Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le Fil d'Ariane d'un voyageur naturaliste

Histoire de l'Abbé de Cluny rapportée par Saint Louis (Joinville)

21 Février 2009 , Rédigé par Pierre-Olivier Combelles

" Et le Roi me conta qu’il y eut une grande dispute de clercs et de Juifs au moutier de Cluny. Là, il y avait un chevalier à qui l’Abbé avait donné le pain bénit pour Dieu. Le chevalier requit à l’Abbé qu’on lui laissât dire la première parole et on le lui octroya avec peine. Lors il se leva, s’appuya sur la croix de son épée et dit que l’on fit venir le plus grand clerc et le plus grand maître des Juifs. Ainsi firent-ils. Il fit une demande qui fut telle :
" - Maître, fit le chevalier, je vous demande si vous croyez que la Vierge Marie qui porta Dieu en ses flancs et en ses bras, enfanta vierge et qu’elle est mère de Dieu ?
" Et le Juif répondit que de tout cela il ne croyait rien. Le chevalier lui répondit que moult avait été fou, quand il ne croyait pas en elle, ni ne l’aimait, d’être entré dans son moutier et dans sa maison :
" - Et vraiment, fit le chevalier, vous me le paierez !
" Lors, il haussa sa potence, frappa le Juif à l’oreille et le jeta à terre. Les Juifs tournèrent en fuite et emportèrent leur maître tout blessé. Ainsi demeura la dispute.
" Lors vint l’Abbé au chevalier et lui dit qu’il avait fait grande folie. Le chevalier dit que lui, Abbé, avait fait plus grande folie encore d’assembler telle dispute. Car, à l’homme laïc, quand il entend médire de la foi chrétienne, il ne doit défendre la foi chrétienne si ce n’est par l’épée, de laquelle il doit donner parmi le ventre dedans, tant comme elle y peut entrer. "
Cette histoire du chevalier de Cluny est donc racontée par le roi Saint Louis lui-même. Elle est même montée par lui en épingle et il lui donne une conclusion tout à fait universelle. Elle est très importante et Saint Louis la veut exemplaire. Nous pouvons y aller. Saint Louis est canonisé en bonne et due forme.
Trois siècles plus tard, la même histoire advint à un jeune Espagnol, Ignace de Loyola. Sur la route, il rencontra un Maure qui lui dit grand mal de la Sainte Vierge. Ignace hésita à tirer l’épée et finalement le laissa aller. On peut dire que ce jour-là le bouillant hidalgo était peut-être en route pour devenir saint Ignace de Loyola. Mais il avait absolument cessé d’être un chevalier. Il n’y a plus de chevaliers. Cela manque. Et s’il s’en devait lever un jour parmi de jeunes chrétiens, c’est plutôt auprès de Saint Louis que de Saint Ignace qu’ils devraient chercher leur règle de vivre et d’agir.
Ainsi donc, d’après Saint Louis, aux clercs appartiennent le dialogue et le débat pour définir et établir les raisons. Ces fonctions de dialogue et de débat pourraient même limiter et définir l’état de cléricature, et, débordant le sens purement sacral du moyen-âge, recouvrir l’état de philosophe et de tous ceux qui ont mission de parler et d’enseigner les vérités les plus humaines. Dispensés sont-ils d’utiliser d’autres armes que celles de leur sagesse.
Aux laïcs, -et dans la pensée de Saint Louis il s’agit évidemment des seuls chevaliers- appartiennent la force et l’efficacité justicières, qui affirment à leur manière les mêmes raisons. L’équilibre social de la chrétienté était composé de ces deux fonctions indispensables, nécessaires l’une à l’autre et complémentaires : le dialogue et l’efficacité justicière.
La disparition des chevaliers a nécessairement entraîné celle de la chrétienté, aussi sûrement que l’eût fait la disparition des théologiens qui ont pour mission d’assurer la mission du christianisme dans la culture. On peut retourner la chose comme on voudra. Tant qu’il n’y aura pas de nouveau des chevaliers à la main de fer et selon le cœur de Saint Louis toute construction de chrétienté ne sera que château en Espagne.
 
R.P. Bruckberger. Joinville. In : Tableau de la littérature française, tome 1. Gallimard, 1962.
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :