faire des dépenses extraordinaires pour leurs équipages et pour leurs habits, il habilla ses gens comme des seigneurs, et marcha vêtu fort simplement, au milieu de ce train si magnifique. La nature fit valoir tellement ses avantages en la personne de Bussi, que Bussi fut pris seul pour un grand seigneur ; et tous les seigneurs qui s’étoient fiés à la magnificence, ne passèrent que pour des valets. Réglez-vous, Madame, sur l’exemple de Bussi ; faites habiller Fanchon et Grenier[4] en duchesses, et marchez vêtue comme une simple demoiselle, avec le seul charme de votre beauté. Toutes les dames seront prises pour des Fanchons, et la simplicité de votre habit n’empêchera pas que vous ne soyez au-dessus de toutes les reines.

Je n’aime pas à faire des contes ; et une vanité, peut-être assez mal fondée, me fait préférer l’expression de ce que j’imagine au récit de ce que j’ai vu. Le métier de conteur est une puérilité dans les jeunes gens, et une foiblesse dans les vieillards. Quand l’esprit n’a pas encore acquis sa force, ou qu’il commence à la perdre, il aime à dire ce qui ne coûte rien à penser. Je renonce au plaisir que me donne mon imagination, pour vous conter une petite aventure que j’ai vu arriver à la Haye.

Dans le temps que je demeurois à la Haye, il prit envie un jour à M. le comte de Guiche[5] et à M. de la Vallière[6] de se parer, pour attirer les yeux du peuple, et ils voulurent que la parure eût également de la magnificence et de l’invention. Le comte de Guiche se distingua par beaucoup de singularités. Il portoit une aigrette à son chapeau ; et une boucle de diamant qu’il eût souhaité plus gros, pour cette occasion, tenoit le chapeau retroussé. Il avoit au col du point de Venise, qui n’était ni cravate ni collet ; c’étoit une espèce de petite fraise qui pouvoit contenter l’inclination secrète qu’il avoit prise pour la Golille à Madrid. Après cela, vous eussiez attendu une roupille à l’Espagnole, et c’étoit une veste à la Hongroise. Ici, l’antiquité lui revint en tête, pour lui mettre aux jambes des brodequins : mais plus galant que les Romains, il y avoit fait écrire le nom de sa maîtresse, en lettres assez bien formées, dans une broderie de perles. Du chapeau jusqu’à la veste, la bizarria de l’Amirante avoit tout réglé : le comte de Serin régnoit à la veste, et l’idée de Scipion lui avoit fait prendre des brodequins. Pour la Vallière, il se mit le plus extraordinairement qu’il lui fut possible : mais il sentoit trop le François ; et pour dire la vérité, il ne put s’élever à la perfection de la bizarrerie.

Telle étoit la parure de nos Messieurs, quand ils entrèrent dans le Voohout, lieu destiné pour la promenade de la Haye. À peine y étoient-ils entrés, qu’on accourut de toutes parts pour les regarder ; et le monde, surpris de la nouveauté, ne savoit encore s’il la falloit admirer comme extraordinaire, ou s’en moquer comme d’une chose extravagante. Dans cette petite suspension, où l’on songeoit à se déterminer, M. de Louvigny[7] arriva. Il avoit un habit noir tout simple, et de beau linge faisoit sa parure : mais on lui voyoit la plus belle tête du monde, le plus agréable visage et le meilleur air. Sa modestie insinuoit le mérite de ses qualités : les femmes étoient touchées ; il plaisoit aux hommes. Disons la vérité, il touchoit tout. Sans vous, Madame, la question seroit décidée, et les avantages de votre sexe seroient perdus. Vous êtes la seule femme qui puissiez faire sur nous des impressions plus fortes. Après vous avoir dépeint ses charmes, vous n’aurez pas de peine à en deviner les effets. Tous les spectateurs furent aussi touchés, que M. le comte de Guiche et M. de la Vallière furent confondus. On se souvient encore à la Haye de l’avantage de M. de Louvigny et de la défaite de ces Messieurs. Si je n’étois pas en Angleterre, il m’en souviendroit plus qu’à personne ; mais vous ruinez tous objets et toutes idées ; vous déferiez cent Midleton et cent Louvigny : que reste-t-il dans l’un et dans l’autre sexe à vous opposer ?

NOTES DE L’ÉDITEUR

1.Il y avoit déjà une assez grande familiarité entre la duchesse et Saint-Évremond ; témoin la lettre au comte de Saint-Alban, de cette même année.
2.M. Colbert et M. de Metz avoient en garde les pierreries de Mme Mazarin, comme on l’a vu dans ses Mémoires.
3.Louis d’Amboise, seigneur de Bussi, marquis de Reinel, capitaine de 50 hommes d’armes du Roi, gouverneur et lieutenant général en Anjou, premier gentilhomme de la chambre du duc d’Alencon, se rendit illustre par son savoir, par son courage et par sa politesse. La reine Marguerite en parle avec éloge dans ses Mémoires, et comme d’une personne qui ne lui étoit pas indifférente : elle avoue même qu’on disoit hautement au roi Henri IV, son mari, qu’il la servoit. Bussi fut malheureusement assassiné dans son gouvernement d’Anjou, à l’âge d’environ vingt-huit ans. Le comte de Montsoreau ayant su qu’il voyoit sa femme, la força, le poignard sur la gorge, de lui écrire de se rendre incessamment auprès d’elle. Bussi vint ; et dès que le comte sut qu’il étoit dans la chambre de sa femme, il s’y jeta avec cinq ou six hommes armés. Bussi ne trouvant pas la partie égale, sauta par une fenêtre dans la cour : mais il s’y vit bientôt attaqué par d’autres personnes. Il se défendit longtemps avec une vigueur et une fermeté incroyables, et leur vendit chèrement sa vie. Brantôme n’a pas osé s’étendre sur la mort tragique de Bussi d’Amboise, en donnant l’abrégé de sa vie, dans ses Hommes illustres.
4. Deux suivantes de Mme Mazarin.
5. Armand du Grammont, mort sur la fin de l’année 1672.
6.Frère de la duchesse de la Vallière.

7. Antoine-Charles de Grammont, comte de Louvigny, ensuite duc de Grammont.

 

https://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_de_Saint-%C3%89vremond_%C3%A0_la_duchesse_Mazarin_(%C2%AB_J%E2%80%99ai_entrepris_de_vous_donner_un_conseil%E2%80%A6_%C2%BB)

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